Léonore

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— J’aurais dû insister pour aller voir la CPE, c’est grave ce qui vient de se passer quand même.

— Nan, laisse la tranquille, ça s’trouve ça risque d’empirer la situation.

J’allais protester, mais un âne bâté me dérobe ma casquette.

— Edmond ! m’exclamé-je en ravalant mon sourire.

Le sien s’étire largement d’une oreille à l’autre tel un ingénu béat. Je m’étonne toujours autant après un mois de le voir si ravi de me retrouver. Non pas si ravi, si sincèrement ravi. Il est vraiment transparent. Mon grand vaurien.

Je range ma timidité au placard et pose une bise sur ses lèvres, mais il m’emprisonne dans ses bras. Je m’attends à ce qu’il se jette sur moi comme le froid sur la chair, mais au lieu de ça, il me contemple. C’est presque trop long et je me prends à le supplier intérieurement de m’embrasser. Ce qu’il finit par faire. Encore, je suis surprise par la douceur. Il pince ma lèvre la lèche tranquillement, ce n’est pas souvent qu’il se lâche comme ça. J’aime bien. Je me demande pourquoi il ne le fait pas plus souvent, alors que je sais pertinemment qu’il peut passe son temps à lécher la glotte de sa copine du moment. J’en viens à me demander s’il ne me protègerait pas, ou me préserverait, ou une autre connerie comme ça. Je vais lui en toucher deux mots, je ne suis pas une prude ! Juste, timide…

Maintenant que je sors avec le grand vaurien, Ludo traine souvent avec nous. J’aime bien ce type. Vulgaire et avec un sens de l’humour parfois discutable, il se passionne pour les plantes, et je m’amuse à l’écouter nous faire des exposés entiers sur les orchidées ou les abeilles. Il ne sait pas encore s’il veut faire l’ENA pour sauver tout ça ou biologiste pour les étudier.

Quoi qu’il en soit, ce midi, lui et Hiro nous titillent sur notre libertinage insensé et ça m’agace. Je n’ai pas à m’expliquer. Je ne sais pas moi-même tous les tenants et aboutissants que cela implique, simplement que la situation me plait bien comme elle est.

Le weekend dernier, Ed et moi nous sommes retrouvés au skateparc. Enfin, il est surtout venu comme un toutou bien dressé. Il m’a expliqué qu’il n’était pas du genre à sortir, il a peur de s’oxyder à l’air libre, m’a-t-il dit, cet âne. Mais il s’est vite pris au jeu. Je lui ai montré les rudiments du skateboard et après une chute sur au moins chaque partie de son corps il a réussi à arpenter la zone d’un bout à l’autre, faisant même demi-tour au bout. Puis il m’a rendu ma planche, m’a demandé de l’éblouir. J’ai pincé les lèvres avec un air mesquin et me suis élancée sur la rampe.

— Allez v’nez faut retourner en cours, on va être en retard !

Ludo, notre petite voix sérieuse, me tire de mes pensées et je me rends compte que le grand vaurien me fixe sans ciller. Je rougis malgré moi, attrape mon sac avec un peu trop de précipitation pour paraitre sereine et ouvre la marche.

Je claque la porte de la maison, jette mon sac dans le salon.

— M’man ! J’suis rentrée !

Un œil dans le garage, la moto n’est pas là, elle est pas rentrée. Je check mon tel, pas de message. Curieux. Dans le doute, je vais préparer à manger pour nous deux, je ne sais plus si elle est de garde au cabinet ce soir.

21 h, je me décide à manger. Ça ne m’inquiète pas trop, mam est un oiseau libre et m’a très tôt laissé autonome. Néanmoins, j’aurais bien aimé lui parler de la nana du CDI ce matin. Quelque chose m’a interpelé dans sa posture quand l’autre débile l’a menacée. Il y avait quelque chose d’instinctif dans son bras qui s’est légèrement levé devant elle, le visage qui s’est tourné, une habitude de protection ancrée trop profondément en elle. Elle est battue. Plus je me refais la scène, plus j’en suis sure !

Ça, c’est à cause de mam que je remarque ce genre de chose. Elle m’a trop de fois raconté des histoires d’enfants battus, des histoires de signalement qu’elle a dû faire au sein de famille pourtant archétype de monsieur et madame tout le monde.

— Et elle dort dans le parc… je murmure.

L’ampleur de la chose me frappe et aussitôt j’espère me tromper. Il faut que je lui parle ! Je ne peux décidément pas la laisser comme ça !

Le festival de BD passe avec un gout pressé. Je n’ai pas tout à fait la tête à apprécier le travail de mes mangakas préférés et mam semble préoccupée elle aussi.

— Ça va pas ? lui demandè-je au resto le samedi soir.

— Mmh ?

— T’as pas l’air trop là.

— Nan tu as raison, je suis désolée ma puce. J’ai un papinou qui ne va pas bien du tout et j’ai du mal à m’en détacher. Je suis désolée, je sais que tu adores ce festival !

— T’inquiète ! On l’a déjà fait tellement de fois, on peut rentrer plus tôt s’tuv’.

— Non ! Quand même !

Elle me pointe sévèrement de son couteau puis se met à rire. Ça, c’est quand elle culpabilise de pas passer assez de temps avec moi.

Finalement, le dimanche est assez silencieux et les expos ne nous intéressent pas des masses. On aurait peut-être mieux fait de rentrer plus tôt. Le soir, je m’écroule comme une pierre sur mon lit, épuisée de toute cette route et dors d’une traite jusqu’au matin.

Quand mon réveil sonne, je me redresse en sursaut. Lundi ! La nana du CDI ! Je saute dans mes fringues, ayant troqué le short pour le jean, m’enfouis dans un pull douillet et descends au p’tit dej. Mam est déjà partie.

En scrollant mon fils d’actu, je manque de m’étouffer sur une céréale. Au même moment, la porte sonne. Le grand vaurien.

— C’est quoi ça !

Il prend mon téléphone et regarde l’écran de plus près. Son visage passe par toute les couleurs pour se décider sur le blème.

— Je… euh…

— « Trop bonne cette nuit avec toi mon poisson insaisissable, cœur, cœur » ?!

— Oui, euh, j’ai passé la soirée avec Pauline…

— Tu peux dire que t’as couché avec elle, le coupè-je.

— Oui… mais je croyais que…

— C’est pas ça le problème Edmond.

À son nom, il devient presque translucide. Je ne l’appelle jamais comme ça.

— Le problème est que cette raclure de chiottes est persuadée qu’elle t’a volé à moi ! Ça publi’ est tournée expressément pour m’emmerder. « Poisson insaisissable », comme pour me dire « tu croyais le garder, bouffonne ? »

— Je comprends pas très bien si t’es énervée ou pas, ou après qui… ?

Je me radoucis, rirais presque devant son air penaud. C’est vrai que ce n’est pas franchement très clair.

— Tu lui as fait croire que tu me trompais, et je suis vexée. Et je suis énervée contre ce sac à purin qui, on dirait, a voulu coucher avec toi juste pour me blesser !

— Tu crois ?

— Sure. Tu sais, c’est pas un secret, tu peux dire que tu peux coucher comme tu l’entends.

— Si j’avais imaginé qu’on arriverait à une telle situation, je l’aurais crié sur les toits !

Je souris, et, ne cessant de m’étonner moi-même, viens poser ma tête contre son torse. Bras ballant, je me laisse enlacer par sa chaleur et ferme les yeux. Son corps commence à m’être familier et j’ai peur de me rendre compte que je tiens vraiment à lui maintenant. Et puis, il m’est revenu. Pauline est grave canon, mais c’est moi qu’il enlace ce matin. Mes chevilles enorgueillies enflent et je me dis que le libertinage est une caresse à l’égo !

On reste un moment l’un contre l’autre, puis il attrape ma casquette et m’entraine à sa suite.

Hiroko est claquée et dors presque en classe, tandis que moi j’ai l’esprit totalement ailleurs attendant avec impatience l’heure du repas. Je suis sure de la trouvée au CDI !

— J’ai un truc à régler, je vous rejoins au self !

Hiro lève un sourcil inquisiteur, mais je ne prends pas le temps de lui en expliquer plus.

Elle est là.

Son sac toujours déchiré à ses pieds, un vieux sweat noir trop grand rongé par l’usure, et sa joue. Bleue. Ses longues mèches noires sont habilement arrangées pour la cacher, mais ce n’est pas suffisant à qui sait regarder.

Je fais un pas en avant, m’arrête. Je lui dis quoi ? Je n’y ai même pas réfléchi. Ce n’est pas comme si j’étais en train de débarquer pour lui demander si elle ne voulait pas ne jamais rentrer chez elle pour ne plus se faire taper…

— Salut.

Si elle semblait paisible, plongée dans son livre, son sursaut traduit sa tension réelle.

— Léonore.

— Tu as retenu mon nom, dis-je en souriant.

Elle ne prend pas la peine de répondre, sourit simplement. Son regard énigmatique me questionne et soudain je me retrouve sans mots. Un gris triste et lointain, usé, presque.

— Tu viens manger avec nous ? Je m’entends prononcer.

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