Edmond
La tête tout à fait ailleurs, je marche lentement vers la maison de ma Léo. J’ai tant à penser et re penser, à vivre et revivre. Ce weekend était un cadeau de cupidon, une ode à l’amour, la perfection incarnée. Je suis heureux et ne sais plus quoi faire du bonheur qui pétille dans ma tête sans s’arrêter. J’ai relâché un diable, un diable assoiffé de chair et de plaisir. Peut-être même qu’elle aimera faire l’amour plus que moi. Pourtant je suis certain que ce matin je vais retrouver la Léo timide et avarde en tendresse que je connais. Une sorte de diablotin double face. Je ris tout seul et me réjouis de cette découverte. C’est excitant. Ça y est, je suis frustré. Sa peau me manque déjà, ses courbes, son velouté, son odeur. Ce weekend a un gout de trop peu.
J’arrive devant chez elle et triture mon pantalon qui me moule un peu trop. J’étais prêt à sonner quand la porte s’ouvre sur Olivia. Plus de surprise là pour elle que pour moi.
— Salut Liv ! Tu vas bien ?
— Euh, bonjour Edmond. Oui ça va et toi ?
— Nickel ! Léo on va être à la bourre !
— Eh tu veux tes affaires ou pas ? me crie-t-elle du couloir.
— Laisse, je les prendrais ce soir au retour.
Voilà que ma banane apparait dans l’encadrure, coiffée de son éternel bonnet vert. Elle se tient, toute fière, à la hauteur d’Olivia qui fait presque une tête de plus qu’elle. Ma Léo est vraiment petite.
— Tu as une allure de lutin irlandais. Qu’en penses-tu Liv ?
Olivia soupèse ma remarque et propose qu’elle porte ses affaires de classe dans un chaudron plein d’or. Heureusement qu’elle n’en a pas, elle se serait certainement fait un malin plaisir de coller à l’image. Quitte à s’emmerder toute la journée avec un chaudron.
Ce matin, je m’étonne que nous n’accompagnions pas Olivia à sa classe. M’inquiète un peu aussi. Je ne suis pas certain que le coup de gueule de Léo que change si radicalement les choses.
— On verra.
— Tu nous rejoins à la récré, hein ? insistè-je.
— Promis.
Avant de se séparer, il y a un échange de regard entre Olivia et Léo qui continue à titiller ma curiosité. Je ne saurais tout à fait mettre le doigt dessus, mais il y a quelque chose qui me plait.
En classe, je m’assois à côté de Léo. J’ai proposé à Hiroko que nous tournions un peu, sinon je me retrouvais toujours tout seul. Enfin, les autres filles se battent bien pour la place à côté de moi, mais j’avoue que je les vois un peu comme des goélands se battant pour une fritte. Est-ce que je ne serais pas en train de m’en désintéresser ? Je veux dire, des filles ? Mes yeux font un tour de classe et reviennent à ma banane, sans que mes idées s’en soient éloignées une seconde. Fascinant. Cela étant dit, les lycéennes ne m’ont pas non plus attirée comme un moustique à la lumière. Ce n’est pas très amusant des premières fois à répétition. Le meilleur âge est trente ans. L’expérience et la folie de l’indépendance naissante. En parlant de folie. Je profite d’un moment d’inattention de la prof de français pour soumettre l’idée génialissime qui m’est venue la veille au soir.
— Tu fais quoi pendant les vacances de la Toussaint ?
— Rien, chuchote Léo. Maman préfère poser ses vacs’ en février.
— Qu’est-ce que tu dis de se retrouver tous les six dans mon chalet familial quelques jours ?
— Monsieur De Valérien ! Que pouvez-vous nous dire du poème que votre camarade vient de lire ?
Léo ricane.
— Euh… Pas grand-chose, madame. Les alexandrins me font toujours un nœud au cerveau.
J’affiche le sourire le plus contrit que je connaisse ce qui n’empêche pas la prof de soupirer de tous ses poumons. Il faudra donc attendre la récré et me voilà trépignant comme un asticot pour l’heure restante. LA famille de ma mère possède un chalet en pleine forêt qui, s’il n’est pas occupé, peut largement nous accueillir tous les six. Jacuzzi, sauna, home cinéma, mais aussi une base de loisir accessible en quatre coups de pédale où nous pourrions faire de l’escale, du canoë, de l’accrobranche et plein d’autres trucs si le temps le permet. Le mieux dans tout ça ? Six ados sans parents.
Olivia nous rejoint bien à la pause et son sourire discret sous-entend que son premier cours s’est bien passé. Aussi bien Léo que moi nous détendons et espérons que le reste de la journée continue ainsi. Une fois que Raphaëlle et Lulu nous ont rejoints, j’expose mon plan et récolte l’enthousiasme espéré. Le hasard de mon côté, tout le monde est libre la deuxième semaine de vacances.
— Tu ne rentres pas au Japon ? s’étonne Léo.
— Si comme d’hab, mais là, mes parents ont raccourci, ils ont des trucs à faire donc je serais rentré le dimanche soir.
— Ah vous tout seul vous faites un trou dans l’atmosphère, commente Lulu.
— Urusei ! Bakayarō !
Celui-là, je sais qu’il équivaut à un « tais-toi imbécile », Hiro l’utilise beaucoup trop souvent.
Ludo s’incline à la manière d’une femme japonaise, ce qui ne fait qu’aggraver les invectives d’Hiroko. J’entends même passer un konoyarō qui est nettement plus vulgaire dans sa langue. J’ignore leurs chamailleries et me tourne vers Olivia qui est la seule à ne pas avoir répondu.
— Et toi Liv ?
— Euh, je suis libre, mais je sais pas si je peux venir.
— T’inquiète, tout est aux frais de la princesse, c’est De Val qui paie ! intervint Ludo.
Bien joué mon Lulu, je n’avais pas pensé à ça. Lui non plus n’as pas les moyens de se payer ce genre de virée et j’apprécie la manière dont il rassure Olivia. Elle jette néanmoins un coup d’œil interrogateur à Léo qui acquiesce avec beaucoup trop d’ironie dans son regard. Il est évident que je vais devoir payer pour tout le monde afin de ne pas mettre Ludovic et Olivia mal à l’aise.
— C’est un peu gênant… insiste-t-elle.
— Si tu te sens redevable, ne le sois pas, dis-je. Ça ne sert à rien d’avoir des tunes si je ne peux pas en faire profiter mes amis.
Elle hésite encore et je vois que nous sommes tous pendus à ses lèvres. Ça me dérangerait qu’on parte sans elle. J’aurais l’impression de la traiter comme une chaussette que je jette parce que je ne trouve pas sa paire.
— OK !
— Yes ! nous exclamons-nous bruyamment.
Ludo lui tend le poing tandis que Raphaëlle passe un bras autour de ses épaules, mais je vois que ma Léo garde ses distances. Curieux, curieux.
— Merci Edmond. C’est vraiment généreux de ta part.
— Avec plaisir Liv.
Je passe le reste de la semaine à organiser notre petite virée. Notamment le transport et la préparation de la maison. Les cinq autres zouaves ont tous eu l’accord de leurs parents – ouf – et j’ai eu l’accord des miens pour le prêt du chalet à la condition de le rendre exactement dans l’état dans lequel je le trouve. Je me suis gentiment moqué en disant qu’on ne serait que deux garçons et qu’à nous deux nous n’arriverions pas à le salir autant.
— Deux garçons pour quatre filles ? Ça promet…
— Maman !
— Ne me fais pas croire que je te choque. Je connais ta réputation, Edmond.
Je me compose le visage le plus outré que je puisse ce qui fait rire ma mère. Il est très rare qu’elle prenne le temps de s’assoir avec moi au salon et j’attends toujours ces moments avec une impatience qui m’agace. Ma mère est assez habile pour rattraper le temps perdu et me faire oublier son absence. Elle s’intéresse à tous les aspects de ma vie, posant des questions précises, marque d’une avocate d’expérience. Je ne m’attends pas à une effusion de tendresse, attention. J’ai toujours soupçonné ma mère d’avoir des traits autistiques, notamment concernant le toucher. Notre relation est purement intellectuelle, mais sa tendresse se trouve dans sa mémoire. Elle fera toujours l’effort de se souvenir du moindre détail au sujet de mes amis.
— Quoi qu’il en soit, prenez vos précautions. Je ne veux pas une ado enceinte sur ma pile de dossiers.
— Maman !
— Tu te répètes mon fils.
Elle n’a pas tort. Je toucherais deux mots à Lulu au sujet de Raphaëlle. Je ne suis pas certain qu’il se soit soucié d’une quelconque contraception.
Les derniers jours de classe passent à une allure folle. Nous croulions sous les contrôles et utilisions les quelques heures de perm pour des révisions de dernières minutes. J’ai d’ailleurs surpris Léo par mon sérieux. Le stresse fut relâché vendredi quand on s’est dit au revoir à grande accolade, la promesse de notre virée tous les six la semaine suivante. Excités comme des puces, nous aurions presque souhaité que la première semaine de vacances passe en un clin d’œil. Presque. Sinon je n’aurais pas eu l’occasion de passer autant de temps avec ma Léo. Une vraie semaine de farniente. La météo proche de l’apocalyptique, il a fallu oublier les sorties skateparc, mais nous avions bien d’autres choses pour nous occuper. Si nous ne lisions pas des manga dans sa chambre, nous jouions chez moi. Léo s’est découvert une passion pour la réalité virtuelle et AWII. Je m’amusais de ses gesticulations tandis que je faisais le bandit sur GTA des heures entières. Et si nous ne faisons rien de tout ça, c’est que nos corps jouaient pour nous. Un diablotin double face. C’est bien ce que j’avais dit. Un démon insatiable qui aime la chaire plus que moi. Je ne croyais pas ça possible.
— Tu crois qu’elle va bien ?
— Liv ?
Elle ne pouvait parler que d’elle. Sa peau nue contre moi, j’écarte une mèche de son visage et pose un baiser sur ses lèvres. Je sentais la préoccupation de ma banane grimper au fil des jours et m’étonnais d’ailleurs qu’on ne l’invite pas. Son silence commence à me manquer.
— Pourquoi elle n’irait pas bien ?
— Je suis passée la chercher mardi matin, tu sais qu’elle a pas de tel, et je suis tombée sur le porc qui lui sert de beau père.
— À ce point ?
— Je te jure. Le cliché du buveur de bière bien crade. Elle a voulu sortir, mais il l’a chopée par le colbac et le lui a interdit, prétextant qu’elle était punie pour l’histoire de son sac déchiré. J’ai rien eu le temps de dire qu’il claquait déjà la porte.
— Tu crois qu’elle pourra venir la semaine pro ?
— Je sais pas… je devrais demander à maman d’appeler sa mère
— Sinon on la kidnappe !
Léo me repousse en soupirant bruyamment. J’allais continuer à l’embêter, mais me rends vite compte qu’elle ne rit pas du tout. Je caresse doucement le dos qu’elle me tourne.
— Désolé ma banane, je sais que toute cette histoire t’inquiète.
— J’ai peur de ce que ce porc lui fait.
— Il la bat ?
Léo ne me répond pas et je n’ai pas de mal à comprendre dans son silence qu’elle pense à bien pire. Je l’enlace et nous restons ainsi sans rien ajouter, nos deux esprits vagabondant vers Olivia. Son attitude craintive me revient. Par Loki…
Cette histoire me trotte dans la tête tout le weekend. J’ai honte. Je regarde ma salle de jeu et j’ai honte du pacha que je suis. Une idée me vient alors. Connaissant Liv, elle ne va pas vraiment apprécier, mais je m’en moque, elle en a besoin. Je fouille dans plusieurs tiroirs de mon bureau pour enfin trouver un vieux téléphone. « Vieux téléphone ». Il ne doit même pas avoir trois ans. Je retourne à mon ordi et souscris à un forfait que je décide rudimentaire. Olivia sera déjà assez gênée que je lui donne un smartphone, ce serait pire, je pense, s’il s’agissait d’un forfait toute option. Ne reste plus qu’à croiser les doigts pour qu’elle soit là lundi.
En me couchant le dimanche soir, je me demande tout de même si je ne devrais pas en parler à ma mère. Sa spécialité étant le droit familial, elle saurait forcément quoi faire. Je soupire bruyamment et décide d’attendre. De voir de quoi sera fait la semaine tous les six. Si j’arrive à ce qu’Olivia m’en parle, j’en toucherai deux mots à ma mère.
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