Léonore

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Je n’ai pas besoin de dire un mot, que maman lève les yeux de sa peinture. Me voir arriver en catimini est déjà assez suspicieux.

— Qu’est ce qui t’arrive ma crapule ?

— C’est Olivia. Est-ce que tu peux aller la chercher pour les vacances ?

Mam pose son pinceau et me scrute sans vraiment comprendre.

— Elle nous a dit que sa mère était ok pour la semaine pro, mais je suis allé la voir mardi et… j’ai peur que son père la séquestre.

Son visage change de suspicieux à inquiet. L’inquiétude du médecin.

— Comment ça la séquestre ?

— Il lui interdit de sortir sous prétexte qu’elle est punie, mais je connais Olivia, mam. Elle ne dirait pas un mot plus haut que l’autre. Je suis sure qu’il se venge de quelque chose.

Je lui détaille ce que j’ai vu, la violence du type et l’étonnement dans les yeux d’Olivia. Puis la peur.

— Maman, on peut pas la laisser une semaine de plus enfermée avec ce salaud. Il faut qu’elle puisse venir en vacances avec nous. Et si t’y vas, je suis sure qu’il dira rien.

— D’accord, d’accord. Calme-toi. On va aller chez elle et je vais essayer de discuter avec sa mère.

— Dis-lui que les billets sont déjà payés de toute façon.

— Je ne te garantis rien, d’accord ma puce ? Si sa mère dit non, je ne peux rien faire.

Je hoche la tête, saute dans la voiture et nous filons vers l’adresse d’Olivia. Maman me demande de rester dans la voiture. Je l’observe donc à travers la vitre monter les quelques marches et patienter après avoir sonné. Je trépigne comme un lion. La porte s’ouvre sur une grande femme effroyablement maigre, voutée sous un poids invisible. De longs cheveux noirs et, j’imagine, un regard bleu pâle comme celui d’Olivia. Je n’aurais pas imaginé que sa mère puisse elle aussi être dans un état si… pitoyable ? Je n’ai pas d’autres mots. Toutes les deux discutent un moment puis je vois mon Olivia sortir. Sa mère lui fait une bise accompagnée d’un sourire et ferme la porte. Je sors de la voiture et accueille son câlin avec autant de plaisir que de soulagement.

— Merci, me dit-elle simplement.

Je souris et la pousse dans la voiture, non sans remarquer le regard inquisiteur, un peu goguenard de ma mère que j’ignore parfaitement. Je n’ai pas encore discuté avec moi-même.


Nous avons passé une bonne partie du dimanche à lire et l’autre à faire notre valise. Disons plutôt que je me suis battue pour qu’elle accepte les affaires que je lui prêtais. Chose faite, impossible de s’endormir. C’est ainsi que nous luttons toutes les deux contre le sommeil dans le train, pendant que les quatre autres zouaves font le cirque.

— Alors j’ai réservé, un accrobranche, du kayak, une séance d’escalade et une sortie VTT !

— Ça va être tellement bien, mec !

— Et les courses ? je demande.

— J’ai prévu ce soir et demain matin et sinon, y a trois vélos et la supérette est à un quart d’heure.

— Et l’alcool… ?

— Sobriété, répond Hiroko.

— Bah voyons, dis-je

— Pas Liv, c’est sûr, mais Raphaëlle et moi je pense que ça passe. Le secret, c’est d’arriver sérieusement à la caisse, comme les adultes.

— Et si ça passe pas ? s’inquiète Lulu.

— J’ai d’autres solutions. Mais pour ce soir c’est tout vu.


Un taxi nous attend à la gare et en un peu moins d’une demi-heure nous dépose devant le chalet de mon grand vaurien. Nous descendons, bouche bée, et yeux écarquillés. Un chalet ? Ça ? Edmond tente de nous entrainer vers la porte d’entrée, mais nous restons coincés là à regarder l’immense maison d’architecte en bois tout en baies vitrées et terrasses, plantée seule au cœur de la forêt.

— Mec, je pense, je vais monter une tente dans le jardin. Je me sentirais mieux.

— Je te suis… souffle Raphaëlle.

— Allez arrêter ! Le dernier au jacuzzi n’a pas de dessert !

Il s’élance, mais la sauce ne prend pas. Nous avançons lentement, nez en l’air, dans l’allée pavée d’ardoises, encadrée de buissons qui monte à la maison. Nous arrivons dans un hall d’entrée fait d’un dallage de pierre claire, ouvrant en contre bas de quelques marches sur une immense pièce de vie. La baie vitrée montre une terrasse en bois surélevée donnant l’impression d’être suspendus dans les arbres. Et il y a en effet un jacouzzi sur la terrasse.

— Benvenido ! Mi casa e su casa !

Bras écartés, Edmond fait théâtralement un tour sur lui-même.

— Posez vos affaires, là, on les montera plus tard. Je vais allumer le jacuzzi. La salle de bain est sur votre gauche dans le couloir.

L’émerveillement nous laisse toujours autant cois et nous obéissons en silence, déballant nos sacs à la recherche des maillots.

Une fois changés, nous filons sur la terrasse, grelotant comme cinq poulets, et rejoignons Edmond qui se prélasse déjà dans l’eau.

— Nous voilà en Olympe, rejoint par quatre Aphrodite majestueuses et le pauvre hephaïstos.

— Mais quel baratineur, dis-je en le frappant.

Mes yeux se tournent vers Olivia qui hésite une seconde. Je remarque enfin sa maigreur et me fige. Jusqu’à présent, je ne l’avais vu que dans ses vêtements trop grands ou les miens qui, je n’y avais pas réfléchi, lui vont malgré notre différence de taille.

— Liv, viens entre Léo et moi. Les gens là-bas sont peu recommandables.

Elle sourit à la gerbe d’eau que lui envoient Hiroko et Raphaëlle, puis se décide à enjamber le rebord du bassin pour se glisser entre nous. J’aime mon grand vaurien.

Les jets massants et l’eau brulante nous gardent silencieux un bon moment. Les yeux mi-clos, je vois que nous sommes tous au même niveau d’extase. Puis une bataille de pieds commence. Il faut dire qu’à six, le jacuzzi commence à être exigu. Coup de pied et bataille d’eau puis éclats de rire essoufflés, nous nous radossons tranquillement comme des saumons cuits vapeur.

— On est quand même vachement bien là non ? soupire mon vaurien.

— On se croirait avec notre propre harem.

— Pardon ?

Je me redresse et fusille Ludovic du regard. Au moins autant que Rachelle et Raphaëlle.

— Je veux dire, c’est un peu un rêve de garçon.

— Mon Lulu tu t’enfonces. Désolé les filles, il n’est pas toujours aussi délicat que ses orchidées.

On grommèle toutes les trois, mais en soi, je comprends ce qu’il veut dire et suis plutôt d’accord. On aurait cinq ans de plus, je suis certaine que ça pourrait déraper plus chaudement.

— Je vais aux toilettes.

Je regarde Olivia se lever avec une pointe d’inquiétude et agrippe le bout de ses doigts. Son sourire gêné ne me rassure pas, mais je ne la retiens pas plus. Je comprends que tout ça puisse être trop.

— Bon je le dis ou pas ?

Hiro nous fixe tous les quatre un air entre le ragot et préoccupation.

— Elle a que la peau sur les os.

— Merci Hiro, mais elle n’a pas besoin qu’on parle sur son dos.

— Je ne dis pas ça pour ça, plutôt qu’il se passe quelque chose ! Vous avez vu les bleus sur ses cuisses et ses hanches ?

— Des doigts… soupirs Raphaëlle.

Je vois au regard d’Edmond se baisser qu’il pensait à la même chose qu’elle et moi. Une enfant de Med G, de pédiatre et d’avocate familiale sont dans un jacuzzi, un enfant maltraité entre dans l’eau, que se passe-t-il ?

— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Ludo.

— Rien du tout, dis-je. Du moins pas cette semaine. On s’amuse, on fait tout normalement. Olivia détesterait qu’on la prenne en pitié et la traite différemment. Tant qu’elle ne parlera pas, on ne dit rien.

— Tu crois ? s’étonne Hiro.

— Oui, Léo a raison, lui répond Raphaëlle. A cet âge-là, la clé c’est le témoignage de l’ado et… ben c’est une ado quoi. Muette comme une tombe.

— Les pires, dis-je en ricanant.

Mam m’a tellement souvent parlé de ces consultations-là. Pour n’importe quel sujet, l’ado est toujours infernal avec « sa nonchalance boudeuse » comme elle dit.

— Continuez sans moi, je vais voir si elle va bien quand même.

Je sors de l’eau et court à l’intérieur enfiler un peignoir. Le temps automnal à son apogée. Un vent froid et une brume naissante. J’arpente le rez-de-chaussée pour trouver Olivia appuyée sur la rambarde d’une autre terrasse. La vue est magnifique. On peut voir en contre bas d’un décroché rocheux la forêt s’étirer sur plusieurs centaines de mètres, avant de s’éclaircir sur un lac immense. Je vois même quelques voiles y naviguer à bonne vitesse.

L’admiration passée, je m’approche d’Olivia et remarque qu’elle pleure. Sans me poser de question, je la prends dans mes bras. Elle se blottit volontiers contre moi, le visage enfoui dans mon cou. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il s’est passé quelque chose. Elle est certes craintive et discrète, mais ça ne lui ôte pas son sourire. Pleurer, ce n’est pas elle.

— Promets-moi quelque chose Olivia.

Elle ne bouge pas, je reprends :

— Promets-moi de ne pas te retenir de me parler sous prétexte que tu as peur de me déranger. Même si c’est à quatre heures du matin parce que tu n’arrives pas à dormir, je t’écouterais toujours.

Elle garde le silence un moment puis finit par accepter. Je la serre un peu plus fort et comprends qu’il n’est plus nécessaire de discuter avec moi-même, mais avec Edmond. La chaleur que j’éprouve à la tenir contre moi, je la connais.


Il commence à pleuvoir et nous sommes obligées de rentrer. Raphaëlle et Hiro sont déjà changées et affalées sur l’énorme canapé en U qui fait face à une télé au moins aussi immense. Elles défilent les propositions Netflix, s’enthousiasment pour Pitch-Perfect. Ça me botte bien aussi. Les gars finissent par nous rejoindre et acceptent le film-les trois corrigeons Hiro et moi – sans vraiment rechigner. Ludo va même jusqu’à prétendre qu’il aime les comédies musicales.

Jog, chaussettes, pulls, plaids, nous voilà tous squeezés sur le canapé, Raphaëlle et les mois entre les jambes de nos zamoureux, Hiro et Olivia entre nous. Les chansons rythment mes pensées qui vont d’Edmond à Olivia. Je regrette de ne pas pouvoir en toucher deux mots à ma mère. Ai-je tout compris du libertinage ? Je n’ai aucun doute sur le fait d’aimer Edmond et me trouver dans ses bras me le confirme. Son odeur, sa chaleur. Ses doigts baladeurs. Il m’amuse et m’excite, et j’aime sa joie à la fois fine et naïve. Mais je suis, sans la moindre hésitation, aussi amoureuse d’Olivia. Sa présence m’est un peu plus vitale chaque jour qui passe. L’apaisement qu’elle me procure. La douceur de son regard silencieux. Son sourire qui disparait aussi vite qu’il apparait quand elle lève les yeux de son livre. Sa vivacité d’esprit et le plaisir qu’elle a à partager ses lectures. Si je compare à Hiroko, je sais que je n’ai pas toute cette passion qui m’envahit en pensant à elle. On se marre bien, on a plein de choses en commun, mais il ne me viendrait jamais à l’esprit de manquer sa peau et son odeur. Je me retiens de rire. Non. Je n’ai jamais vu Hiro comme ça.

Le film se termine et tandis que les uns font une pause pipi, que les autres préparent chips et boissons, j’aide Edmond à couper les légumes pour les fajitas.

— Tu as l’air ailleurs, dit-il.

— C’est bien ma veine d’avoir un mec attentif.

— N’est-ce pas ? Quel drame…

Je le pousse gentiment et continue de couper le poivron.

— Tu aimes les femmes avec qui tu couches ?

Il répond sans même s’étonner de ma question. Je crois qu’il a pris l’habitude qu’elles sortent de nulle part.

— Il faut bien, sinon je ne serais pas un bon amant.

— Mais est ce que tu pourrais les aimer de manière régulière ?

— Tu veux dire comme je t’aime toi ?

— Oui.

Il ne répond pas dans l’instant et c’est ce que j’apprécie. Il n’y aura pas de mensonge dans sa réponse.

— C’est difficile de répondre parce que ce n’est pas le cas, mais j’imagine qu’on peut aimer plusieurs personnes à la fois ? Les parents aiment bien tous leurs enfants.

C’est à peu près ce que m’avait dit maman. On aime bien plusieurs partenaires dans une vie, pourquoi pas tous en même temps ?

— Je te choque ?

— Non, dis-je. Merci !

Je saute pour lui faire une bise sur la joue et termine de couper l’avocat.

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