• La famille Igdrasil 1/2 •
L’elfe releva la mèche sombre qui gênait sa vue et se remit en position. Son adversaire, bien que plus petite que lui d’au moins une tête, pouvait se faufiler n’importe où avec beaucoup d’agilité, et il lui fallait donc être bien équilibré pour parer à toute ruse de sa part. Heureusement, ce n’était pas son premier combat, et les nombreuses heures d’entraînements lui conféraient une plus grande force physique, qui palliait son manque de souplesse. D’un geste maîtrisé, il s’élança en avant, poing tendu vers l’autre combattante. Lorsque celle-ci aperçut une ouverture dans la défense du sylvestre, elle n’attendit pas pour foncer et frapper en plein milieu de l’abdomen du garçon. Enfin, elle essaya. Le jeune homme avait prévu le coup et s’esquiva, déséquilibrant ainsi son ennemie, qui se retrouva le nez dans la poussière. Elle voulut se relever pour repartir dans la bataille, mais l’elfe lui était tombé dessus et appuyait de tout son poids sur elle, ce qui l’empêchait de faire le moindre mouvement. La jeune fille se déhancha avec fureur, mais dût se rendre à l’évidence : elle était coincée. Mais aussi petite fût-elle, elle n’avait pas dit son dernier mot. Alors que son adversaire ricanait de son nouveau triomphe, elle s’immobilisa, les yeux clos, et détendit tous ses muscles.
― Astal ! s’indigna-t-il. C’est de la triche d’utiliser tes dons pour m’échapper !
La demi-elfe, qui s’était liquéfiée pour s’extirper de l’étreinte étouffante de l’elfe, se rematérialisa à côté en rigolant.
― A la guerre comme à la guerre, claironna-t-elle. Tu devrais savoir qu’il n’y a aucune triche dans un vrai combat, je ne fais qu’utiliser tous les moyens possibles pour gagner.
― Tu aurais dû t’appeler Tarod la maligne, et non Astal la vaillante… grommela Terendul, une lueur amusée dans son regard de diamant. Même s’il te va à ravir.
La jeune fille rougit du compliment que son cousin venait de lui clamer, mais ne se laissa pas intimider pour autant.
― Avoue-le Teren’, je suis plus forte que toi !
― Jamais ! A chaque fois, tu attends que j’aie gagné pour tricher et t’évader, ce n’est pas pareil.
Astal éclata d’un rire franc et pur, qui contamina bientôt le jeune elfe, et tous deux s’éloignèrent lentement de l’Artala – l’espace réservé aux entraînements et aux duels – sous le regard inquisiteur des entraîneurs présents. Elle détacha la tresse que sa gouvernante lui avait fait le matin même, et ses longs cheveux dégradés retrouvèrent enfin leur liberté. Son grand-père essayait souvent de les lui faire couper, pour que le bleu de ses pointes disparaisse, mais la rusée fillette s’arrangeait toujours pour que la coiffeuse n’attrape aucune mèche et reparte, la rage au ventre. Elle les aimait, ses cheveux soyeux si singuliers. Ils lui rappelaient sa mère, cette naïade si douce et généreuse qu’elle avait perdue quatre années auparavant, lorsque la grande Guerre avait éclaté. Pourtant, Astal détestait son métissage. Il lui montrait à quel point elle était différente des autres elfes de la cité, et combien elle devait payer pour l’amour défendu de ses défunts parents. Personne, à Alferilim, ne supportait de la voir, tous dégoûtés de voir une demi-elfe aussi spéciale. Tous, sauf Terendul. Le jeune adolescent, lui aussi considéré comme un être spécial par les siens, côtoyait sa cousine avec plaisir. Il savait à quel point la jeune fille se sentait seule et désespérée dans cette grande cité archaïque, sans parents et sans amis. Les elfes, peu importait leur classe sociale, haïssaient le métissage. Chez eux, il fallait être de race pure, sans tare ni particularité. Yeux cristallins, cheveux d’ébène ou purs comme neige, longues oreilles droites. Voilà ce à quoi un elfe devait ressembler, et auquel sa famille s’attachait. Astal ne leur inspirait que du mépris et du désintérêt.
La demi-elfe eut beaucoup de mal à s’adapter dans sa nouvelle famille. Dormir dans un arbre, très peu pour elle. Elle préférait le bien-être d’un lit en mousse, qui, hélas, n’existait pas en Caliawen. Même après quatre années passées dans cette grande cité, elle ne s’habituait toujours pas à l’inconfort des couchettes, ni au rythme de vie elfique. Lorsqu’elle habitait encore à Celestiae, Astal passait des heures à jouer dans les grandes plaines de l’Herlyae, entourée des amis qu’elle s’était faite à l’école. Eux, au moins, l’avaient acceptée telle qu’elle était, faisant fi de ses particularités. La vie des fées posait beaucoup moins de soucis que celle des elfes, et la jeune fille regrettait l’époque où tout était plus simple pour ses parents et elle. Cette fameuse époque où elle ne se préoccupait que des leçons que la fée-marraine lui donnait, des séances d’entraînement intensif avec son père et les autres enfants, des soirées passées au coin du feu, entourée de ses deux parents adorés, et des longs après-midis en compagnie du petit Rwan, son meilleur ami. Mais aujourd’hui, son monde n’était plus.
Sa maison ? Brûlée.
Ses amis ? Disparus.
Ses parents ? Assassinés.
Seules l’amertume et la colère lui restaient en bouche. Une colère sourde et furieuse, qui s’adressait envers chaque elfe de cette cité.
Lorsque Hyamendacil l’avait ramenée dans la cité sylvestre, après la conquête du village des fées, Astal réalisait à peine que ses parents ne la suivraient pas. Trois jours de voyage à cheval séparaient la frontière de la capitale elfe, et le temps du trajet, l’homme avait réussi à mettre de côté le métissage de la fillette, s’attachant peu à peu à elle. Le militaire ne l’avait pas jugée, elle, la Demi, la preuve vivante du sacrilège qu’avait commis son père, le vilain petit canard de la lignée Igdrasil. Il s’était contenté de lui expliquer calmement les choses, pour ne pas la brusquer.
― Il faut que tu saches une chose Astal, lui avait-il murmuré à quelques kilomètres de l’entrée d’Alferilim. Tu es née dans un village étranger, ou les us et coutumes sont largement différents des nôtres. Tes parents ont commis… une grosse erreur en partant tous les deux vivre dans le pays des fées, et l’éducation qu’ils t’ont donnée n’est sûrement pas adéquate vis-à-vis de la société dans laquelle tu vas vivre désormais. Ici, les gens comme toi, qui sont… et bien… qui sont particuliers, on va dire, ne sont pas bien vus. Ton papa a essayé de préserver ton patrimoine elfique en t’initiant aux arts de la guerre, mais tes attributs naïades te donnent un aspect… différent. Et cela va déplaire aux elfes qui vivront avec toi, ou croiseront ton chemin. Tu seras blessée, et tu te décourageras sûrement en voyant autant de haine et de mépris. Peut-être même que tu craqueras, et que tu t’effondreras. Mais tu dois retenir une chose, tu comprends ? Tu n’es pas responsable des erreurs de tes aïeux, et ce n’est pas de ta faute si les gens te jugeront sévèrement. Certes, tu ne ressembles pas à une elfe, mais tu penses comme eux, et c’est cela qui importe, tu m’entends ? Astal, ta famille n’est pas des plus tendres, elle doit tenir sa réputation et ton arrivée va sûrement les contrarier. Même si le roi Thangil n’est pas des plus tolérants, tu dois garder la tête haute, accepter qui tu es, et vivre avec des gens qui te méprisent. Il leur faudra du temps pour voir qui tu es au fond de toi, mais un jour ça viendra.
La jeune fille avait alors vécu quatre ans dans cette torture quotidienne. Les regards furibonds, les rictus de dégoûts, les réflexions et les insultes, elle n’y échappa pas une seule journée. Pas même les petits coups tordus de ses coreligionnaires.
Le général avait été son premier allié dans la cité. Bien que son cœur meurtri lui rappelât tous les jours qu’il avait tourné le dos à ses parents, Astal avait désormais l’âge de comprendre que Hyamendacil n’aurait rien pu faire de plus. Il avait épargné sa vie, même si cette dernière était devenue un véritable enfer. Pendant les premières semaines, elle courait le retrouver pour échapper aux menaces des autres enfants. Mais la guerre n’allait pas se conclure toute seule, et le roi avait renvoyé Hyamendacil combattre à Celestiae.
Elle arrivait maintenant à ignorer les critiques, non sans avoir fusillé du regard ceux qui les proféraient à son égard. Mais si Astal pouvait résister aux avis de ces parfaits inconnus, c’était encore autre chose lorsqu’ils fusaient de la bouche de sa propre famille. Comment devait-elle réagir face à autant de dédain que son propre sang affichait ouvertement ? Même si Terendul l’accompagnait dans sa souffrance et tentait de la réconforter, la demi-elfe éprouvait de plus en plus de haine contre ces aristocrates condescendants, et plus le temps passait, plus elle savait qu’un jour elle craquerait pour de bon. Le pauvre elfe mettait corps et âme à lui faire oublier sa peine, mais rien ne fonctionnait définitivement. Leurs soucis n’étaient certainement pas de la même importance, et si l’elfe de race pure avait réussi à s’intégrer parmi les siens, la situation prenait un tournant beaucoup moins réjouissant pour sa cousine. Le sylvestre aimait beaucoup Astal, dont il était l’ainé de deux années seulement. Pourtant, lorsqu’on observait ce comique duo, l’assurance et l’autorité de la cadette sautaient aux yeux de tous. Mais ça, Terendul ne l’avouerait jamais.
Annotations