À la recherche d'un... job

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Mon psy m'a conseillé de reprendre mon travail de décoration d'intérieur. Quelques années ont passé depuis le tragique accident de voiture qui m'a enlevé mon mari et privé mon fils de son père. Cependant, je n'ai pas le cœur à dissimuler ma souffrance derrière des sourires qui sonneront faut quoi qu'il en soit. Je suis consciente de mon besoin de reconstruire une vie sociale puisqu'à force de refus je suis parvenue à faire fuir mes proches et mes amis. Cependant, quitte à reprendre une activité professionnelle, je voudrais qu’elle réponde à mes attentes. Même si je n’ai aucune idée de ce que j’attends.

Comme chaque matin, je parcours sans conviction les offres d'emploi de plusieurs sites internet. Manutentionnaire, hôtesse de caisse,  serveur, secrétaire médicale, pédiatre, directeur de supermarché... Toujours le même type d'annonces. Pourtant ce matin, l'une d'entre elle retient mon attention. Des gens,  riches assurément, recherchent quelqu'un pour s'occuper de leurs enfants. Emploi à temps plein, de leur réveil, à leur coucher ; aller-retours école-maison et vice-versa, aide aux devoirs, préparation du repas du soir, disponibilité du linge propre et entretien de la maison.  Salaire à négocier.

Cette annonce m’intrigue. Elle exacerbe ma curiosité. J’essaie en vain de me concentrer sur les autres postes proposés, mais mes yeux se reposent inévitablement sur celle-là. Au bout de plusieurs relectures, je me décide à y répondre. Après tout, cela ne m’engage à rien. Je prends donc une profonde inspiration et compose le numéro.  Pour une raison obscure, mon cœur bat la chamade alors que la stridente tonalité résonne à mon tympan.

Enfin j’entends un déclic. Puis une voix d’homme :

-         Kilian Lydon...

J’adore sa voix ! Un mélange de douceur et d’assurance.

-         Oui, bonjour Monsieur. Je vous appelle pour l’annonce que vous avez passée sur le site...

-         L’annonce ? Ah oui. Nous serait-il possible de nous rencontrer ce soir entre dix-neuf heures et vingt heures ?

Aucune autre question. Plutôt étrange qu’il me donne rendez-vous aussi vite. Ces horaires ne m’arrangent pas spécialement mais bon, je cherche du travail ou non ?

-         Bien sûr. Où dois-je me rendre ?

-         Chemin du Morne vert à Saint-Esprit. Vous prendrez la direction...

Son débit est si rapide que je peine à prendre les notes nécessaires, d’autant plus qu’il me parle de maison isolée dans une espèce de jungle antillaise. Je ne suis pas certaine d’honorer mon engagement finalement. Sauf si je parviens à me convaincre d’acheter une bombe lacrymogène. Je pourrais aussi me munir d’un coutelas. Mais ce job vaut-il la peine que je prenne tant de risques ? Guère convaincue de mon honnêteté, ni de la sienne, je prends congé en le remerciant pour son intérêt.

Je suis toutes les instructions de Monsieur Lydon et parviens rapidement devant un portail blanc immaculé qui s’ouvre quelques secondes après mon arrivée.

Après avoir longé un chemin aux innombrables trous et une courte haie d’arbustes, je m’arrête devant le garage d’une maison blanche et moderne qu’on n’imagine pas découvrir sur cette île martiniquaise.

J’aperçois quelques marches qui doivent mener à la porte d’entrée. Justement, elle s’ouvre. Un homme en costume sombre apparaît alors. Il semble m’attendre. J’espère que c’est lui, et non un majordome.

-         Madame Rave, je présume, questionne-t-il en me tendant la main.

-         Charlène Rave, je me présente en répondant à son empoignade assurée.

Il n’y a pas que son empoignade qui soit assurée d’ailleurs, c’est lui tout entier ! De cette manière châtelaine de se tenir, à son regard, son sourire, sa tenue vestimentaire... Et  moi qui me ridiculise avec ce prénom. Charlène, c’est quoi ce prénom dont m’ont affublée mes parents ?

-         Charly, pour les proches, je me crois obligée de préciser.

Encore plus débile !

Il me prie d’entrer, et je fais mes premiers pas dans une cuisine entièrement équipée, et plus reluisante que la mienne. A croire qu’elle est neuve !

Monsieur Lydon me précède jusqu’à une autre pièce où dînent deux enfants, un garçon et une fille. Ils doivent avoir l’âge de mon fils. Cool, je devrais les gérer. Ils me saluent brièvement, absorbés qu’ils sont par un quelconque programme télévisé. Mon hôte continue son chemin et franchit une baie vitrée, que je rejoins à mon tour. La terrasse est immense ! Salon en résine orné d’épais coussins, bar aux verres qui étincellent sous les lumières pourtant tamisées, table de réception... Je ne peux m’empêcher de m’accouder à la balustrade pour prendre un bol d’air frais.

-         Madame Rave, je vous en prie, prenez place.

Il s’assied dans un fauteuil et me désigne le canapé. Galant , en plus, le gars.

-         Madame Lydon ne se joint pas à nous ?

Je sens mon peut-être futur patron embarrassé. J’ai mis les pieds dans le plat. Comme d’habitude. Il baisse la tête et semble réfléchir avant de fixer ses yeux bleus azur dans les miens. Puis il soupire avant de prendre la parole :

-         Ma regrettée épouse est décédée dans un tragique accident de la route il y a un peu plus d’un an. C’est pour cette raison que je recherche une femme honnête, compréhensive et compétente pour s’occuper de mes enfants. Ils ont besoin d’attention, et de chaleur. Mon travail me prend trop de temps et je ne peux pas baisser les bras à ce niveau car je veux ce qu’il y a de meilleur pour eux. Je veux continuer à leur offrir tout ce qu’ils désirent à défaut de leur mère.

Cet homme est brisé. Cette famille est brisée. Cela me fend le cœur. Je ressens un tel espoir dans cette tirade, pire, un appel à l’aide.

Sa gouvernante actuelle ayant pris congé, elle partira définitivement pour la métropole d’ici un petit mois, restant encore le temps de former sa remplaçante.

Lorsque nos yeux se rencontrent et s’agrippent l’un à l’autre, je suis submergée par un trouble si profond qu’il m’empêche de formuler la moindre réponse ou, pire encore, de regarder ailleurs. Tout en restant consciente du ridicule de la situation, je me trouve dans l’incapacité de réagir, le cœur s’emballant au rythme d’un galop effréné, et l’esprit flottant sur un beau nuage blanc.

Honteuse, je ferme vivement les paupières quand j’entends à nouveau sa voix, maintenant rauque et hésitante.

-         Madame Rave, je... Il est tard et la fatigue entrave ma concentration. Nous devrions remettre cet entretien. Qu’en pensez-vous ?

J’en pense que je n’ai pas envie de partir. Pas tout de suite, en tous cas. J’ai envie de profiter encore un peu de la belle vue que m’offre sa personne, de conserver cet état de légère ivresse et de rêve.  Mais il est déjà debout et me tend la main pour m’aider à me relever.  La décharge que je reçois au contact de sa peau interrompt violemment l’analyse de son sourire.

Il a l’air pressé que je parte. Son pas est rapide lorsque nous traversons la maison en sens inverse. Je salue brièvement les enfants, auxquels je n’ai pas eu la chance d’être présentée.  Je ne dois m’en prendre qu’à moi-même, quelle candidate à un emploi se comporterait comme une adolescente au cœur d’artichaut ? Je ne lui ai même pas exprimé ma compassion pour la mort de sa femme. Ce n’est pourtant pas faute d’en éprouver toutes les douleurs.

Il me laisse franchir le pas de la porte et alors que je me retourne pour le remercier de m’avoir reçue, je me heurte à son corps. Nous sommes trop proches, face à face. Je me noie de nouveau dans son regard surpris ; ses lèvres s’entrouvrent légèrement et ses paupières tressaillent. Mes dernières forcent m’abandonnent, elles dévalent les veines de mes bras et s’échappent par le bout de chacun de mes doigts. Mes jambes, elles, tremblent, épuisées par les pincements de mon bas ventre.

Encore cette voix rauque :

-         Pourriez-vous revenir demain ? A mon bureau ?

Je murmure :

-         Oui. L’adresse ?

**********************************************************************

Mes collaborateurs me font part de leurs brillantes idées à tour de rôle. Nous sommes au beau milieu d’une réunion très importante, puisqu’il est question de satisfaire notre plus gros client, le PDG des plus grosses enseignes sur les Antilles, qui nous accorde sa confiance depuis de longues années en nous confiant toutes ses campagnes de pub. Pourtant, aujourd’hui, nous devons nous surpasser et innover pour lancer une nouvelle chaîne de boutiques au concept encore inconnu, et visant une clientèle bien spécifique. Encore d’innombrables heures de travail en vue. Mais il en va de la renommée de ma société, dont la réputation n’est plus à faire. Cependant, je garde à l’esprit que tout peut basculer d’un jour à l’autre.

Le téléphone. J’ai pourtant demandé à ne pas être interrompus. Tiens, c’est mon cellulaire qui sonne. Un appel privé à cette heure-ci, étrange. Numéro inconnu.

-         Veuillez m’excuser quelques minutes. Kilian Lydon...

-         Oui, bonjour Monsieur. Je vous appelle pour l’annonce...

 De quoi parle cette femme ?

-         L’annonce ? Ah oui. Nous serait-il possible de nous rencontrer ce soir entre dix-neuf heures et vingt-heures ?

-         Bien sûr. Où dois-je me rendre ?

-         Chemin du Morne vert à Saint-Esprit. Vous prendrez la direction...

Pourquoi faut-il que ma gouvernante prenne congé maintenant ? Il aurait été préférable qu’elle attende encore quelques mois, le temps de boucler ce projet professionnel. Je n’ai aucune minute à accorder à des entretiens d’ordre privé. Qui n’aboutissent à rien, pour couronner le tout. J’ai rencontré cinq ou six candidates au poste, sans trouver la perle dont mes enfants ont besoin, alors je suis certain d’être encore une fois déçu ce soir. La voix de cette femme était douce et assurée, et son ton dynamique, je conserve un léger espoir.  Bon, je dois me remettre au travail, on verra bien. Elle m’a dit s’appeler Madame Rave.

Harriette, ma gouvernante a pris le temps de mettre les enfants à table avant de rentrer chez elle. Cette femme d’une soixantaine d’années est parfaite. Elle attend toujours que je sois revenu pour partir ; il est même déjà arrivé qu’elle occupe une chambre d’amis quand la surcharge de travail m’obligeait à passer la nuit au bureau. Je vais cruellement regretter son départ, et les enfants plus encore.

Dix-neuf heures dix. J’espère que la candidate ne tardera pas, et surtout qu’elle ne sera pas en retard. J’entends le bip caractéristique qui résonne dès qu’on s’approche du portail. Un rapide coup d’œil à la caméra, une femme au volant.

Je revêts ma veste, négligemment oubliée sur un fauteuil, et avertis les enfants que je reçois une éventuelle gouvernante. Le véhicule est tout prêt. J’embrasse mon fils et ma fille et me prépare à accueillir mon invitée.

Je la regarde descendre de sa voiture et observer les alentours. Dynamique et inquiète. Ça y est, elle m’a aperçu. Elle me rejoint rapidement. Bon point pour elle. Elle porte des vêtements confortables, jean, chemisier léger et sandales. Correct.

-         Madame Rave, je présume ?

-         Charlène Rave.

Poignée de main ferme, ongles rongés.  Sourire discret et regard... regard qui en dit long, direct et franc, curieux et méfiant et les quelques cernes qui soulignent ses yeux représentent les marques de profondes douleurs. Mon cœur exécute un soubresaut et je reprends discrètement mon souffle.

-         Charly, pour les proches.

Surpris et amusé par son naturel, je réprime un sourire et la conduit sur la terrasse. Cette femme est décidément imprévisible. Alors qu’elle devrait être tendue et attendre que je l’invite à asseoir, elle se dirige vers la balustrade et s’y accoude. Croit-elle vraiment avoir été invitée à admirer la vue ? Elle me déstabilise et je cache un nouveau sourire amusé, avant de la rappeler à l’ordre.

-         Madame Rave, je vous en prie, prenez place.

Je m’installe dans le fauteuil et lui désigne le canapé, en face de moi. J’ai pour habitude de siroter un verre de whisky après une longue journée de travail, mais ce soir, je vais m’en tenir à de l’eau plate, et je remplis deux verres que j’avais préparés sur la table basse.

Je l’observe à la dérobée. Elle attend, patiemment, que j’entame la discussion. Elle aussi, elle m’épie. Les mains sur les genoux, elle contemple les étoiles et me lance quelques regards furtifs de biais. La fine peau blanche de son cou m’attire, et je remarque la petite boucle d’oreille en forme de cœur qui pend à son lobe. Cadeau de son mari ? Cette idée me dérange, sans que je ne sache pourquoi.

-         Madame Lydon  ne se joint pas à nous ?

C’est ça qu’elle attendait ! Logique. Je n’ai pas spécialement envie de parler de ma défunte épouse avec cette inconnue, aussi charmante soit-elle. D’un autre côté, si elle doit travailler pour moi, pour nous, elle l’apprendra dans les plus brefs délais. Je soupire et me lance :

-         Ma regrettée épouse est décédée dans un tragique accident de la route il y a un peu plus d’un an. C’est pour cette raison que je recherche une femme honnête, compréhensive et compétente pour s’occuper de mes enfants. Ils ont besoin d’attention, et de chaleur. Mon travail me prend trop de temps et je ne peux pas baisser les bras à ce niveau car je veux ce qu’il y a de meilleur pour eux. Je veux continuer à leur offrir tout ce qu’ils désirent à défaut de leur mère.

Ses yeux se sont plissés, sa bouche s’est entrouverte et j’ai même cru qu’elle avait cessé de respirer. Puis elle a baissé la tête.  J’ai l’impression qu’elle n’apprécie pas mes révélations. Ce pourrait-il qu’en définitive, ce soit-elle qui refuse de travailler pour une famille déchirée ? Qu’elle ne se sente pas à la hauteur, qu’elle craigne deux enfants malheureux ? Je ne m’attendais pas à un tel retournement de situation. Le plus invraisemblable est cette conviction d'avoir trouvé ma nouvelle gouvernante. Je sais que c'est elle. Plus qu'un vœux, c'est une certitude.

Quand elle redresse enfin la tête, elle m’adresse à nouveau son regard franc et direct. Mais cette fois, il brille aussi de douleur et de tristesse. Je n’arrive plus à m’en détacher. Je suis prisonnier de ces deux petites noisettes d’où s’échappent des éclats dorés. Elle a vécu un drame, tout comme nous. Je me retiens de me lever pour la prendre dans mes bras. J’ai envie de la serrer contre moi pour partager ma force, de la caresser pour l’apaiser, et de l’embrasser pour lui apporter un peu de douceur. De l’embrasser encore. Que m’arrive-t-il ? Je ne connais absolument pas cette femme, nous ne nous sommes pour ainsi dire pas parlé. Il faut qu’elle parte pour que l'aimant qui me pousse vers elle disparaisse.

-         Madame Rave, je... Il est tard et la fatigue entrave ma concentration. Nous devrions remettre cet entretien. Qu’en pensez-vous ?

Elle reste immobile, assise sur le canapé. Elle m’a juste suivie des yeux lorsque je me suis levé. Il faut qu’elle parte. Immédiatement. Je lui tend la main pour l’aider à comprendre que notre entretien est terminé. Dommage. Terminé pour l’instant.

Enfin ses doigts se posent sur ma paume. La décharge que je reçois m’oblige à me dégager précipitamment. Elle a l’air déçue, dépitée. J’en suis navré, sincèrement navré, mais je n’ai pas les idées suffisamment claires pour juger ses compétences à leur juste valeur. Je dois trouver d’urgence une gouvernante pour mes enfants et je ne peux pas me permettre d’entraver les chances de Charly. De Madame Rave ! C’est Madame Rave.

Je la sens marcher derrière moi. J’ouvre la porte d’entrée et regarde droit devant moi. Je ne dois surtout pas recroiser son regard. Elle franchit le seuil. Elle va descendre les marches. Je vais malgré tout l’accompagner jusqu’à sa voiture, c’est la moindre des choses.

Quand elle se retourne et se heurte à moi, j’en ai le souffle coupé. Je peine à retenir mes muscles qui ne demandent qu’à se pencher vers ce corps parfait, à l’entourer. Ses paupières se plissent de surprise, ses lèvres s’entrouvrent. Une douce chaleur m’envahit, et pourtant je frissonne. Je ne peux pas la laisser partir. Je ne peux pas lui dire simplement au revoir, sans lui fixer un nouveau rendez-vous. Je dois la revoir. Pour les enfants. Pas pour moi, juste pour mes enfants. Mais pas ici, car c’est certain, chez moi, je ne me contrôlerai pas une seconde fois.

-         Pourriez-vous revenir demain ? A mon bureau ?

-         Oui. L’adresse ?

Cette manière de murmurer « oui », elle me trotte dans la tête et je m’endors avec.

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