CHAPITRE 1 : NOËL
La neige tombe sur les pavés du centre-ville, se dépose sur les capuches, s’accroche dans les cheveux des passants, se colore sous les guirlandes lumineuses qui forment un joyeux plafond aux rues de la ville. L’odeur des marrons chauds envahit l’air et se mêle délicatement à celle des gaufres, des crêpes, des churros et du vin chaud.
Au milieu des rires des enfants une jeune femme avance, aussi pâle qu’un fantôme, en serrant à deux mains un petit gobelet pour se réchauffer. Elle s’arrête devant l’étale d’un vendeur d’écharpes, choisit une pièce bordeaux en laine, tend un billet au commerçant et se rend à l’arrêt de bus afin de rentrer chez elle. Comme d’habitude elle monte dans le véhicule sans valider son titre de transport. Elle a arrêté d’acheter des tickets de bus quand les prix ont augmenté pour la énième fois. Trois arrêts plus loin des contrôleurs montent dans le bus. L’amende est assez élevée, elle est bien placée pour le savoir. D’un coup de pied elle place son sac sous le siège de sa voisine, se cache derrière ses longs cheveux blonds qu’elle recouvre d’une capuche et elle se replie au fond de son siège. Habituellement très pale, elle a conscience que le froid a rendu sa peau presque translucide, rougi le bout de son nez et grisé ses lèvres. Peut-être que si elle leur fait pitié ils la laisseront tranquille. Quand ils arrivent à son niveau, elle lève des yeux de chien battu sur les contrôleurs et d’une voix suppliante les implore de ne pas la verbaliser. Cependant l’esprit de solidarité de Noël ne suffit pas à annihiler la réticence des agents. Leur collègue les rejoint, prêt à les aider à traiter le cas de la jeune fraudeuse et, malgré ses airs de jeune fille malheureuse, ils décident à l’unanimité de la sanctionner et de la faire sortir du bus. Quand le dernier contrôleur arrivé la pousse gentiment pour la guider vers les portes du véhicule, la jeune femme se fige et elle sait que l’homme dans son dos en a fait autant. Tout tourne autour d’eux, des champs et des châteaux médiévaux remplacent les murs métalliques du bus, des vaches et des moutons remplacent les passagers, le vent frais et le parfum des fleurs remplacent l’odeur de transpiration. Le contact se rompt et la jeune fraudeuse vacille sur ses jambes, prise de vertiges, et se rue à l’extérieur afin d’inspirer de grandes goulées d’air et de reprendre ses esprits.
- Vous allez bien ? demande-t-il le souffle court.
- Parfaitement, répond-elle sèchement.
- Vous vous appelez Aurore c’est ça ?
- C’est ce qui est écrit sur l’amende que vous m’avez donnée non ?
- Ça vous est déjà arrivé ce genre de vertiges ?
- En quoi ça peut vous intéresser ?
Avant qu’il n’ait eu le temps de dire quoi que ce soit, Aurore lui tourne le dos et s’éloigne sous la neige.
Perturbé par cette inconnue aux cheveux blonds, Mathieu prévient ses collègues qu’il ne reviendra pas de la journée et s’élance à la poursuite de l’étrangère. Elle marche vite mais il la rattrape quelques mètres plus loin. Quand il l’agrippe par le bras pour la forcer à ralentir les vertiges reviennent. A nouveau tout ce qui les entoure disparaît mais ce ne sont pas des images de campagne ou de châteaux médiévaux qui s’imposent à eux, ce sont des forêts, des déserts, des montagnes, des flots déchaînés d’une mer qu’ils ne connaissent pas, des villes hétéroclites puis des guerres sanglantes, des villages massacrés, des trônes recouverts de rouge. La vision s’interrompt brusquement, laissant la neige virevoltante remplacer la violence de ces mirages.
- Tu as vu ça toi aussi ? interroge Mathieu sous le choc.
Aurore ne répond pas, elle se contente d’acquiescer d’un signe de tête et se laisse tomber sur un muret.
- Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Je ne sais pas. Je ferais mieux de rentrer chez moi.
- Tu veux que je te dépose ? Ma voiture est garée cinq cents mètres plus loin.
Aurore s’apprête à refuser mais le vent s’est levé et elle tremble de froid dans son manteau. L’idée de marcher encore une heure et demie pour rentrer ne l’attire pas réellement.
La neige crisse sous les pneus de la voiture, brisant le silence de glace qui s’est installé dans l’habitacle. Mathieu se gare devant une maison coquette en périphérie de la ville, c’est là qu’habite Aurore. Plus par politesse que par sympathie cette dernière l’invite à venir boire un thé pour se réchauffer.
Installés face à face dans la cuisine de style ancien, de chaque côté d’une table rustique, ils observent la vapeur s’élever de leurs tasses respectives.
- Tu vis toute seule ici ? finit par demander Mathieu.
- Non, je vis avec mon tuteur. Il devrait être là d’ailleurs. Merci de m’avoir ramenée.
- Je ne pouvais pas te laisser sur le bord de la route, tu aurais été un vrai glaçon en arrivant ici.
- Un bon bain chaud à la camomille aurait suffi à me remettre sur pieds.
- Un bain à la camomille ?
- Oui, c’est ce que j’ai dit. La camomille a des vertus de relaxation.
Elle n’a pas le temps de continuer ses explications sur les bienfaits de la camomille, son tuteur vient d’apparaître dans l’embrasure de la porte. L’homme, âgé d’une soixantaine d’années, se tient droit sur le seuil. Ses yeux gris, perçants, inspectent et scrutent le contrôleur de bus installé dans sa cuisine avec sa petite protégée.
Mathieu se lève et se présente. L’expression du vieillard ne change pas. Ses rides sont figées, son regard est fixé sur lui, sur ce jeune inconnu. Est-ce possible qu’il s’agisse d’un prétendant d’Aurore ? Que faire en ce cas ? Son visage se décrispe quand il sert la main du jeune homme. Une sensation de chaleur et de sécurité l’envahit, une impression de déjà-vu, un bien-être qu’il n’a pas ressenti depuis longtemps. Ce garçon dégage la même énergie qu’Aurore, la même énergie que lui.
- Je m’appelle Gérard. Tu es le bienvenu ici, Mathieu, tu peux rester autant que tu le souhaites.
Sous le regard surpris d’Aurore, Gérard s’installe avec eux et se sert une tasse de thé. La conversation s’engage, l’atmosphère se détend, tout le monde rit. Mathieu reste dîner et s’endort sur le canapé à minuit passé. L’odeur du chocolat chaud le sort de ses songes au matin. Après avoir déjeuné et remercié ses hôtes, il reprend sa voiture et part en direction de la maison de ses parents où il doit aider à préparer le repas de Noël. Sur le siège passager un petit paquet cadeau de la part de Gérard l’accompagne.
En se garant dans l’allée de sa maison d’enfance Mathieu croise le regard de sa voisine, Laura. Ses longs cheveux noirs ornés d’une mèche rouge sang, sa maigreur squelettique et son maquillage sombre sur sa peau blanche ne lui donnent pas une allure très accueillante. Ils étaient très proches petits. Ils jouaient tous les jours ensemble, avec un autre petit garçon nommé Thomas. Ils étaient ses seuls amis. Et puis la grande sœur de Laura est morte, leur groupe a explosé et ils n’ont jamais recollé les morceaux. Il arrive qu’il aperçoive Thomas en ville. Alors ils se saluent de loin, d’un signe discret de la tête et reprennent le cours de leurs vies comme si rien ne s’était produit. Pourtant au fond de lui, Laura et Thomas lui ont toujours manqué. Hier soir, pour la première fois depuis dix ans, il a eu l’impression de retrouver cette sensation d’être avec des amis à qui il peut tout dire, sans être jugé, cette impression d’être accepté et apprécié pour qui il est, tel qu’il est. Pourtant il n’a rencontré Aurore et Gérard que la veille. Alors, sur un élan de nostalgie, il s’approche de sa voisine.
- Salut Laura. Comment tu vas depuis tout ce temps ?
- Tiens donc, salut Mathieu. Ça fait un bail. Je me porte bien comme tu peux le voir. Et toi ?
- J’ai trouvé du travail, j’ai un appartement, je suis autonome. Donc tout roule. Tu as des nouvelles de Thomas ?
- Bien sûr. Pourquoi n’en aurais-je pas ? Nous sommes amis depuis l’enfance, tu t’en souviens n’est-ce pas ? Enfin bref, c’était bien de te parler, je dois rentrer maintenant. Joyeux Noël Mathieu.
Elle tourne les talons et se dirige à l’intérieur de la maison, au chaud. Elle a toujours vécu là. Quand sa sœur était encore là et après. Elle sait qu’elle a l’âge de se trouver un appartement, de quitter le foyer familial pour construire le sien. Mais elle s’accroche au souvenir de sa sœur qui courait dans le salon en riant, ce rayon de Soleil qui s’est éteint sans prévenir un après-midi d’été dix ans auparavant. Dix ans que Laura essaye en vain de se défaire de la tristesse de cette perte, de laisser derrière ces souvenirs. Pourtant aujourd’hui elle reste là, dans cette maison pleine de vestiges du passé, avec pour seule excuse qu’elle doit s’occuper de ses parents. Elle va à la fac mais ne cherche pas à sociabiliser, ne parle à personne d’autre que Thomas. Thomas, le garçon qui a toujours été là pour elle, qui l’a soutenue après le décès de sa sœur, qui l’a défendue face aux brutes du collège et qui continue de vouloir la protéger. Thomas, le garçon du bout de la rue, son seul ami, son frère. Il ne devrait pas tarder à arriver avec ses parents pour le repas de Noël. Sa famille vit à huit cents kilomètres de là et son père, pâtissier, ne peut pas se libérer trois jours pour aller fêter en famille. Alors ils ont pris l’habitude de fêter Noël un mois plus tard et ils viennent passer le repas du 25 Décembre chez Laura.
Tout se passe comme tous les ans : dans la joie et la bonne humeur. Une fois le repas avalé c’est l’heure de la promenade digestive avant l’ouverture des cadeaux. Laura a déjà repéré deux petits paquets de la même taille. Un à son nom et un autre à celui de son ami.
Elle enfile ses bottes de neige, un manteau et une écharpe pour affronter le froid hivernal et se rend directement à la forêt où elle a l’habitude d’aller se balader. Tous ensemble ils s’avancent sous le couvert des arbres, sur les chemins sinueux. Ils s’enfoncent dans le bois durant une heure et longent le muret de l’immense propriété de l’étrange famille De Pireau. Au détour d’un chemin ils manquent de heurter deux jeunes femmes : la fille unique des propriétaires du domaine, Charlotte De Pireau, aux cheveux blond platine et aux traits félins, et sa cousine adoptive Sarah.
Ça a fait un véritable scandale quand Sarah est arrivée dans cette famille : intégrer cette étrangère à leur lignée c’était souiller leur sang noble. Mais ses parents adoptifs ont tenu tête à toute leur famille et désormais elle en est un membre à part entière. Et elle n’est pas en reste ! Avec ses boucles châtain et ses magnifiques yeux bleus elle a séduit tout le monde. Et son début de carrière dans le mannequinat l’année dernière ne pouvait que renforcer sa popularité au sein de la famille.
Elle a toujours été très proche de Charlotte. Avec à peine trois mois d’écart, elles ont immédiatement été confiées à la même gouvernante et leur lien est devenu si fort que rien n’a pu les séparer au cours des années. Enfants, elles s’amusaient à prétendre qu’elles étaient jumelles et cela les amuse encore quand elles se rendent ensemble en soirée.
Un jour Sarah a reçu une lettre d’une femme prétendant être sa grand-mère biologique. Elle entretient depuis une conversation secrète avec cette femme et espère la rencontrer bientôt. Deux heures avant elle a vu un livreur venir déposer un petit colis, dessus elle a reconnu son écriture et depuis elle attend la soirée avec impatience. Petites, Charlotte et elle se cachaient dans les escaliers pour regarder les adultes déposer les présents au pied du sapin. Elles repéraient immédiatement lesquels étaient pour elles et perdaient donc moins de temps à fouiller pour trouver leurs noms au moment tant attendu. En grandissant les cadeaux se sont raréfiés mais les habitudes ont la vie dure et les deux cousines ont gardé ce moment de complicité annuel. Ainsi Charlotte a-t-elle remarqué un petit paquet à son intention plus tôt. Elle sait déjà que c’est celui-là qu’elle ouvrira en premier : d’après sa forme il ne contient ni un chèque ni une boîte de chocolats, les deux grands classiques des cinq dernières années.
A l’heure de la remise des cadeaux elle se précipite dessus et découvre une chaine en or à laquelle est reliée une étoile dorée à sept branches ornée en son centre d’un saphir violet. Sa grand-mère Marise s’approche d’elle, pose sa main sur son épaule et soupire.
- Ton grand-père aurait été fier que tu l’ais.
- J’ai eu le même ! s’exclame Sarah en exhibant le pendentif qu’elle vient de recevoir : une étoile à sept branches ornée d’un saphir bleu clair.
- C’est impossible… murmure Marise. Comment as-tu eu cela ?
- C’était dans le colis qui est arrivé tout à l’heure. Ça vient d’une femme avec qui je corresponds depuis quelques mois. Elle dit être ma grand-mère.
- Francesca ?
- Oui c’est son nom. Comment la connais-tu ?
- C’est une longue histoire et une drôle de coïncidence. Enfin si on peut appeler cela une coïncidence… Tout ce que je peux dire c’est que je connaissais bien tes grands-parents biologiques Sarah. Ton grand-père s’appelait Marco. Il aurait été fier que tu ais cette étoile. Avant de vous en raconter plus je vais devoir passer un coup de téléphone.
De leurs côtés Aurore, Mathieu, Thomas et Laura découvrent également des étoiles dorées au pied du sapin, ornées respectivement d’une émeraude, d’un rubis, d’un diamant blanc et d’un autre noir. Un lourd héritage dissimulé dans un délicat ouvrage.
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