CHAPITRE 12 : GRANDIR
- Vous voulez qu’on s’énerve ? s’étonne Mathieu.
- Non. Je veux que vous vous dépassiez. Je veux que vous vous débarrassiez de ces barrières grotesques qui vous empêchent d’utiliser vos pouvoirs. Vous n’avez pas à « maîtriser » vos pouvoirs, vous devez les utiliser. Vos dons font partie de vous. Vous n’avez pas besoin de les brider, de les entraver. Ils sont une extension de vous, de vos pensées. On ne contrôle pas ses pensées, on les vit. C’est pareil, ne contrôlez pas vos pouvoirs. Vivez-les.
La magie n’est pas un élément qu’il faut apprendre à maîtriser. Elle ne se met pas en cage. Elle ne se range pas dans une boîte le temps qu’on n’en a pas besoin. Elle coule dans les veines de son hôte, elle occupe chaque partie de son corps, elle suinte par chaque pore de sa peau. La magie se pense, se rêve, s’imagine. Elle s’exprime, comme des paroles qui habilleraient les émotions. La magie habille chaque pensée, chaque sensation.
Une distraction, une rêverie, une fleur qui naît au creux de la paume. Un conflit, un coup de colère, une bougie qui vacille. Une peine, une déception, une tempête qui approche. Un sourire, un éclat de rire, un arc-en-ciel qui court dans l’azur. Une surprise, une peur, un courant d’air qui claque les portes sur son passage. Une découverte, une intrigue, une cour de petits animaux qui se relèvent et rentrent dans la danse. Une frustration, une insécurité, un cri de rage qui transperce la nuit.
La magie grandit en chacun d’eux. Elle prend vie en même temps qu’ils se découvrent et s’épanouissent. Cette chaleur qu’ils gardaient précieusement cachée au fond d’eux-mêmes s’étend dans chaque fibre de leur corps, dans chaque particule de leur âme. Ils grandissent avec elle. Elle n’est plus cette chose terrifiante qu’il faut contrôler, elle est eux. Et elle les relie au monde. A la montagne, au vent, à la mer, aux torches, à ce qui les entoure, à la vie dans toute sa globalité.
L’entrainement a changé. La course a laissé place à la méditation, la lutte à la connexion avec le monde.
Aurore, assise sur la plage, construit et détruit tour à tour, des forêts à la végétation luxuriante qui se transforment en pierre, des maisons de boue plus hautes qu’elle, des tours qui côtoient les crêtes et chatouillent les nuages. Elle escalade les falaises, fait pousser des échelles et des escaliers, creuse des grottes éphémères.
Mathieu s’immole, enflamme tout ce qu’il peut, forge le métal à mains nues, sonde ses capacités réelles. L’un après l’autre, ou tous en même temps, chaque objet de la ville lévite sous l’influence de Thomas qui découvre les joies de voler par soi-même. Charlotte modifie son apparence à sa guise, se fait passer pour d’autres, redessine la plage rocheuse en paradis exotique. En se concentrant elle arrive à sentir le vent chaud souffler sur sa peau et à entendre le cri des mouettes. A moins que ce dernier élément ne soit réel. Laura guérit tous les êtres vivants qu’il lui est donné de croiser. De la plus petite plante au vieillard en passant par la chèvre malade, de la plus petite égratignure à la gangrène la plus avancée, en passant par les traumatismes psychologiques les plus rudes. Tous ceux qui passent entre ses mains en ressortent aussi neufs que des nourrissons.
Sarah est la plus à l’aise de tous dans cet environnement. Elle saute d’une forme à l’autre de son pouvoir. Elle invoque et révoque de terribles tempêtes. Elle sèche le poisson d’un claquement de doigt et le congèle d’un battement de cils. Elle repousse l’onde et crée des vagues plus hautes que les falaises. Elle fait tomber la neige, donne vie à des sculptures de glace qu’elle évapore la seconde suivante.
Lucie les observe tous de loin. Elle voit leur talent s’épanouir, elle voit leur don s’accroître, elle voit son incapacité à faire preuve des mêmes aptitudes que ses camarades, elle voit le lien qui les unit entre eux et qu’elle ne parvient pas à créer, elle voit la déception qu’elle est pour les Sept, pour son peuple, pour sa famille, pour le monde entier. Elle voit, impuissante, ses pouvoirs échouer à chaque tentative, le stress la gagner, l’angoisse la prendre à la gorge, la culpabilité et la honte noircir son cœur et ses pensées. Plus elle accumule les tentatives ratées, plus elle se renferme sur elle-même, plus elle se coupe de ses amis qui ne l’ont jamais considérée comme l’une des leurs à part entière.
Assise, seule, sur la plage, loin de l’animation du village, elle regarde le soleil, Réhys, se coucher. Il prend des teintes orangées qui lui rappellent son pouvoir. Distraitement, sans se concentrer, sans réfléchir, elle pose ses mains l’une en face de l’autre sur ses genoux et fait danser ses doigts au rythme d’une mélodie qui lui parvient du village. Sans qu’elle s’en rende compte, un serpent de lumière ambrée se glisse entre ses paumes, lèche ses phalanges, dessine des arabesques délicates autour de ses poignets puis s’enroule sur lui-même pour former un petit vortex. Lucie plonge son regard dans la spirale où se distinguent des hommes et des femmes qui s’animent. Elle reconnait les villageois et leurs habitations. Elle perçoit les apprentis troubadours dont les notes parviennent jusqu’à ses oreilles.
Un sourire naît sur ses lèvres, l’aura ambrée s’évanouit au creux de ses mains. Tous ses efforts ne sont peut-être pas vains en fin de compte.
Elle inspire l’air salé à pleins poumons, s’enivre des odeurs de poisson et de feu de bois. Malgré la distance entre elle et la petite ville, le vent porte jusqu’à elle les effluves des repas que les femmes préparent dans les maisonnées. Elle ferme les yeux et profite de cet instant de calme et de satisfaction jusqu’à ce qu’une odeur inconnue vienne chatouiller ses narines.
Ses instincts de louve se réveillent. Le parfum est un mélange de poisson, de sang et de quelque chose qui se rapproche de la transpiration sans en être pour autant.
Tous ses sens en alerte, elle se redresse, agile et furtive. Elle fait un pas vers la crique dans son dos, l’odeur s’intensifie. Un deuxième, c’est sûr, quelque chose se trouve ici. Elle saute de rocher en rocher. Un bruit sur sa gauche, quelque chose est tombé dans l’eau. Elle aperçoit une nageoire aussi large que ses bras écartés. En un instant une vague balaye cette image et avec elle, la certitude de ne pas avoir imaginé cela.
L’essence du sang est toujours présente dans l’air. Lucie la cherche jusqu’à trouver quelques gouttes oubliées par la marée. Elle se penche, renifle. Le sang est frais. Il a une forte odeur de sel. Trop forte pour qu’il s’agisse de sang humain. Du bout de la langue elle effleure le liquide. Elle n’a jamais rien goûté de tel. C’est à la fois métallique et salé, animal et humain. C’est cuivré, ferreux, iodé, doux et puissant à la fois, subtil et tenace. C’est comme un mélange de saveurs, une explosion de bouquets sanguins qui rappellent les profondeurs de l’océan et la sécheresse du désert. Ses pupilles se dilatent, elle a envie d’hurler. Elle se sent grisée, électrisée.
- Lucie ?
Une voix la sort de sa transe. Elle connait cette voix.
- Lucie tu es là ?
C’est Charlotte.
Depuis qu’elles se connaissent, elles n’ont pas eu beaucoup l’occasion de discuter. Les autres la décrivent comme une personne douce et enthousiaste, généreuse et toujours prête à aider son prochain. Mais en arrivant en Inckya, Charlotte a perdu sa joie de vivre.
Jusqu’à présent la jeune femme a eu une vie facile. Des parents riches, une grand-mère attentionnée, une « cousine jumelle », comme elle et Sarah se qualifiaient, tout ce dont elle avait toujours rêvé. Elle était populaire avec ses vêtements à la mode, son maquillage impeccable et ses cheveux décolorés parfaitement lissés. Son arrivée sur ce continent changeait tout, à commencer par son apparence.
Ses yeux ont viré au mauve et sa longue chevelure blond platine s’est teintée de rose vif. Les quelques semaines passées à Latrébaya semblent l’avoir inspirée pour sa coiffure : elle arbore les mêmes nattes que les villageoises, plaquées contre la tempe gauche pour ne pas laisser de prise au vent. Elle ne s’est toutefois pas résignée à tresser tout le tour de son crâne contrairement aux locales. Son impressionnante transformation ne laisse guère imaginer qu’elle est originaire d’un monde aux couleurs bien plus neutres et ternes.
Ce changement l’effraye. Elle a passé de nombreuses années à essayer d’accepter son reflet dans le miroir et voilà qu’elle doit tout recommencer. C’est ça qui tue son optimisme et son euphorie.
Lucie sent l’angoisse et la contrariété qui habitent son amie depuis qu’elle a remarqué ce chamboulement physique.
Les deux filles s’asseyent côte à côte sur le sol et regardent en silence la mer. Réhys est couché mais la nuit n’est pas encore tombée.
- Tes cheveux sont magnifiques, observe Lucie.
Les joues de Charlotte rougissent, elle baisse le regard vers ses mains qu’elle entortille entre elles.
- Tu trouves ?
- Bien sûr. Tu es superbe. Tu es unique.
Un sourire se dessine sur ses lèvres. Ses joues s’empourprent de plus belle. L’espace d’un instant une étincelle brille dans son regard mauve, une complicité muette s’installe entre elles deux.
Bien décidée à faire briller cet éclat dans les yeux de Charlotte, Lucie saute à pieds joints dans l’eau et l’éclabousse. Elle sursaute, interdite, avant de rejoindre son amie dans l’eau. Elles rient comme des enfants, courent pour éviter les vagues provoquées par l’une ou par l’autre et finissent par s’écrouler toutes deux dans l’écume mourante.
Elles rentrent au village trempée, tremblant de froid, des étoiles dans les yeux et un sourire encore plus étincelant accroché au milieu du visage.
Cette parenthèse enjouée ne dure pas : elles sont accueillies par le regard sévère d’Olguéna qui les attend depuis bien avant le coucher du soleil.
Une fois les Sept réunis devant la vieille dame, celle-ci entame sa litanie habituelle. Elle évalue leurs avancements respectifs, soupire, leur prodigue ce qu’elle juge être de précieux conseils, râle, rappelle la menace qui pèse sur eux et leurs engagements auprès de l’Inckya.
Lucie ne prend même plus la peine de l’écouter. Depuis qu’ils sont arrivés elle entend le même discours tous les soirs. Du coin de l’œil elle aperçoit Sarah s’évader en pensées par la fenêtre et Thomas jouer discrètement avec des moutons de poussières dénichés ça et là.
Ce soir Olguéna n’est pas tranquille, quelque chose se trame, elle le sent. Elle frappe son bâton au sol pour recentrer l’attention dissipée de ses élèves.
- Les enfants, j’ai observé vos progrès. Et ils sont impressionnants. Mais vous pouvez faire encore mieux. Vous devez faire encore mieux.
Elle insiste sur « devez ». Quelque chose la tracasse.
Qu’ils utilisent leurs pouvoirs pour se divertir, se faciliter la vie ou faire le bien est une chose mais ils doivent aussi apprendre à se battre avec. Et à tuer.
Oter une vie n’est pas une chose facile, dans aucun cas. Mais dans une guerre, c’est parfois la seule issue. Et une seconde d’hésitation peut vous coûter la vôtre. Il faut être préparé.
Malheureusement rien ne peut jamais former qui que ce soit au combat, à l’adrénaline de ce moment, à l’atrocité du champ de bataille, à l’horreur de la guerre. Il faut savoir utiliser ses pouvoirs de façon naturelle, instinctive. Et pas seulement pour se défendre. Il faut développer un mode de pensée agressif, il faut attaquer.
Les prédécesseurs de Laura anéantissaient des armées en les regardant mourir de maladies inconnues ou de vieillesse prématurée tandis que ceux de Mathieu les embraser jusqu’à ce que même leurs os aient disparus. Les ancêtres de Charlotte dénaturaient les armures des soldats et embrouillaient leurs esprits afin qu’ils ne reconnaissent plus amis et ennemis et s’entretuent jusqu’à ce que les parents d’Aurore ne creusent le sol sous leurs pieds, créant une fosse commune qu’ils refermaient aussitôt. Les aïeux de Sarah les emprisonnaient dans des tombeaux de glace où ils mourraient de froid, d’épuisement, de faim. Les ascendants de Thomas poussaient vers les falaises des troupes entières avant de les précipiter dans le vide. Les porteurs de l’ambre téléportaient directement les soldats dans la cheminée d’un volcan en fusion.
Ils anéantissaient les armées adverses sans jamais perdre un seul homme. Jusqu’à l’arrivée des Mariquais… Pour une raison inconnue les Sept n’avaient pas su utiliser leur potentiel et s’étaient contentés de sorts de pacotilles qui avaient coûté la vie de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. La situation actuelle n’a été rendue possible que par leur incompétence et leur inexplicable inaction.
Afin que le retour des Sept ne se résume pas en un faux espoir, les maîtres mots de l’enseignement d’Olguéna se résument en deux points : savoir se montrer agressif et ne pas se laisser submerger par ses émotions.
La magie est comme les paroles, comme les pensées. Une colère trop grande et les pouvoirs deviendraient incontrôlables. Une peur trop intense et ils ne parviendraient pas à s’exprimer.
Au loin un écho résonne dans les hauteurs des montagnes. Des cris, des chevaux, des soldats.
- Fuyez !
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