C’est le vide absolu. Ici, il n’a rien à attendre... Pas d'avenir, aucune porte de sortie. Tout est tellement sombre, dépourvu de vie, d’espoir et d’émotions. Ne rien voir, ne rien ressentir, mais seulement être là, piégé, égaré... marchant seul, encore et encore, sans vision et sans but. Aucun son, pas le moindre bruit, si ce n'est l’écho de pas lourds et réguliers avançant dans le néant. Mais au fond, quelle importance ? Juste continuer dans ce noir infini et ne jamais s’arrêter.

Qui est-il ? Qui sommes-nous ? Ou plutôt, non... . Qui suis-je ?

Une soudaine prise de conscience. Je m’immobilise. Il me semble que c'est la première fois que je marque un temps d’arrêt depuis ma longue errance. Je tremble. De légères gouttes de sueur perlent sur mon front. Le mouvement lent, comme si mon corps pesait une tonne, je perce les ténèbres pour examiner ce que je pense être mes mains. Des mains ? Il y a encore une minute à peine, ce mot pour désigner ces curieux appendices qui pendent aux extrémités de mes deux balanciers, m’était totalement étranger. Et ce « je » que j'utilise, comme si je cherchais à devenir quelqu'un, alors que j'ai la sensation de n'être juste qu'une âme errante. Que se passe-t-il ? Que m’arrive-t-il ? D’où me viennent ces nouveaux raisonnements ? Voilà que tout s’éclaircit dans mon esprit. Voilà que je comprends que je ne suis pas perdu et encore moins... seul. Voilà que je distingue le Bien du Mal.

— Pppp... Papaparler... parler...

Voilà que je sais parler. Et comme une évidence, je me sais aussi capable de lire et d’écrire. Pourquoi et comment ai-je connaissance de ça ? Je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être l’ai-je expérimenté, puis oublié... Et ce nom qui me vient à l’esprit, qui résonne, tourne et tape dans ma tête comme un tambour. Yannis ! Qui est Yannis ? Moi ? Un autre ?

Soudain, une lumière blanche remplace l’obscurité et m’entoure de sa chaleur douce et agréable. Le sol dur sous mes pieds a disparu. Je ne tombe pas, je flotte. La chaleur devient plus forte et un son aigu transperce mes tympans. J’ai mal. Je veux boucher mes oreilles, mais je n’y arrive pas. Comment faire cesser cette torture ? J’ai l'impression d'être une bulle de savon sur le point d’exploser.

— Ouvre tes yeux ! m’est-il demandé.

Une voix ? Je ne rêve pas. Je viens d'entendre une voix féminine qui veut que j’ouvre les yeux. Mais ils sont déjà ouverts ! Qu'est ce que ça signifie ?

— N'aie pas peur, rajoute la voix. Ouvre simplement les yeux et lâche prise.

Je ne comprends décidemment rien a ce qui ce qui m’arrive. Que se passe-t-il ? Je suis déboussolé. J’ai l’impression d’être comme un nouveau-né doté d’une science immense qu’il découvre et n’a jamais encore utilisé. C’est fou… Autre nouveauté. En moi, un sentiment jusque-là mystérieux. L'espoir ! Cet espoir qui me fait croire que rien n’est inéluctable, que tout est possible. Fort de cette espérance, j’abaisse mes paupières et je me détends du mieux que je le peux malgré la chaleur qui m’étouffe et ce bruit strident qui vrille dans mes oreilles.

Soudain, le silence. Je soupire et décide de rouvrir les yeux. Je les referme immédiatement. La lumière dans la pièce est si intense que mes pupilles ne peuvent en supporter l’éclat. Je reste paupières closes et je me questionne sur cette lumière qui a l'air... réelle. Je suis bien. Je suis allongé sur quelque chose de moelleux, d’extrêmement confortable. Pourtant, je ne saurai dire de quoi il s'agit car je n’ai pas eu le temps de le voir.

— Bienvenue Yannis ! Ou devrais-je dire CX4068 ?

C’est la même voix que tout à l'heure. Elle vient de m'appeler CX4068. Cela signifie que Yannis ce n’est pas moi. Subitement, tout s’éclaire. Je sais qui je suis ! Et pour la toute première fois, j’utilise mes capacités vocales pour exprimer mes pensées :

— Je suis un clone, c'est ça ?

— Tout à fait !

Je suis troublé. D’où me vient cette conviction sur mon identité ? On dirait que toutes les pièces du puzzle s’emboîtent toutes seules. Inutile donc de me triturer les méninges pour connaître le pourquoi du comment, car toutes les réponses me viennent de façon spontanée.

— Mais ici, nous utilisons plutôt le terme « Sujet de test B », ajoute la voix.

À cela, je ne réponds rien. Je sais tout à présent. Je sais que personne ne pourra plus modifier le cours des choses, intervenir en ma faveur et changer mon triste sort de clone. À peine m’a-t-on réveillé à la vie, que déjà, on m’en retire tous ses bienfaits et qu’on m’envoie vers la mort. Je suis anéanti.

— Votre décès sera instantané et vous n’aurez pas le temps de souffrir « Sujet CX4068 ». Nous tenons néanmoins à vous remercier pour votre contribution qui a participé à l’amélioration comportementale et nous a grandement aidé dans nos travaux de recherche ! Votre séjour parmi nous aura été court, mais bénéfique ! Au nom de la science, je vous dis merci et adieu !

Avant le moment fatidique, je décide d’affronter la lumière pour voir où je suis et qui me parle. Derrière le halo surpuissant, j’entrevois la jeune femme qui s’adresse à moi. Elle ne m’est pas inconnue. Je connais son visage. L’environnement m’est lui aussi familier. Rien ne me surprend dans tout ce que je découvre. La seule chose qui m'interpelle, c’est ce petit garçon qui me regarde au travers de la vitre. Il a le nez collé au carreau. Il a l’air très intéressé par moi et par ce qu’on me fait. Sa bouche se desserre et ses yeux s’ouvrent d’étonnement quand il s’aperçoit que je le fixe. Je ne peux me détacher de lui. C’est comme si quelque chose nous reliait. Deux mots tournent alors dans mon crâne : Yannis, Yannis, douleur, Yannis, douleur, douleur...