Chapitre Premier

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 Les doigts squelettiques d'Helen Bown se resserrèrent autour du poignet de son neveu, plantant ses petits ongles parfaitement limés dans sa peau pâle. Son autre main, encore gantée, était plaquée contre sa poitrine creuse, comme pour se protéger d'un quelconque contact physique avec les garçons et leurs parents qui se pressaient à travers le hall. Ils s'entrecroisaient, se bousculaient et jouaient des coudes pour se frayer un chemin sinueux à travers la salle ; certains traînaient des pieds, le visage sombre et d'humeur morose, tandis que d'autres sautillaient gaiement, abandonnant leur famille au beau milieu de la foule pour retrouver leurs amis des années passées en échangeant une grimace complice.

 Certains élèves – souvent les plus jeunes qui ne devaient pas avoir plus d'une douzaine d'années – avaient déjà revêtu l'uniforme de l'établissement, et marchaient en projetant leurs bottines noires et vernies en avant à chacun de leurs pas comme s'ils espéraient attirer quelques regards envieux sur leurs vêtements neufs. Ils portaient la main au nœud de leur cravate rayée, glissaient un doigt entre le col blanc de leur chemise et la peau de leur cou, ajustaient sans cesse leur blazer noir ou les manches de leur pull gris sur lequel l'écusson rouge et argenté de l'école, brodé des lettres « WI », était fièrement arboré. Aux yeux de James Anderson, ils ne ressemblaient à rien d'autre qu'à des paons exhibant présomptueusement leurs plumes resplendissantes, et le pathétisme de ce ballet de vanités ne parvint qu'à lui arracher un rictus méprisant. Il commençait déjà à les imaginer criailler en faisant hardiment la roue lorsqu'un jeune homme brun aux cheveux fins parfaitement coiffés, d'énormes lunettes aux branches noires posées sur le nez, fondit dans sa direction en serrant un calepin contre son torse.

 Il s'immobilisa finalement à un pas d'Helen, et un sourire poli mais presque imperceptible passa brièvement sur ses lèvres.

— Bonjour, bienvenue à Whitwood, dit-il d'une voix hachée comme s'il répétait un texte appris sur le bout des doigts. Je n'ai pas souvenir de t'avoir déjà croisé auparavant, est-ce ta première année au sein de notre établissement ?

 Sans attendre de réponse, il jeta un bref regard en direction d'un jeune homme qui l'observait depuis un coin du hall, une masse de cheveux noirs bouclés au sommet du crâne, une lueur froide au sein des yeux. Aussitôt, le garçon à lunettes se concentra à nouveau sur Anderson, plongeant ses yeux bleus dans les siens sans paraître le moins du monde intimidé par leur différence de taille et de carrure significative. Lorsque James acquiesça lentement, il dégaina un stylo de son blazer et baissa le nez vers son calepin.

— Ton nom, je te prie ?

— Anderson, répondit Helen avant de laisser le temps à son neveu d'ouvrir la bouche, tapotant la main de celui-ci comme s'il s'agissait d'un enfant.

— Anderson... Ah ! Te voilà, marmonna le jeune homme en rayant son nom sur sa liste, avant de ranger son stylo et de tendre son bras vers James, lui offrant une brève poignée de main. Je suis McKenzie, Victor McKenzie, président des élèves de second cycle, précisa-t-il en désignant la bande de tissu rouge épinglée à l'écusson de sa veste. Enchanté. Suivez-moi, je vais vous accompagner jusqu'aux dortoirs.


***


 Même armé d'une mauvaise foi à toute épreuve, James devait l'admettre : le terrain de l'internat était impressionnant. S'il se moquait bien de l'architecture victorienne qui semblait inspirer à McKenzie quelques airs d'historien (il avait passé les vingt dernières minutes à lui réciter des noms d'artistes du dix-neuvième siècle qu'il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam) ou du nombre d'ouvrages rares de la bibliothèque, le parc avait brillamment réussi à lui arracher un haussement de sourcil curieux. Les trois bâtiments principaux – les dortoirs, les classes et, enfin, les cuisines – étaient reliés entre eux par de larges allées de terre laissant une vue splendide sur un lac bordé de bouleaux et de chênes. Encerclé par des buttes à l'herbe rase, des dizaines d'oiseaux profitaient des quelques rayons de soleil qui perçaient les nuages en picorant la terre.

 Victor pointa du doigt le bâtiment des élèves, qui s'élevait sur quatre étages de fenêtres à meneaux et de pierres brunes.

— L'aile ouest est réservée aux élèves de premier cycle, expliqua-t-il en désignant un groupe de collégiens du pouce. Ta chambre, la 309, se trouve donc dans l'aile est. Tes valises devraient déjà avoir été montées, et je pense que l'élève qui partage cette chambre s'y trouve déjà.

— Quoi ?, s'étrangla James en faisant brusquement volte-face vers McKenzie alors qu'ils pénétraient tous les trois dans le hall. Comment ça ? Je dois partager ma chambre ?

 Victor ne fit que ciller avec lenteur devant l'air courroucé du jeune homme, comme s'il s'était intérieurement préparé à cette réaction.

— Bien sûr. Personne n'a de chambre individuelle, pas même moi. Sur ce, soupira-t-il en tapotant son calepin du bout de l'index, il me reste encore quatre nouveaux élèves à trouver, alors je vous abandonne ici. Si tu as besoin de quoique ce soit, je suis dans la chambre 320. Au revoir, ajouta Victor en adressant un sourire poli à Helen avant de tourner les talons.

 La lourde porte en bois se referma derrière la petite silhouette du garçon et, alors qu'Helen Bown et son neveu James Anderson avançaient prudemment à travers l'entrée du bâtiment jusqu'à poser les pieds sur le carrelage en damier du hall, un raz-de-marrée composé de bribes de conversations, de sanglots ravalés et de cris enthousiastes frappa leurs tympans de plein fouet. Immobile au centre de cette fourmilière grouillante de mères embrassant leurs garçons pour la énième fois et de pères rayonnant de fierté qui tapotaient l'épaule de leurs fils, James leva les yeux vers les lustres en fer noir pendant au plafond. Les escaliers formaient une spirale hypnotique sur laquelle des centaines de têtes, bras et jambes apparaissaient alors que les élèves s'éparpillaient sur les marches à la recherche de leur chambre respective.

 Cette vision lui donnait le vertige. Il ne voulait pas être ici et, outre sa chambre, il ne voulait pas partager son quotidien avec tous ces visages inconnus et anonymes. Sa tante Helen était déjà son unique famille et, à présent, elle aussi le quittait et le jetait au beau milieu d'un environnement dont il ne savait rien. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour la dissuader de l'inscrire dans cette école, mais chacun de ses arguments avait été balayé d'un revers de main. Les frais de scolarité ? Elle vendrait les meubles qui ne lui servaient plus. Le niveau attendu par les professeurs, bien supérieur aux notes que James obtenait depuis le début de sa scolarité ? Quelle importance, à grands renforts de devoirs et de punitions, il finirait bien par rattraper son retard. Après tout, s’ils avaient accepté son dossier, c’était bien qu’il n’était pas un cas si désespéré qu’elle l’aurait cru.

 James sentit un long soupir quitter ses lèvres lorsqu'il reposa les yeux sur cette femme qui l'avait toujours élevé comme son propre fils. Elle couvrait une petite famille d'un regard réprobateur en enfilant son gant noir, ses petites lèvres pincées comme si elle désapprouvait fortement le spectacle auquel elle assistait : le père, un homme âgé aux cheveux déjà blancs, passa brièvement ses bras autour des épaules de son fils et lui tapota affectueusement le dos avant de reprendre aussitôt ses distances. Un fin sourire pudique étira ses lèvres, et le même apparut sur la petite bouche du garçon aux fins cheveux noirs. Ils semblaient tous deux embarrassés par ces embrassades, mais la douceur discrète qui teintaient les yeux sombres du vieil homme remplaçait tous les gestes et toutes les paroles qu'il n'osait exprimer. Ceux de son fils, en revanche, ne cessaient de se détourner de lui, suivant les mouvements de chaque personne effleurant accidentellement son épaule en se frayant un chemin au sein du hall. À le voir agir ainsi, James en vint à se demander s’il s’agissait bien d’un sourire sur ses lèvres, ou d’une simple grimace de répulsion.

 Helen, elle, haïssait les démonstrations d'affection en public. C'est pour cette raison que, malgré tout l'amour qu'elle portait à son intenable neveu, elle se contenta de poser sa main sur son épaule et d'y exercer une brève pression en guise d'adieu. Sur ce geste, elle tourna les talons et quitta Whitwood en quelques petits pas rapides, les bras serrés contre sa poitrine.

Helen adorait James, mais elle n'avait jamais su comment l'aimer.


***


 309.

 Le jeune homme passa une main dans ses cheveux gras, plaquant quelques mèches rebelles contre ses tempes en jetant un coup d'œil autour de lui. Les couloirs commençaient à se vider à présent que tous les parents avaient quitté les lieux ; des groupes d'élèves étaient adossés aux portes des chambres, discutant de leurs vacances d'été avec leurs camarades en se vantant de leurs activités ou leurs voyages. D'autres avaient quitté le dortoir et visitaient le parc ou les salons du rez-de-chaussée, tentaient de sympathiser avec les nouveaux venus ou de se faire une place dans une bande déjà formée. Personne, en revanche, n'avait ressenti la moindre envie d'approcher James. Les regards agacés qu'il adressait à quiconque passait près de lui ne le rendaient pas spécialement sympathique.

 Prenant une grande inspiration, il posa sa main sur la poignée de sa chambre et pénétra dans la petite pièce. Depuis l'instant où il avait posé un pied sur la première marche des escaliers, il s'était mis à prier ardemment pour que son nouveau colocataire soit un garçon discret et effacé. Un garçon, en somme, assez facile à effrayer pour lui ôter toute envie de rester dans ses pattes.

— Salut !

Perdu, pensa James avec un sursaut de surprise en voyant un jeune homme brun de petite taille, son visage au nez bossu fendu d'un large sourire ravi, bondir vers lui. Il saisit sa main avec une force surprenante, et la serra avec un enthousiasme tel que son bras tout entier en fut secoué.

— Anderson, c'est ça ? J'ai lu ton nom sur l'étiquette de ta valise, dit-il de sa voix grave et traînante. Moi, c'est Hamilton. Robert Hamilton. Mais tu peux m'appeler Rob, comme tout le monde. C'est ta première année à Whitwood, non ? Moi, c'est ma quatrième. Le gars qui partageait ma chambre a demandé à en changer – je ne sais pas pourquoi. Oh, tu verras : on s'habitue vite à cette vie...

 Il continua à parler en dodelinant sa petite tête, ne laissant jamais à James le temps d'ouvrir la bouche. De toute façon, il avait cessé de l'écouter dès qu'il avait mentionné sa valise, posée au pied de l'un des deux lits simples aux draps blancs, parfaitement identiques. La chambre en elle-même, d'ailleurs, était terriblement impersonnelle : les murs recouverts d'un papier peint écru étaient dénués de toute décoration, le sol en parquet brun n'avait pas le moindre tapis pour le protéger. Une odeur de désinfectant flottait dans l'air, imprégnant les draps et, à la tête des deux lits, une table de nuit composée de deux tiroirs attendait patiemment que quelque objet de son propriétaire rejoigne sa lampe de chevet. James avait le sentiment que tout, au sein de cette pièce étroite, lui criait qu'il n'était pas chez lui.

 Ses yeux se posèrent sur ses bagages et, avant même qu'il ne comprenne ce qui lui paraissait anormal, ses sourcils se froncèrent nerveusement sur son front. Robert – ou Rob, s'il tenait tant à ce qu'un parfait inconnu l'appelle par ce surnom – avait cessé de parler et s'était mollement assis au bord de son lit, suivant son nouveau camarade des yeux pendant que celui-ci ouvrait sa valise et jetait les vêtements qui y étaient délicatement pliés par-dessus son épaule, les laissant former un tas de tissu froissé au sol. Une main fermée sur une chemise à carreaux et l'autre autour d'une paire de chaussettes noires, il releva brusquement le nez vers Hamilton, les yeux écarquillés et aussi pâle qu'un mort.

— Où sont-ils ?, demanda-t-il d'une voix rauque.

— Où est quoi ?

— Mes disques, mes magazines. Et ma radio. Tout a disparu, siffla James entre ses dents serrées par une rage naissante.

 Le bref sourire navré de Robert parvint à lui arracher un haussement de sourcil surpris, mais échoua à le rassurer.

— Dans la réserve, j'imagine. C'est là que le surveillant met tous les objets confisqués. Tu n'as pas lu le règlement de l'internat ? La musique, en dehors des clubs bien sûr, est interdite. Et tes magazines, quels qu'ils soient, n'ont pas dû leur plaire non plus.

— Le règlement ?, répéta James d'un air incrédule.

— Oui. Il est là, dit-il en ouvrant le premier tiroir de sa table de chevet pour en tirer un ouvrage à la reliure de cuir rouge gravée des mots The Whitwood Institute, règles de vie. Tu devrais lire ne serait-ce que le chapitre sur les punitions et les privations...

— Ce bouquin fait la taille de ma tête !

 Rob eut un petit rire à cette réplique, puis posa ses coudes contre ses genoux et agita un doigt devant son nez, ses grands yeux d'un bleu brillant animés par une douce étincelle de compassion.

— Tu vas traverser une sale période, camarade.


***


 Un jet d'eau glacée lui fouetta le torse, lui arrachant une exclamation de surprise lorsqu'il sentit son souffle se couper sous le choc ; bien vite, cependant, la pomme de douche fixée au carrelage blanc du mur daigna lui accorder une eau de température acceptable, mais cela n'empêcha pas James d'entendre le ricanement amusé de Rob dans la cabine voisine. Ils étaient séparés par une simple cloison qui laissait l'eau et la mousse odorante s'écouler sur leurs pieds.

 La salle de bain, commune à tous les élèves de second cycle, avait dès sept heures du matin été prise d'assaut par les élèves. Une simple serviette autour de la taille, enfilant soigneusement leur uniforme ou encore vêtu de leur pyjama, les garçons jouaient des coudes pour trouver une cabine de douche libre et encore assez propre pour être utilisable, un évier au-dessus duquel se raser, se brosser les dents ou coiffer leurs cheveux (James avait appris, non sans en ressentir un certain agacement, que la brillantine ou toute sorte d'« extravagance capillaire » était interdite dans l'enceinte de l'établissement), le tout en entretenant tant bien que mal des conversations avec leurs amis. L'humidité, la chaleur et l'écho assourdissant du moindre bruit parvenaient pourtant à les convaincre de ne pas passer plus d'une vingtaine de minutes dans cette salle, ce qui régulait relativement efficacement l'affluence. Il n'était même pas encore sept heures et demie lorsque Hamilton et Anderson – qui se sentait parfaitement ridicule vêtu de cet uniforme strict – quittèrent les dortoirs et prirent le chemin du réfectoire.

 Une brise tiède vint soulever quelques mèches de leurs cheveux aux pointes encore humides, et créa quelques tourbillons de feuilles mortes sur leur chemin. Robert marchait le nez levé vers le ciel laiteux, marmonnant quelques mots à propos de la pluie qui était tombée drue ces derniers jours. Les nuages grisâtres se reflétaient sur la surface lisse du lac au bord duquel quelques garçons en short blanc et en débardeur rouge courraient à petites foulées, rythmant leurs pas sur quelques coups de sifflet. Le club d'athlétisme, d'après Hamilton. James n'avait jamais été quelqu'un de sportif.

— Mauvaise nuit ?, demanda Robert avec un sourire amusé lorsqu'il le vit bailler bruyamment, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon gris.

— On peut dire ça, oui. Je n'ai pas l'habitude de me coucher à vingt-deux heures, soupira-t-il en haussant les épaules, j'ai eu un mal de chien à m'endormir. Foutu couvre-feu...

 Rob eut un sourire navré en lui tapotant amicalement le bras, mais ses grands yeux bleus se détachèrent du visage creusé de profondes cernes mauves de James pour s'accrocher à deux autres garçons marchant à quelques mètres devant eux, côte à côte, plongées dans une conversation apparemment passionnante. Lorsqu'il reconnut pleinement la touffe de cheveux blonds et emmêlés du premier garçon, un sourire crispé se dessina sur ses lèvres, découvrant chacune de ses dents blanches.

— Walter !, s'écria-t-il brusquement, sortant James de son demi-sommeil.

 Les garçons s'arrêtèrent en voyant Hamilton agiter gaiement la main dans leur direction, sous l'œil quelque peu décontenancé d'Anderson, avant que ce dernier ne porte à son tour son attention sur les deux élèves.

 C'était lui. Il en fut certain dès l'instant où il croisa ses grands yeux d'un vert sombre encerclés de longs cils noirs, dès l'instant où il se retrouva écrasé par son regard froid. Un coup de vent souleva les cheveux charbons qui lui couvraient le front, tranchant avec le teint pâle de son visage. C'était le garçon qui avait embrassé pudiquement son père la veille, sous l'œil réprobateur d'Helen Bown. Le garçon qui dévisageait les inconnus qui lui faisait l'affront de passer sous ses yeux alors qu'il n'osait pas regarder son propre père en face. Mais cette pensée eu tout juste le temps de traverser son esprit avant que le susnommé Walter n'émette un long grognement ennuyé et, saisissant fermement le bras de son ami, s'éloigna d'un pas pressé d'Hamilton et Anderson.

— Ah..., soupira Rob en les suivant des yeux jusqu'à ce que ce que les deux garçons disparaissent à l'intérieur du réfectoire. Moi qui espérait qu'il cesse de m’en vouloir après l'été...

— De t’en vouloir ?, demanda James en s'efforçant de retourner la tête vers lui, détachant les yeux de la haute porte du bâtiment. Qu'est-ce que tu lui as fait ?

— Eh bien..., hésita-t-il en roulant ses grands yeux bleus, arrangeant une mèche brune sur son front. L'année dernière, je suis rentré chez mes parents durant les vacances de fin d'année. J'avais ma valise dans les bras, mais elle était tellement lourde qu'elle m'a échappé des mains. Walter, qui descendait les escaliers au même moment, se l'est prise de plein fouet. Il s'est cassé une dent sur les marches.

 Robert, en tapotant l'une de ses incisives du bout du doigt à ces mots, s'empressa de secouer violemment la tête en sentant le regard de James peser sur ses épaules.

— C'était un accident, je t'assure ! Je pensais qu'il m'aurait pardonné après des mois à tenter de me racheter, mais il semble être... légèrement rancunier.

— Je ne suis pas sûr que je t'aurais pardonné, à sa place.

 Le jeune homme haussa les épaules avec détachement, puis pénétra dans le réfectoire déjà occupé par une foule de garçons en uniforme flambant neuf, installés sur des bancs tout le long de six larges tables en bois. Certains élèves étaient assis seuls, le nez baissé sur leur toast ou leur œuf au plat, tandis que d'autres semblaient parfaitement intégrés à une bande d'amis et discutaient bruyamment, lançant quelques morceaux de pain en direction de la tête d'un garçon à une autre table avant qu’une grande figure recouverte d’une cape noire ne s’arrête à côté d’eux. Ah ! Crawford. Raymond Crawford. Le surveillant général. Il l’avait vaguement aperçu lors de son arrivée à Whitwood, continuellement terré dans un coin du hall à regarder les élèves passer devant lui comme si leur simple présence était un affront, mais c’était Robert qui lui avait appris son nom. Des tas de rumeurs courraient sur lui. Des rumeurs stupides, des rumeurs d’adolescents en mal de sensations fortes, mais elles semblaient avoir efficacement laissées leur trace dans l’imaginaire collectif.

 Le dos voûté, les mains jointes au creux des reins, il arpentait les allées du réfectoire d’un pas lent, penchant d’un côté, puis de l’autre, chaque fois que ses pupilles froides et perçantes s’arrêtaient sur un élève. Il s’immobilisait alors, et ne reprenait sa marche qu’une fois qu’un silence religieux régnait à la table et que chaque élève présent dans son champ de vision gardait les yeux rivés sur son assiette.

 Il releva son nez crochu dans un mouvement presque imperceptible, juste assez prononcé pour lui permettre de toiser James des pieds à la tête jusqu'à ce que celui-ci détourne le regard. Ce qu'il ne fit pas. Croire que James Anderson pouvait craindre de paraître insolent, que ce soit auprès d’un surveillant ou même de professeurs, était bien mal le connaître. Et si quelqu'un osait le provoquer en tentant d'avoir sur lui un semblant d'autorité, il ignorait où il mettait les pieds.

 Alors James ne baissa pas les yeux. Il ne prit pas même la peine de ciller, afin de ne jamais briser, même l'espace d'une fraction de seconde, ce contact visuel brûlant et glacial à la fois. Il comptait chaque seconde qui s'écoulait sans qu'aucun des deux hommes ne rompe ce lien. Sept, huit, neuf... Le premier à baisser les yeux perdrait aussitôt la crédibilité d'une maigre tentative de rébellion, ou ce pouvoir conféré par une autorité admise et indiscutable. James savait pertinemment qu'il était celui qui devait perdre. Il devait perdre, parce que c'était son rôle au sein de cette société étrange et sous-jacente que semblait être Whitwood. Une société où chacun restait à sa place et se fondait dans une masse de blazer noir, d'un pantalon gris et de bottines vernies.

 James n'avait jamais été doué pour rester bien sagement à sa place.

 Mais, avant qu'il ne gagne ce duel, une douleur aiguë lui traversa le torse, si soudaine et violente qu'il en recula d'un pas, portant une main à son thorax endolori. Par réflexe, il avait détourné les yeux de l'homme.

— Oh, excuse-moi. Je t'ai touché ?

 James dut se mordre l'intérieur de la joue pour ne pas laisser échapper un grognement de douleur rauque lorsqu'il croisa les petits yeux plissés de Victor McKenzie, presque cachés sous ses cheveux bruns. Son nez parsemé de tâches de rousseurs était légèrement retroussé. Il s'était glissé, ou plutôt imposé, entre Robert et lui en assénant un violent coup d'épaule au torse de James, profitant impitoyablement de leur large différence de taille.

 Il l'avait frappé, et ce n'était pas un accident. Il en aurait mis sa main à couper.

 Tout en se massant le thorax dans l'espoir d'atténuer cette douleur lancinante, il reporta à nouveau ses iris bruns sur le surveillant. Il avait détourné les yeux. En revanche, deux autres visages tournés vers lui retinrent son attention depuis l'une des tables. Le dénommé Walter et le garçon qui l'accompagnait, tous deux assis à l'extrémité d'un banc, avaient levé le nez de leur assiette et le dévisageaient fixement avec une curiosité pesante, embarrassante ; malheureusement, avant que James ne puisse même esquisser un mouvement dans leur direction, Robert lui saisit le bras pour attirer son attention vers un élève de première année qui avait maladroitement renversé son verre de jus d'orange sur sa chemise blanche. Crawford avait traversé la pièce jusqu'à l'enfant dont les yeux étaient déjà embués de larmes et le fit lever de son banc en lui saisissant brutalement le bras. Le temps que James retourne à nouveau la tête vers les deux autres garçons, ils s'étaient désintéressés de lui et discutaient entre eux comme si rien ne s'était produit.


***


 Mais les cours étaient pires que tout. Pire que le couvre-feu, que les douches communes, que le petit-déjeuner insipide qu'il s'était forcé à avaler malgré la douleur de son torse. Comme il l'avait imaginé dès que sa tante avait mentionné l'existence de cet internat – et ne lui avait pas laissé la possibilité de refuser d'y être inscrit – les professeurs étaient tous des vieillards décrépits qui récitaient mot pour mot la même rengaine depuis des dizaines d'années. Ils semblaient las mais sévères, passant dans les rangs comme des ombres sombres en agitant le bout de leur règle en fer devant eux. Dès qu'ils cessaient de parler, maintenant une phrase en suspens pour laisser aux élèves le temps de prendre chaque mot en note, James n'entendait plus que la danse des stylos sur le papier et, de temps à autre, une page d'un manuel qui se tournait. Un ennui mortel.

 Il rejeta son dos contre le dossier en bois de sa chaise, qui émit un grincement inquiétant sous son poids, brisant ce silence étouffant. Il sentit les yeux de chouette de son professeur, Campbell, se fixer sur sa nuque, et le bruit des talonnettes de ses bottes contre le sol le prévint de sa présence avant même qu'il n'entre dans son champ de vision. Il s'immobilisa près de sa table, et attendit patiemment que James cesse de tapoter son stylo contre le bois de son bureau et lève les yeux vers lui avant de demander sèchement :

— Comment s'appelle-t-on ?

— Anderson.

— On se lève lorsque l'on s'adresse à un adulte.

 Quelques têtes se retournèrent aussitôt vers eux, ne voulant rien manquer de cette scène. Ceux qui avaient déjà passés une ou plusieurs années dans cet établissement le savaient bien : l'insolence des nouveaux disparaissaient au bout de quelques semaines, à grand renforts de corvées humiliantes ou de punitions douloureuses. Le premier mois était le seul et unique moment de l'année qui leur permettait d'assister à ces spectacles, et c'était là leur unique distraction durant la journée.

 Pendant un bref instant, Anderson croisa les grands yeux bleus de Robert, qui l'observait par-dessus son épaule, assis quelques tables devant lui, mais son regard à lui était bien différent de celui des autres élèves de la classe. Il ne semblait pas le moins du monde amusé par le comportement de James. Bien au contraire. Son regard avait quelque chose de triste, las, et peut-être même... soucieux.

 Avec des gestes volontairement lents et exagérés, James décroisa ses jambes, daigna lever son fessier de sa chaise et, une fois debout, joignit ses chevilles et effectua un parfait salut militaire. À ce geste, il vit Robert lever les yeux au ciel et plaquer sa main contre son front, mais il était de toute façon déjà allé trop loin pour s'arrêter maintenant.

— Soldat Anderson, monsieur.

 Si ses pitreries arrachèrent quelques sourires amusés à ses camarades de classe, son professeur, lui, sembla lutter contre la brusque envie de le jeter par la fenêtre. Au lieu de cela, il posa le bout de sa règle contre la table de James et eut un rictus méprisant.

— Monsieur Anderson, vous qui êtes si malin, j'ose croire que vous êtes en mesure de nous donner la réponse à notre équation ?

 Équation ? Quelle équation ? Il n'avait pas écouté un mot depuis le début du cours. Et les mathématiques, il devait l'avouer, était la dernière matière à éveiller chez lui le moindre intérêt. Honnête, il se contenta de secouer la tête. Face à cette réponse, un sourire victorieux passa brièvement sur les lèvres de son professeur, mais Anderson fut le seul assez proche de lui pour en être témoin.

— Dois-je en déduire que vous n'écoutiez pas ma leçon ?

 Cette fois-ci, James ne répondit pas du tout, mais il sembla à peine le remarquer.

— Vous devez avoir connaissance du règlement de cet établissement, monsieur Anderson, n'est-ce pas ? Un manque d'attention... Un coup de règle, dit-il en feignant un chagrin ennuyé. Tendez les doigts.

 Il s'écoula quelques longues secondes, cruellement sonnées par le balancier de l'horloge murale, avant qu'Anderson ne consente à s'exécuter. Que pouvait-il faire d'autre ? Résister l'aurait amené à une punition bien plus sévère que celle-ci, et il n'avait pas besoin de lire un quelconque règlement pour le savoir.

 La règle fendit l'air avec un sifflement et s'abattit sur l'extrémité de ses ongles. La douleur traversa chaque nerf de ses doigts, et remonta jusqu'à sa lèvre lorsque ses dents s'y plantèrent. Mais il ne laissa échapper aucun son, et les muscles de son visage ne se contractèrent même pas. James avait le sentiment d'être face à un cobra en plein désert : s'il devait être la proie, il ne laisserait aucun signe de faiblesse transparaître sur ses traits. Il ne s'avouerait pas vaincu si facilement.

 Comme il l'avait espéré, une certaine déception silencieuse apparut sur le visage de son professeur face à l'impassibilité d'Anderson. Il ne pouvait pas frapper à nouveau, pas sans motif de punition, et ils le savaient tous les deux.

— Assis.

 Anderson obtempéra aussitôt, réprimant un fin sourire. À sa grande surprise, il vit Rob faire de même. L'émotion qui teintait ses yeux bleus avait changé, à présent : l'inquiétude s'était muée en un sentiment qui, sans doute malgré lui, félicita le jeune homme de son insolence.

 La curiosité.

 Un ennui latent emprisonnait Whitwood, et c'était la première fois, en l'espace des quatre longues années qu'il avait passé entre ces murs, que Robert Hamilton commençait à ressentir un maigre espoir que quelque chose d'intéressant se produise grâce à un certain James Anderson.


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