Chapitre Deuxième
— Plus que quinze minutes avant l'extinction des feus, messieurs !
Hamilton poussa un profond soupir et jeta négligemment son stylo sur son exercice de trigonométrie. Il était installé en tailleur sur le matelas fin de son lit, des tas de feuilles de cours étalées sur les couvertures et un énorme manuel sur les genoux. Tendant ses bras au-dessus de sa tête, il poussa un long grognement en étirant son dos et ses épaules sous le regard curieux d'Anderson ; celui-ci venait tout juste de revenir des douches, et frottait une serviette blanche contre son crâne pour essorer ses cheveux encore mouillés. Une fois que les plus longues mèches parvinrent à se libérer pleinement de l’eau froide et à jouir de leur liberté en reprenant leur discrète teinte rousse, il jeta la serviette sur son lit et se laissa tomber aux côtés de Rob, écrasant quelques feuilles de notes qui se froissèrent sous son poids.
— Regarde-toi, les cours n'ont commencé que depuis une semaine et tu as déjà des cheveux blancs à force de réviser sans cesse, remarqua James en tapotant le sommet de son crâne du bout de l'index.
— Imbécile, dit-il avec un rire amusé tout en le repoussant doucement. Toi, en revanche, on ne peut pas dire que tu sois un grand bosseur, pas vrai ? Je ne crois pas t'avoir vu potasser une seule fois depuis ton arrivée.
C'était vrai. Tous les élèves de Whitwood croulaient déjà sous les devoirs, mais James n'en avait rendu aucun. Même s'il l'avait voulu (et il n'avait jamais trouvé la plus infime motivation à se donner la peine de gâcher le peu de temps libre qu'ils avaient à travailler) il en aurait été incapable : il ne faisait mine de prendre en note le cours que lorsque son professeur posait les yeux sur lui. En réalité, il avait passé son temps à griffonner quelques dessins sur le coin de ses feuilles, et il était même particulièrement fier du portrait qu'il avait dressé de son professeur de mathématiques : un hybride cobra-chouette armé d’une règle métallique serrée entre ses griffes pointues. De toutes les figures étranges qu’il avait créé depuis la rentrée, c’était son grand favori. Il lui avait même trouvé un rôle dans l'une des courtes scènes qu’il s’imaginait chaque soir, et dans laquelle il avait fini empaillé sur le bureau du soldat Anderson. Couché dans son lit, les yeux rivés sur le plafond pendant que Robert ronflait doucement de l’autre côté de la chambre, il murmurait pour lui-même les répliques de chacun de ses personnages jusqu’à se sentir sombrer dans un sommeil profond. Malheureusement, il ne pouvait pas s'exercer à la taxidermie son véritable professeur, et avait reçu un nouveau coup sur les doigts chaque fois qu'il avait surpris les activités artistiques de son élève durant ses cours. Le pauvre homme n'avait bien entendu pas un seul instant fait le rapprochement entre le monstre qu'avait dessiné James et sa personne.
— Potasser n'a jamais fait parti de mes activités favorites, répondit James en ouvrant le tiroir de sa table de nuit pour en tirer un paquet de cartes. On se fait une partie avant que ce vautour de Crawford n'éteigne les lumières ?
— Pas le temps, soupira Robert en se levant, refermant d'un coup sec son manuel de mathématiques. C'est le bouquin d'Alan, il faut que j'aille le lui rendre avant qu'il ne soit trop tard.
Il ouvrit la porte de la pièce et se pressa dans le couloir, James sur les talons – il ne manquait jamais une occasion de quitter sa chambre, même s'il était uniquement question de faire trois pas jusqu'à une autre porte, et Rob avait bien vite cessé de s'en étonner. Crawford, ou le « vautour » comme James aimait l’appeler, longeait les murs de son habituel pas lent, un œil sur sa montre, et escortait chaque élève qui passait devant lui d'un regard froid et menaçant. James avait l'étrange sentiment qu'il guettait avec une impatience presque palpable les élèves qui auraient le malheur de ne pas être couchés lorsque la cloche, au sommet du bâtiment, sonnerait vingt-deux heures précises. Il ressemblait à un prédateur affamé prêt à bondir toutes griffes dehors sur sa proie dès que celle-ci s'éloignerait du troupeau. Inconsciemment, James ralentissait l'allure dès qu'il passait à son niveau, les mains dans les poches de son large pantalon gris, profitant ouvertement de chaque seconde de liberté qui lui était généreusement offerte.
Robert s'arrêta devant la porte à gauche des escaliers, sur laquelle une petite plaque en fer indiquait le numéro 301. En dehors de James et lui, il n'y avait plus que deux ou trois garçons qui dévalaient les escaliers jusqu'à rejoindre l'étage de leur chambre, ou traversaient le couloir, le souffle court et le pas rapide – ils n'avaient pas le droit de courir – jusqu'à claquer la porte de leurs appartements derrière eux. Celle de la 301, quant à elle, s'ouvrit avec un grincement et laissa apparaître un grand jeune homme blond, le visage fendu d'un large sourire qui découvrait toutes ses dents blanches et carrées et creusait ses joues de deux profondes fossettes.
— Oh ! Rob, dit-il alors que le jeune homme lui tendait son livre.
— Merci pour le manuel. Je n'ai toujours rien compris à la leçon, mais j'ai au m...
Il s'interrompit soudainement en voyant deux ombres se glisser hors de la chambre, passant sous le bras tendu du jeune homme blond appuyé dans l'encadrement de la porte. Le garçon en tête bouscula brutalement Hamilton, s'imposant entre lui et le dénommé Alan sans un regard ou un mot d'excuse. Charles Walter, bien sûr. Tandis que Robert émettait un grognement indigné dans son dos, il se répandit en remerciements auprès d’Alan à propos de l'aide que ce dernier venait de lui apporter avec un quelconque devoir de géographie ; à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, James ne pouvait s’empêcher de poser les yeux sur la dent cassée, pointue, qui apparaissait alors entre ses lèvres.
C’était un garçon aux joues creuses et aux yeux sombres, à peine âgé d’une quinzaine d’années. Ses cheveux blonds semblaient avoir été coupés avec empressement quelques jours plus tôt, à en juger par leur longueur inégale, et se soulevaient en quelques épis au sommet de son crâne. Walter aurait sûrement pu être un garçon charmant si sa maigreur ne se devinait pas aussi aisément sous ses vêtements toujours trop larges pour lui et si cette dent brisée n’attirait pas immédiatement le regard de quiconque lui faisait face.
À toute heure du jour, Walter était accompagné d’un garçon aux cheveux charbons qui le suivait comme son ombre. Au cours des derniers jours, ses deux grands yeux verts avaient plus d’une fois croisé ceux d’Anderson. Ni James, ni ce garçon ne pouvait se rappeler combien de fois ils avaient eu cet échange silencieux. Ce contact ne durait que quelques secondes, avant qu'ils ne fassent mine d'admirer les fresques des murs ou la vue sur le lac que les hautes fenêtres leur offraient, mais ces échanges de regards n'étaient pas uniquement le fruit du hasard. Il semblait bien indifférent aux querelles ridicules de Walter et Hamilton, incapables de se croiser dans un couloir sans se bousculer ou se fusiller du regard. Il se contentait de resserrer sa prise sur la hanse de son sac ou sur la couverture des livres qu’il serrait contre son torse, le regard rivé sur James avant qu’il ne détourne les yeux avec une discrète moue de dédain qui disparaissait avant même qu’Anderson ne soit certain de la discerner sur ses lèvres. Malgré tout, il n’avait pas besoin de détailler longuement cette grimace méprisante pour en deviner le sens, et pour cause : sa tante faisait la même depuis qu’il était enfant et qu’il se liait d’amitié avec les gamins des mauvais quartiers. C’était particulièrement malvenu de la part d’une femme qui n’avait jamais accédé à la position sociale dont elle rêvait, mais Helen ne s’était jamais cachée de ses opinions. Et ce garçon, avec son menton bien relevé et sa manière de toiser tous les élèves qui osaient l’approcher comme si aucun d’entre eux ne méritait sa charmante compagnie, ne devait chez James rien voir de plus qu’une tache noire sur la toile dorée qu’était Whitwood. Un intrus, en quelque sorte. Et il aurait été difficile de le contredire.
Après avoir salué Alan qui referma la porte en levant les yeux au ciel en voyant Walter faire volte-face vers Hamilton. Le garçon haussa un sourcil devant Rob et son expression courroucée, couvrant d’un regard moqueur ses bras repliés contre lui comme un bouclier après ses bousculades.
— Ne me regarde pas comme ça, Hamilton. Un petit coup de coude, c'est moins douloureux qu'une dent cassée. Tu viens, Andrew ?
James reporta son attention sur l’ami de Walter. Andrew. Il s'appelait donc Andrew. Avant qu’il n’emboîte le pas de celui-ci, ses yeux verts se levèrent une dernière fois vers le visage d’Anderson, comme une étrange salutation silencieuse jusqu’à leur prochaine rencontre. Aucun rictus dédaigneux ne vint cette fois-ci pincer ses lèvres.
— Quatre minutes !, siffla Crawford en passant d'un pas traînant près d'eux, avant de disparaître au coin du couloir dans l'espoir de surprendre quelques allées et venues tardives.
À bien y réfléchir, il n’avait pas non plus décelé cette grimace méprisante lorsque Walter et lui avaient assisté à sa petite rébellion puérile contre ce vautour de Crawford, lors du petit-déjeuner. Lui, la parfaite incarnation de la descendance bourgeoise digne des bancs de Whitwood, aurait dû être le premier offusqué du moindre manque de respect envers l’autorité de son cher internat. N’est-ce pas ?
Les yeux de James dansèrent entre le dos de Walter, les escaliers qu'il descendait en compagnie d'Andrew, et les grands yeux bleus de Robert lorsqu’il l’entendit prononcer son nom afin de le tirer de ses pensées. Il ne savait pas le moins du monde pourquoi il se sentait si intrigué par ce garçon qui n'avait, en soi, rien de particulièrement remarquable, mais il trouvait au sein de ses yeux, à chacune de leurs rencontres silencieuses, une étrange lueur qu'il ne parvenait pas à décrire, ni à comprendre. Elle semblait lui venir d’une autre vie, si différente de tout ce qu'il avait vu auparavant, et pourtant terriblement familière. Ça le rendait fou.
Non. Non, James ne pouvait pas se contenter de se torturer l'esprit éternellement sans jamais lui dire un mot à cause d’un simple incident et d’une dent cassée. Sans jamais parvenir à saisir la raison de cette dissonance incompréhensible. Et il ne pouvait pas laisser passer une telle occasion. Son instinct lui criait que ce serait criminel.
Une fraction de seconde avant que la main de James ne se referme soudainement sur son épaule gauche, ce dernier vit les paupières de Rob Hamilton s'écarquiller soudainement et, au plus profond de sa poitrine, il ressentit une pincée de remord envers l'acte qu'il s'apprêtait à commettre. Une pincée, seulement, car elle fut oubliée dès que son bras se tendit d’un coup brusque et que ses doigts desserrèrent leur prise sur Robert.
— Jam... !
Il n'eut pas même le temps de prononcer son nom avant de se sentir projeté dans le vide. Une exclamation aiguë lui échappa, mais elle mourut dans sa gorge lorsque son dos heurta le bord des marches en bois. Le plafond se retrouva sous ses pieds, et il discerna les visages stupéfaits de Charles et Andrew avant que toutes les couleurs ne se mélangent devant ses yeux. Bientôt, elles ne furent plus que quelques tâches blanches, rouges, ocres ou brunes, puis disparurent dans le noir complet lorsque ses paupières se fermèrent d'elles-mêmes. Il ne ressentait pas la douleur, mais il ne pouvait qu'imaginer celle qui traverserait chaque membre, chaque muscle de son corps lorsqu'il cesserait de dégringoler les escaliers.
Heureusement, ses jambes heurtèrent de plein fouet le mur du palier inférieur, interrompant brutalement sa chute avant qu’il n’atteigne le rez-de-chaussée et envoyant une vague de douleur à travers son corps tout entier. La tête à l'envers, il entrouvrit péniblement les yeux dans l'espoir de calmer ses vertiges, mais tout ce qu'il put discerner fut la forme de Charles et Andrew littéralement plaqués contre la rampe, pétrifiés, interdits, jusqu'à ce que les jambes de Rob ne se détachent du mur et retombent mollement au sol. Lorsque le jeune homme fut parfaitement immobile, trop sonné pour esquisser le moindre mouvement, les deux garçons retournèrent la tête d'un seul mouvement vers James et le dévisagèrent avec des yeux ronds, la mâchoire pendante. Celui-ci, le bras encore tendu au-dessus du vide, à l'endroit exact où s'était tenu Rob quelques instants plus tôt, le laissa retomber le long de sa taille avant de grimacer un sourire.
— Maintenant, vous êtes quittes.
***
— Anderson ! Hamilton !
James eut un mouvement de menton en voyant Walter faire un grand geste de bras dans leur direction, indiquant les deux places libres qu'il avait réservées à côté d'Andrew et de lui-même. Le réfectoire était déjà presque plein, comme tous les samedis midi : la plupart des élèves s'y précipitaient à la sortie des cours, avalaient leur repas en quelques minutes, et se pressaient de rejoindre leur club ou certains de leurs amis pour profiter de cette demi-journée de temps libre. James adorait les samedis : non seulement cette affluence d'élèves jouait avec les nerfs de Crawford (et il prenait un plaisir sans nom à le voir courir d'un bout à l'autre de la salle) mais c'était aussi l'unique soir de la semaine où le couvre-feu avait lieu une heure plus tard. Et tout cela n'était rien à côté de ce qui était devenu, à ses yeux, le luxe le plus exceptionnel qui soit depuis son arrivée à Whitwood : le samedi était le seul jour de la semaine où la salle commune des élèves récupérait son poste de radio, emprisonné durant toute la semaine dans le bureau de Crawford.
Durant cette soirée, et uniquement celle-ci, le surveillant ne pouvait rien faire de plus que de garder les yeux rivés sur les aiguilles de sa montre, priant pour que l’extinction des feux viennent rapidement libérer ses tympans des conversations insipides des adolescents, des rires un peu trop forts à son goût et, plus que tout, de cette insupportable musique américaine dont Anderson ne se lassait pas. Entendre à nouveau le timbre de voix si unique d’Elvis Presley ou de Little Richard ôtait de ses épaules un poids invisible qui s’accentuait à chaque heure de classe. Les poils de ses bras se hérissaient dès que les premières notes atteignaient ses tympans, et il n’avait qu’à fermer les yeux pour parvenir à s’imaginer entre les murs familiers de sa chambre chez sa tante Helen. Il se laisserait tomber sur son lit, et écouterait, un sourire aux lèvres, Helen donner des coups de balai au plafond depuis le salon et lui hurler de baisser le son. Puis il fumerait une cigarette ou deux… Oh, bon sang. Comme il avait envie d’une cigarette.
— James ?
Juste une, le temps d’une chanson. Un rêve irréalisable, au sein de Whitwood. La simple présence de ce poste de radio était déjà, aux yeux de James, un véritable don du Ciel venu empêcher le silence qui régnait en maître entre les murs de Whitwood de lui ronger la raison. Le Silence. C’était quasiment une personne à part entière, rappelant son existence pesante chaque fois qu’un simple éclat de rire lui valait un regard mauvais de la part de Crawford ou des professeurs. C’était intenable. Sans musique, James se sentait dépérir. N’avoir que le son de sa propre respiration et ses pensées pour lui tenir compagnie après l’extinction des feux relevait de la torture.
— James !
Ses pupilles se détachèrent de ses doigts occupés à écraser lentement les pommes de terre de son assiette lorsque la voix de Robert parvint à l’extirper de ses pensées. Le visage perplexe du jeune homme, assis face à lui, le questionna silencieusement, mais il simula un bâillement assez convaincant pour qu’il cesse de lui prêter attention. C’était plus simple ainsi, songea-t-il en abandonnant son assiette encore pleine.
— Tu as toujours tes bleus sur le dos ?, demanda Charles dès que Robert replongea le nez dans son plat.
— Tu plaisantes ? Je ressemble à un zèbre, marmonna Hamilton en portant une main à ses reins pour les masser doucement.
— Il a de splendides rayures violettes de la nuque jusqu'au cul, sourit James tout en mordant dans une pomme verte. C'est très pratique pour le retrouver parmi les autres gars lorsqu'on prend notre douche.
Andrew et Charles rirent de bon cœur et, malgré son grognement agacé, Rob ne tarda pas à se joindre à eux. Ce garçon était terriblement mauvais lorsqu'il s'agissait d'éprouver quelque rancune envers ses amis et son sens de l'autodérision exacerbé le poussait à rire aux moqueries de James même lorsqu'elles étaient dirigées contre lui. Après sa chute tout sauf accidentelle dans les escaliers des dortoirs, Charles l'avait considéré avec une certaine curiosité, déconcerté de le voir rire à gorge déployée en compagnie de James dès le lendemain au lieu de faire preuve d'un tant soit peu de rancœur à la vue des hématomes qui parsemaient sa peau. D'une certaine façon, ce spectacle semblait l'avoir poussé à relativiser sur son propre ressentiment envers Hamilton et, même s'il se permettait de plaisanter sur la forme aérodynamique du nez bossu du jeune homme ou qu'il ricanait en prétendant le pousser chaque fois qu'ils descendaient des escaliers, il semblait peu à peu pardonner la maladresse de Rob et commencer à ressentir pour lui un semblant d'affection.
Mais bien entendu, James ignorait qu'il était, lui-même, une certaine motivation à leur réconciliation. Que ce soit du côté de Charles Walter ou de celui d'Andrew Turner, ils avaient tous deux entendu quelques rumeurs circuler dans les couloirs de l'internat à son propos. Les récits de son comportement détaché – et encore, c'était un euphémisme – en cours, ses régulières corrections à coups de règle sur les doigts qui ne parvenaient jamais à lui arracher ne serait-ce qu'une grimace de douleur, et finalement l'histoire d'amour passionnelle qu'il semblait partager avec le poste de radio de la salle commune n'avaient pas manqué d'attiser leur intérêt. Les personnes intrigantes se faisaient rares à Whitwood, et plus les jours passaient, plus les excentricités de James Anderson attiraient l'attention. Et ce n'était pas toujours une bonne chose.
— On va réviser le latin à la bibliothèque cette après-midi, vous vous joignez à nous ?, proposa Andrew entre deux bouchées de son plat.
— Je devrais, oui, mais j'ai pris du retard en histoire, répondit Rob en découpant tant bien que mal sa viande dure comme l'acier, donnant quelques coups de coude accidentels à Turner sous l'effort.
Son couteau dérapa dans son assiette et manqua de peu la main de Charles, qui eut un brusque mouvement de recul avec une exclamation indignée, l'accusant d’un regard noir de l'avoir volontairement visé. N'ayant en aucun cas besoin de mots pour comprendre ce regard méfiant, Robert secoua vivement la tête, puis se retourna aussitôt vers James dans l'espoir de l'implorer télépathiquement de faire diversion ; au lieu de ça, il tomba nez-à-nez avec le visage décomposé du jeune homme, qui les dévisageait les uns après les autres la bouche grande ouverte. Un petit morceau de pomme s'en échappa et chuta sur sa cuisse, mais il ne sembla pas s'en apercevoir.
— Vous êtes sérieux, les gars ?, dit-il d'une voix rauque, passant un revers de manche sur ses lèvres pour en essuyer le jus. Vous savez quel jour on est, aujourd'hui ?
— Je sais surtout que j’ai un devoir de six pages à rendre pour lundi, soupira Andrew en roulant des yeux.
— Je me fous du latin, de l'histoire ou de je ne sais quelle matière. Vous savez qui passe à la radio ce soir ? Elvis putain de Presley. C'est ça, lui-même ! Et je ne vais pas gâcher ce jour à étudier le passé, ajouta-t-il dramatiquement sous le regard amusé des deux autres garçons. À mort le latin !
— C'est déjà une langue morte.
James adressa un regard désabusé à Turner sur cette dernière réplique, mais celui-ci ne lui répondit que par un haussement d'épaules silencieux avant de se lever et jeter la anse de sa sacoche sur son épaule. Il ramassa le carnet noir qu'il avait posé près de son assiette et, alors qu'il s'apprêtait à tourner les talons et quitter le réfectoire sans un mot, il surprit une fois de plus l'observation insistante d'Anderson sur son visage. Pour une raison obscure, et même à présent qu'ils s'adressaient régulièrement la parole, James avait toujours cette habitude étrange de le dévisager comme si des cornes lui avaient poussé sur le crâne. Il épiait avec une concentration remarquable la moindre expression qui s’aventurait sur son visage, à tel point qu’il en perdait parfois le fil de leur conversation et renonçait à avoir le dernier mot – ce qui était, en soi, inquiétant de sa part. Mais pourquoi ? Pourquoi lui, des dizaines et dizaines d’élèves de Whitwood, était celui qui avait retenu son attention de la sorte ? C’était bien loin de l’enchanter. Walter, lui, en aurait probablement été ravi. Anderson ci, Anderson ça – il n’avait que son nom à la bouche. Dès qu’Andrew tournait le dos, il le surprenait à suivre James comme un caneton suivrait sa mère. Lui, il n’était pas comme ça. Jamais il ne quémanderait l’attention de qui que ce soit, et encore moins d’une personne telle qu’Anderson. Que dirait son père, s’il voyait son fils sympathiser avec le genre de garçons qui lui volaient son argent de poche lorsqu’il était enfant ? Et malgré tout…
Les sourcils d'Andrew se froncèrent doucement sur son front, creusant un pli au coin de sa paupière, et il ajusta la cravate de son uniforme avant de lâcher subitement :
— Tu as un bout de pomme sur le pantalon.
Sur ces mots, il leur tourna le dos et s'éloigna la tête haute, sans un regard en arrière. Anderson avait aussitôt baissé la sienne vers ses genoux et nettoya d’un revers de main le pantalon de son uniforme avant de reporter son attention sur Charles, un peu renfrogné.
— Je serais prêt à me couper la main pour comprendre comment ce type a survécu seize ans sans se faire tabasser tous les jours, même en vivant à Londres.
— Il ne vient pas de Londres. Sa famille habite à Newcastle, je crois. J’imagine qu’il est trop prétentieux pour prendre l’accent du coin.
Newcastle ? James planta ses dents dans sa pomme et observa pensivement la porte du réfectoire, comme s’il pouvait encore y voir dans l’entrebâillement Andrew s’éloigner de leur table avec le menton fièrement levé vers le plafond. Ce n’était pas si loin de sa ville natale ; une vingtaine de kilomètres, tout au plus. Il se souvenait même y avoir passé une journée ou deux quelques années plus tôt. Qui sait, peut-être avait-il même déjà croisé Andrew au détour d’une rue ?
— Personne ne l’aime, continua Charles avec un haussement d’épaules. Je fais une bonne action en étant son ami.
***
— Couvre-feu dans quinze minutes !
À travers le reflet des lampes sur les carreaux de la fenêtre martelés par la pluie, James vit la silhouette voûtée de Crawford relever sa manche et tapoter le bout de son index contre le cadran de sa montre. Sans en détacher les yeux, Anderson leva la main et tourna lentement l'un des boutons en plastique ronds du poste de radio, augmentant le volume. La voix chaude et suave d'Elvis Presley grésilla doucement, puis résonna sur les murs recouverts par des tapisseries hideuses aux motifs de faune et de flore. Toujours à travers le reflet de la fenêtre face à lui, il vit le visage fin d'Andrew se lever vers lui, recroquevillé à l'extrémité de l'un des canapés en cuir brun avec son manuel de latin sur les genoux. Charles et Robert, assis en compagnie d'autres garçons à une table sur laquelle étaient éparpillées des cartes, détachèrent leurs yeux de leur jeu pour se retourner à leur tour vers lui.
— Anderson, gronda froidement le vautour en posant ses petits yeux noirs impénétrables sur la nuque de James. Éteignez cet engin, à présent.
James était assis à califourchon sur une chaise en bois, les bras posés contre le dossier et le menton sur ses mains. Cela faisait près d’une heure qu'il n'avait pas bougé de sa position. Pas un mot, pas un signe d'intérêt quelconque envers les autres êtres humains qui peuplaient la pièce, même lorsque ceux-ci éclataient de rire en passant dans son dos. Le bout de son nez aquilin était presque collé contre l'enceinte du poste de radio, et il se contentait de tendre de temps à autre les bras au-dessus de sa tête lorsque ses muscles commençaient à l'élancer douloureusement. Mais si toutes les courbatures du monde ne pouvaient pas l'éloigner de son siège, ce n'était certainement pas Crawford qui y parviendrait : impassible, il augmenta à nouveau le volume.
— Anderson !
Et encore. Toute conversation s'était éteinte, à présent, et toutes les paires d'yeux étaient rivées sur lui dans un silence royal uniquement brisé par les notes de musique grésillantes. Il adorait ça. La voix d’Elvis, les regards anxieux portés sur lui, la rage brûlante du vautour dans son dos… Il avait l’impression d’être intouchable. Un trouble-fête tenace qui perturbait la scène parfaite qu’ils tentaient de jouer. Et tous les coups de règle qu’il pouvait recevoir n’y changeraient rien.
Les pas lourds et rapides du surveillant, lorsqu'il traversa la pièce, s’employèrent alors à briser cette douce allégresse qui s’insinuait en lui ; d'un coup sec, il enserra le bras de James de ses griffes et le poussa brutalement hors de son siège. James écarté et quelque peu sonné, il éteignit d’un geste brusque le poste de radio.
Imitant les élèves qui assistaient, interdits, à la scène, Crawford reporta ses petits yeux noirs injectés de sang vers Anderson. Comme si ses tympans ne supportaient pas ce brusque silence, les battements furieux de son cœur se mirent à résonner au creux de ses oreilles. La poitrine du jeune homme se soulevait sous la respiration rapide et saccadée qui s'échappait en sifflant entre ses dents serrées. Ses yeux bruns étaient rivés sur ceux de l'homme, et ni l'un ni l'autre ne cillait, ne désirant en aucun cas rompre ce contact menaçant qui les liait. C’était exactement la même chose que ce matin-là, alors qu’il venait de poser un pied dans le réfectoire et que cet homme l’avait dévisagé comme s’il n’était qu’un insecte écrasé sur le pare-brise de sa voiture ; mais cette fois-ci, Victor McKenzie n’était pas là pour le contraindre à baisser les yeux et à se fondre dans la masse. James pouvait sentir son sang bouillonner dans ses veines, ses oreilles bourdonner et une chaleur brûlante envahir son torse. Chaque punition, chaque coup de règle reçu, en fin de compte, ne faisait que projeter une nouvelle étincelle sur la rage grandissante qui lui consumait déjà la poitrine. Ce poids sur ses épaules qui semblait disparaître chaque samedi ne faisait en réalité que prendre de l’élan pour mieux l’écraser dès que le Silence parviendrait à se glisser à nouveau dans son ombre.
Un fourmillement parcourut les veines de ses bras lorsque ses ongles se plantèrent dans ses paumes. Ce jour-là, au réfectoire, Victor l’avait frappé à la poitrine pour le forcer à détourner les yeux, comme on lancerait une couverture sur une gerbe de flammes afin de l’étouffer. Peut-être avait-il vu juste, songea James en inspirant une bouffée d’air par les narines. Il n’y avait aucune issue s’il laissait sa colère lui ronger les tripes. Il ne pouvait décemment pas libérer la force qui pulsait dans ses doigts. Il avait une meilleure idée, une idée qui ne lui demandait que de contrôler ses nerfs, une idée qui le satisferait bien plus une fois exécutée que tous les coups que sa raison retenait tant bien que mal.
Alors il passa le bout de sa langue sur ses lèvres et, tout en maintenant autant que possible sa tête bien haute pour qu'il n'ait jamais la chance de le voir baisser les yeux, James tourna le dos au surveillant et quitta la salle commune.
— Faites attention à vous, monsieur Anderson, entendit-il murmurer froidement dans son dos avant qu'il ne s'engage dans le couloir des dortoirs.
Sans un regard en arrière, il tourna au coin du mur, laissant son épaule frotter contre la peinture couleur sable. Ses mains tremblaient terriblement, ses dents grinçaient, sa poitrine brûlait, malmenée par les battements furieux de son cœur. Il pouvait clairement entendre, dans un coin de sa tête, les mots que prononcerait sa tante Helen si elle l'avait vu entrer dans une telle colère pour une simple histoire de radio :
« Il n'y a pas lieu de se mettre dans des états pareils. Grandis un peu, James : il y a des moyens plus adultes de régler un désaccord que le recours à la violence. »
Oh, oui. Il y avait d'autres moyens. Et il savait précisément lesquels.
— Anderson !
Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, mais ne cessa pas sa marche en direction de la chambre qu'il partageait avec Hamilton. Celui-ci, suivi de près par Walter et Turner, accourut jusqu'à lui et, dès qu'il fut à son niveau, se pencha doucement en avant pour détailler curieusement le visage de James avec autant d'intérêt que si un troisième œil avait poussé au beau milieu de son front.
— Tout va bien ?, s'enquit-il en fronçant doucement les sourcils, posant une main sur l'épaule de son ami lorsqu'il ouvrit la porte en bois de la chambre 309.
Elle émit un long grincement inquiétant lorsqu'Anderson la poussa du bout des doigts, puis il laissa sa main se refermer sur la poignée en fer noir avant de se retourner soudainement vers Andrew et le carnet noir serré contre son torse, et vers Charles dont les cheveux blonds encore humides après sa douche ondulaient librement sur ses tempes. Dès que son visage apparut aux deux garçons, ils laissèrent échapper une faible exclamation de surprise et furent secoués d’un mouvement de recul, les yeux ronds comme des soucoupes.
James souriait, et de toutes ses dents. Les narines de son nez aquilin creusaient ses joues, et les cernes violacées aux coins de ses yeux sombres donnaient au portrait un air presque machiavélique.
— Ce soir, on sort, déclara-t-il d'une voix curieusement calme.
— Que... Comment ça, « on sort » ?, bégaya Robert en clignant prodigieusement rapidement ses paupières. Qu'est-ce que tu racontes ? Le couvre-feu est dans...
— Six minutes !, cria Crawford depuis le bout du couloir, disparaissant dans les escaliers avec un mouvement de cape.
— Six minutes, répéta Andrew avec un soupir.
James roula des yeux, écartant les bras comme dans l'espoir qu'ils comprennent ses paroles sans qu'il n'ait besoin de développer. Ce fut Charles, cette fois-ci, qui se libéra de son mutisme prudent en arquant l'un de ses sourcils.
— Tu veux dire... sortir en douce ?, dit-il d'une voix faible, presque dans un murmure.
— Exactement, Charlie, acquiesça James avec un sourire mutin, tapotant le bout de ses doigts contre la joue creuse du garçon comme pour le féliciter de sa présence d'esprit.
— C'est une blague ?, s'exclama sèchement Andrew avant qu'il ne baisse prudemment la voix en voyant un groupe d’élèves tourner curieusement la tête vers eux. Est-ce que tu as la moindre idée de ce qu'on risque si on se fait prendre hors de notre chambre après l'extinction des feux ? On va se faire tuer, c'est aussi simple que ça !
— Personne ne t'oblige à venir, froussard.
Sur cette dernière réplique, Andrew émit un étrange son mêlant indignation et colère, et ses doigts se resserrèrent sèchement autour de son carnet. Durant le bref silence qui suivit, Anderson le vit échanger un regard sévère avec Charles et Robert, comme s'il les mettait silencieusement au défi de préférer l'inconscience de James à sa raisonnable décision.
— Oh ! Arrêtez, je fais le mur depuis mes douze ans. Il n'y a aucun risque de se faire prendre : avec un peu de prudence, on passera sous le nez de cet abruti de Crawford sans même qu'il ne se doute de quoi que ce soit. Il n'est même pas question de sortir hors du bâtiment, tenta Anderson en croisant ses bras sur son torse, avant de pousser un grognement agacé. De toute façon, si vous ne venez pas, j'irai tout seul.
— Tu es incroyable, soupira faiblement Turner. Ce n'est pas un compliment, ajouta-t-il devant le sourire qui illumina brièvement le visage de James.
— Je pars à minuit, reprit-il. Si vous décidez de vous conduire comme des hommes, on se retrouve dans le hall. Sinon, tant pis pour vous.
Sur ces mots, il redressa le dos et alla s'affaler sur son lit, croisant les bras derrière sa tête et fermant les yeux, sous le regard déconcerté des trois autres garçons. Sans surprise, Andrew fut le premier à pousser un profond soupir, volontairement bruyant afin que James ait pleinement conscience de son agacement, puis tourna les talons. Escorté par les pupilles des deux autres jeunes hommes, il descendit rapidement les marches du dortoir jusqu'au palier du deuxième étage et disparut au détour d'un couloir.
Charles et Rob échangèrent un dernier regard, pinçant simultanément leurs lèvres. Andrew et James étaient comme le jour et la nuit, aussi opposés dans leur comportement que dans leurs opinions. Pourtant, et bien au-delà de la curiosité inconsciente qu'Anderson ressentait à l'égard du garçon, ils partageaient un point commun qui n'avait pas échappé à leurs deux amis : ils étaient, l'un comme l'autre, aussi têtus qu'une mule.
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