Chapitre Troisième
Minuit sonnait. Dès que la cloche cessa de résonner à travers le parc et que l'écho mourut contre la fenêtre de leur chambre, James extirpa ses jambes de la couverture et posa les pieds sur le parquet froid. Un léger grincement brisa le court silence qui enveloppa la chambre plongée dans les ténèbres, puis le son de la cloche retentit une seconde fois.
Une, deux, trois secondes s'écoulèrent avant qu'il ne quitte entièrement l'étreinte chaude et confortable de ses draps. Quatre, cinq, six secondes. Lorsque la respiration lourde et lente de Robert, entrecoupée de quelques ronflements, cessa de lui parvenir, le troisième coup de la cloche sonna. Le parquet craqua sous chacun de ses pas, la porte de son armoire émit une plainte inquiétante lorsqu'il l'entrouvrit et en tira un pull en coton noir qu'il enfila au-dessus de son débardeur blanc. Mieux valait éviter de porter des couleurs voyantes même sous un faible faisceau de lumière. En s'accroupissant au sol, il tira de sous son lit les bottes tâchées de boue sèche qu'il portait le jour de son arrivée.
— James ?
Anderson leva la tête vers le lit d'Hamilton lorsque la voix rendue rauque par le sommeil du jeune homme lui parvint comme un murmure. Maintenant que ses yeux s'étaient quelque peu habitués à la pénombre, il parvint à voir le garçon se redresser avec des mouvements imprécis, dodelinant légèrement la tête dans l'espoir de repousser la fatigue.
— Merde... Tu vas vraiment le faire ? Tu vas vraiment sortir ?, demanda-t-il une fois correctement assis sur son matelas, passant et repassant les paumes de ses mains contre son visage et ses paupières.
— Évidemment que je vais le faire.
— Tu vas te faire coincer, tu sais ? Je suis quasiment certain que Crawford ne dort jamais. Il n'y a aucune chance que tu parviennes à lui passer sous le nez.
Cette fois-ci, James ne prit pas la peine de répondre. Il ne savait pas le moins du monde si Robert était capable de lire la détermination qui marquait ses traits à travers la pénombre de la chambre, mais il entendit très distinctement le soupir résigné du garçon lorsqu'il tourna les talons et se dirigea d'un pas décidé vers la porte. Au moment où il posa la main sur la poignée, il sentit brusquement une certaine agitation dans son dos et, lorsqu'il jeta un coup d'œil au-dessus de son épaule, il distingua la petite silhouette de son ami en train de jeter ce qui semblait être un peignoir sur ses épaules, debout au centre de la pièce.
— Mais qu'est-ce que tu fabriques ?, murmura James.
— Tu ne crois tout de même pas que je vais te laisser risquer ta peau tout seul ?
***
Toutes les appliques du couloir étaient éteintes, elles aussi, et seule la lueur argentée de la Lune qui caressaient les carreaux des fenêtres à meneaux leur permettait de distinguer où ils mettaient les pieds. Les deux garçons se glissaient le long des murs comme deux ombres, s'immobilisant dès qu'ils leur semblaient percevoir le moindre craquement sur le parquet. De temps à autre, lorsqu'ils collaient le dos contre le bois froid d'une porte, ils entendaient quelques ronflements s'échapper des chambres, mais ils disparaissaient bien vite sous leurs battements de cœur rapides et assourdissants, envoyant des vagues d'adrénaline pulsante dans leurs veines.
Guettant la présence de Crawford au détour d’un couloir, les doigts de Robert se posèrent au creux du dos de son ami, quémandant son attention avant de désigner le coin d’un mur où un faisceau de lumière blanc ovale se balançait sur le parquet en approchant dangereusement de leur position. Bloquant son souffle, collé contre le mur comme une gravure de l'Égypte Antique, James plaqua une main contre la bouche de Rob et porta son index contre ses propres lèvres. Le pas traînant, le bec grand ouvert pendant qu'un long bâillement sonore s'échappait de sa gorge, une silhouette familière se dessina dans l’obscurité. Le professeur Campbell. La lumière de sa lampe torche passa sur les lattes du parquet, sur les plinthes en bois verni des murs, et effleura dangereusement l'extrémité de la botte de James lorsqu’il jeta un regard curieux dans le couloir.
Il sentit son cœur bondir douloureusement au sein de sa poitrine. L'afflux de sang empourprait son visage, délaissant les membres de son corps totalement paralysés. Ils n'étaient qu'à une dizaine de mètres de leur chambre ! Ils ne pouvaient pas échouer maintenant, et certainement pas après avoir juré si longuement que tout se passerait pour le mieux auprès des autres garçons, même s'il doutait que Charles et plus encore Andrew soient au rendez-vous.
Mais la lueur s'éloigna avant de laisser son propriétaire distinguer le pied d'Anderson. Elle se retourna vers l'autre bout du couloir, et Campbell s'y engagea d'un pas traînant en tirant un trousseau de clés de la poche de son peignoir ample. Quelques secondes plus tard, le bruit de ses pas laissa le Silence reprendre ses droits tandis qu’il se traînait jusqu’à ses appartements. Tout s'était joué à quelques centimètres.
James relâcha sa prise sur le visage d'Hamilton, qui se laissa mollement glisser le long du mur, la respiration rapide et sifflante.
— Merde... J'ai l'impression d'être une putain de proie poursuivie par un chasseur !, murmura Robert avec une grimace tendue.
James eut un fin sourire amusé, mais le perdit bien vite. Une proie. Un chasseur. Oui, c'était exactement les termes qui décrivaient ce sentiment étrange qui l'habitait depuis son arrivée à Whitwood. Ils n'étaient que de petites proies inoffensives, surveillées de près par quelques chasseurs à l'autorité indiscutable. Les professeurs tiraient sur eux à bout portant, avec leurs coups de règles et leurs privations insensées. Quant à Crawford, il lui semblait que jamais le surnom de vautour n'avait été si juste.
Une proie et des chasseurs. Il aimait bien cette idée.
Heureusement, Robert, lui, était bien trop occupé à remercier le ciel de l'avoir épargné pour se préoccuper du sourire étrange qui étirait les lèvres fines de James.
Sans un bruit, Anderson effectua une légère pression sur son bras et, d'un mouvement de tête, lui intima de le suivre sans traîner. Il se pencha prudemment vers le couloir, tendit l'oreille puis, lorsqu'il fut assuré d’être hors de vue, il se glissa jusqu'aux escaliers en tirant son ami par le poignet. Ils passèrent le palier du deuxième étage sans s'arrêter, n'adressant qu'un vague regard à la porte de la chambre 204, celle qu'Andrew Turner partageait avec un autre garçon de sixième année. Tandis que le carrelage en damier du hall apparaissait de plus en plus clairement sous leurs yeux écarquillés pour combattre l'obscurité, ils ralentirent finalement l'allure et se penchèrent par-dessus les rampes, l'oreille tendue. De temps en temps, ils parvenaient à deviner la position d’un professeur flânant encore dans les couloirs grâce au rayon de lumière blanche qui émanait de sa lampe et se reflétait contre les vitres, mais cela ne restait qu'une indication imprécise. Ils devaient être rapide.
— James..., tenta Rob en se penchant près de l'oreille de son ami. Qu'est-ce que tu as en tête, exactement ?
Anderson ne lui répondit que par ce sourire énigmatique qui ne l’avait pas quitté depuis le début du couvre-feu, puis acheva de descendre l'escalier sans un bruit. Dès qu'il posa un pied sur le carrelage, il plissa les paupières et parcourut la salle des yeux : il peinait à reconnaître l'endroit continuellement noyé sous des flots d'élèves trottant d'un endroit à l'autre, criant, riant, jetant leur sac, un manuel ou un cahier par-dessus les rampes en direction de l'un de leurs amis. Il ressentait un étrange sentiment de solitude, comme devant une pièce vidée de ses meubles.
— James !
Anderson sortit brutalement de ses pensées en sentant Robert le pousser précipitamment derrière l'un des larges piliers de marbre qui encadraient la porte d'entrée du bâtiment avant de sauter derrière le second. Une lumière blanche fit danser leurs ombres sur le mur, mais elle se mêla à celle des piliers, camouflant les deux élèves jusqu'à la pointe de leurs cheveux. L’homme, immobilisé au beau milieu du hall, passa encore quelques secondes à scruter intensément l'entrée des dortoirs, puis, alors que Rob avait déjà joint ses mains devant lui et murmurait des prières que James ne parvint pas à entendre, le surveillant émit un claquement de langue et tourna le dos aux deux garçons plaqués contre le marbre froid.
— C’est absolument scandaleux.
James sentit son cœur rater un battement lorsque la voix de Crawford résonna à travers le hall.
— Et croyez bien que monsieur Hoffmann en entendra parler.
— Soyez assurés que je comprends votre inquiétude, mais…
Du coin de l’œil, James échangea un regard curieux avec Robert. Cette voix lui paraissait vaguement familière, mais Hamilton, lui, manqua d’en perdre sa mâchoire.
— Ce n’est pas à moi d’être inquiet, coupa sèchement Crawford, c’est à vous, principal Lambert.
Bien sûr. La bouche de James lui parut curieusement sèche lorsqu’il se souvint soudainement de l’existence du principal de Whitwood ; il avait tendance à oublier que Crawford, malgré son ombre planant continuellement sur chaque pierre de l’internat, n’était pas à la tête de l’établissement. C’était Lambert – Pierce Lambert, plus précisément, qui se tenait sur le trône du Whitwood Institute. Il était rare qu’il quitte son bureau mais, comme tous les autres élèves, James avait assisté au discours traditionnel le jour de son arrivée. On ne pouvait pas dire que Lambert avait captivé son public : même Helen, farouchement agrippée au bras de son neveu, avait étouffé un bâillement dans son foulard. James, lui, avait passé l’ensemble de la cérémonie à compter les gouttes de sueur qui dévalait le grand front du principal et le nombre de fois où il avait essuyé ses mains moites sur son costume.
— C’est de votre faute, continua le surveillant, et uniquement de la vôtre, si Anderson a été admis dans cet établissement. Nous nous y sommes tous farouchement opposés mais vous n’en avez fait qu’à votre tête, et maintenant, nous allons tous payer les conséquences de votre incompétence.
— Ce n’est que le début de l’année, et Anderson n’est qu’un adolescent un peu plus turbulent que les autres. Vous viendrez à bout de son insolence avant l’hiver.
Crawford émit un autre claquement de langue, comme s’il s’apprêtait à répliquer, mais Lambert fut plus rapide.
— Sur ce, si vous voulez bien m’excuser, nous… nous reprendrons cette conversation plus tard.
Rob se pencha hors de sa cachette en l'entendant monter les escaliers tandis que l’homme tirait un mouchoir en tissu de sa poche pour s’essuyer le front. Crawford l’escortait du regard, les dents si serrées que la peau pendante de son cou en tremblait. Cela devait être un véritable enfer, pour un homme si dévoué à sa tâche, d’être le subordonné d’un parvenu incapable de lui tenir tête sans en avoir des sueurs froides. Alors, sans se douter que le sujet même de leur dispute se trouvait à quelques pas de lui, il tourna furieusement les talons et disparut dans le couloir voisin. Il ne pouvait nier que l’idée de tourmenter Crawford à ce point – et ce par sa simple présence à Whitwood – était particulièrement plaisante. L’entendre prononcer son nom avec une telle rage était une véritable récompense pour son comportement depuis le début des cours. Anderson s’en mordait le poing, retenant un éclat de rire sous le regard soucieux d’Hamilton. Bien sûr, il était incapable de comprendre : entendre son nom sortir de la bouche de Crawford n’était ni plus ni moins que son pire cauchemar.
James recula lentement, agitant les doigts qui n'étaient pas entre ses dents vers Robert pour qu'il suive ses pas. Mais il n'avait pas encore quitté l’ombre de son pilier lorsque, soudain, son dos entra en contact avec une surface étrange. Ce n'était pas aussi dur qu'un mur, ni aussi froid, mais c'était en premier lieu bien plus... vivant. James sentit son sang se glacer dans ses veines lorsqu'il fit brusquement volte-face et dut faire preuve d'une maîtrise hors du commun pour ne pas laisser une exclamation lui échapper en sentant le bout de son nez entrer en contact avec une matière douce et chaude à l'odeur sucrée.
— Oh mon... !
Ce cri de peur et de surprise, que lâcha le garçon qui lui faisait face, résonna contre les hauts murs du hall, laissant l'écho courir dans les couloirs, mais il ne pouvait être plus indifférent au bruit imprudent qu'ils venaient de créer. Le jeune homme fit un véritable bond en arrière et, tandis que des doigts glacés se refermaient sur le tissu du pull d’Anderson, ses mains moites agrippèrent fermement les deux bras qui s'offrirent à lui.
— T... Turner ?!, souffla James en trouvant brusquement les grands yeux verts du garçon entre les battements affolés de ses longs cils noirs.
— Anderson !
Les doigts du jeune homme se détendirent peu à peu jusqu'à totalement relâcher le tissu froissé de ses manches, mais James ne desserra pas son emprise sur les avant-bras d'Andrew, comme si ses muscles tendus par une panique tétanisante refusaient de lui obéir. Un violent frisson le secoua des pieds à la tête, et il put sentir son pouls résonner contre ses tympans, mais il savait avec une certitude surprenante et incompréhensible que tout cela n'était pas du à la peur.
L'excitation, en revanche, était une possibilité plus crédible. Un sourire satisfait lui déformait le visage, il pouvait le sentir chatouiller ses lèvres : Andrew lui avait obéi. Malgré tous ses beaux discours à propos de l'inconscience évidente de cette expédition secrète, il s'était, au même titre que Robert, laissé influencer par la confiance inconsidérée que James avait en ses propres capacités. Étrangement, il avait le sentiment, à présent qu'il savait pouvoir contraindre Turner à le suivre dans ses idées folles, qu'il pouvait y amener n'importe qui.
Au-dessus de l'épaule du garçon, il distingua le corps fin de Charles, penché en avant, qui tournait et retournait sans cesse la tête pour guetter la moindre présence indésirable. Réalisant seulement à cet instant la présence de Walter, James ne put s'empêcher de ressentir une once de déception, oh, pas envers ce garçon, mais envers lui-même. Peut-être que Charles, qui semblait ouvertement intrigué par les plans de James quelques heures plus tôt, avait lourdement insisté pour qu'Andrew l'honore de sa présence ce soir-là. Oui, c'était une théorie toute à fait plausible et, dans ce cas, James et ses talents de manipulateur n'y étaient pour rien. Rien du tout.
Les bras de Charles étaient repliés contre son torse et il ne cessait de se frotter les mains, probablement dans l'espoir de se réchauffer ; le vent froid et humide de la nuit se glissait sous les portes et sillonnait le carrelage comme un immense serpent invisible, chantant un sifflement sinistre au détour d'un couloir ou d'un autre tout en embrassant leurs chevilles. Mais cette mélodie lugubre fut perturbée par le claquement d'une porte, suivi de bruits de pas rapides et de la danse d’un faisceau lumineux contre les murs.
— C’est Crawford !, souffla Robert dans le dos de James.
Les doigts de James agrippèrent plus fermement les bras soudainement parcourus de violents tremblements d'Andrew et, alors qu'un faible éclat de lumière balayait le hall, il vit ses yeux soulignés de cernes mauves perdre l'éclat de vie qui les animait et s'assombrir gravement, fixés sur le visage d'Anderson comme s'il attendait, impuissant, qu'un éclair de génie traverse l'esprit du jeune homme et les sauve de cette impasse. James avait l'impression de le sentir se liquéfier entre ses mains, et les regards terrifiés de Charles et de Robert le saisissaient à la gorge. C'était évident qu'il était le seul à pouvoir les tirer de là : cette expédition nocturne était son idée, et même s'il avait originellement perdu tout espoir que ses amis l'y accompagnent, ils avaient par leur simple présence projeté en lui une confiance irrationnelle, étouffante et flatteuse.
Alors il ne perdit pas une seconde de plus. Il n'avait pas le temps de réfléchir.
Il projeta brutalement Andrew en arrière, heurtant Charles qui recula contre la porte en bois peint sous les escaliers, qui s'ouvrit sous son poids sans opposer de résistance. L'espace d'un instant, James avait craint qu'elle ne soit verrouillée, mais il savait au fond de lui que ce ne serait pas le cas : au cours de ces derniers jours, il avait vu plus d’une fois un élève puni entrer librement à l'intérieur du cagibi et simplement claquer la porte derrière eux en le quittant avec un seau et une serpillière dans les bras. Crawford n’allait pas perdre son temps à observer un adolescent récurer les escaliers.
Robert, sur ses talons, se plaqua contre son dos en refermant précipitamment la porte du cagibi derrière lui. Ainsi pressés tous les quatre dans un placard si ridiculement étroit, ils avaient à peine la place de tourner la tête. Une abominable odeur de moisissure se dégageait des murs, si forte qu’Anderson lutta contre le besoin de se pincer les narines.
— Charles, arrête de me souffler sur la nuque, marmonna Andrew dans un murmure.
— Tu as une araignée dans les cheveux, soupira ce dernier. Je voulais juste rendre service.
— Chut !, coupa James en sentant Turner s’agiter.
Robert entrouvrit prudemment la porte, juste assez pour que le filet de lumière grise qui s’engouffra dans le placard permette à James de discerner le sourire mutin découvrant les dents de Walter. Immobilisé contre le dos d’Hamilton, James tenta de retourner la tête à s’en rompre le cou dans l’espoir d’apercevoir Crawford quitter le hall.
— Tu le vois ?
Le jeune homme lui répondit par un simple mouvement d’épaule impuissant, tout en se pressant aussi bien que mal contre le mur pour laisser James jeter un coup d’œil à travers l’ouverture. Rien. Avait-il déjà quitté le hall ?
Probablement avec l’intention de lui poser cette même question, Rob ouvrit la bouche en échangeant un regard tendu avec James, mais ce ne fut pas le son de sa voix qui parvint à ses oreilles ; avant qu’il ne prononce le moindre mot, un bruit sourd résonna à travers le cagibi. Figés, les quatre garçons cessèrent brusquement de respirer comme si le nœud de leur gorge empêchait toute bouffée d’air d’atteindre leurs poumons. James tourna prudemment ses yeux vers le mur de droite lorsque le même bruit résonna encore une fois. Et encore. Et encore, jusqu’à ce qu’il se répète juste au-dessus de leurs têtes, toutes quatre levées vers le plafond.
— C’est lui, murmura Rob, si bas que James eut du mal à l’entendre alors même que sa bouche n’était qu’à quelques centimètres de son oreille. C’est Crawford.
— Il monte…
Andrew s’interrompit lorsqu’une pluie de poussière leur tomba sur le nez sous les pas lourds du surveillant. À chaque marche, le craquement des escaliers escortait son ascension.
— Si l’un de vous éternue, je le tue, marmonna James en relevant le col de son pull sur son nez.
— Il monte vers les chambres, reprit Turner une fois que le silence retomba sur le hall. Il faut qu’on rentre, tout de suite ! Tant qu’il en est encore temps.
Ses mains moites s’agrippèrent aux bras de James pour le repousser jusqu’à les obliger, lui et Robert, à libérer le passage en s’extirpant maladroitement du placard. Une fois à l’air libre, Hamilton inspira une grande bouffée d’oxygène comme s’il avait douté parvenir un jour à quitter leur abri étroit. Ils s’en étaient tirés. C’était inespéré, mais Crawford avait perdu leur trace. Rob reporta son regard sur Anderson lorsque cette pensée lui traversa l’esprit. Il errait déjà à travers le hall d’un pas lent, le nez levé vers le sommet des escaliers afin de s’assurer que le surveillant était hors de vue. Il était prudent, oui, mais ne semblait pas particulièrement effrayé. En fait, James n’avait jamais l’air de douter de sa capacité à se sortir de n’importe quelle situation déplaisante, mais ce qui frappa soudain Hamilton fut combien cette aura d’assurance enveloppait tous ceux qui l’approchaient. Cette façon qu’il avait de se faire remarquer en classe ne cessait d’amuser leurs camarades qui l’encourageaient par des rires, ou même de simples regards intrigués. Il avait même surpris une poignée d’entre eux desserrer leur cravate ou décoiffer leurs cheveux au fil du temps. De petites rébellions, presque imperceptibles, mais encore impensables quelques semaines plus tôt. Personne n’y semblait insensible, pas même Turner, quoi qu’il en dise. Quelqu’un de peu observateur aurait nié toute différence dans son comportement ô combien exemplaire, mais, après tout, un élève si parfait serait-il passé sous le nez du surveillant général au beau milieu de la nuit ?
— Qu’est-ce qu’on fait, James ?
Le nez du jeune homme, encore levé vers les lustres éteints du plafond, se tourna vers Robert lorsque sa voix sembla le tirer de ses pensées. Dès que ses yeux se posèrent sur lui, Hamilton lui adressa un bref sourire. Il était un peu grimaçant, tendu, incertain, mais c’était bel et bien un sourire. Bien évidemment, celui qui avait accepté de désobéir au grand règlement de Whitwood simplement par peur que son ami n’ait le moindre problème en son absence ne risquait pas de lui tourner le dos si facilement. Un tel sens du sacrifice avait quelque chose de remarquable, et spécifiquement envers une personne comme James. Outre le fait qu’ils étaient de parfaits inconnus il n’y avait pas encore si longtemps que cela, Anderson n’était pas le pari le plus sûr lorsqu’il s’agissait de jurer loyauté à quelqu’un.
— Turner a raison.
James crut voir la mâchoire de Charles se décrocher lorsqu’il prononça ces mots. Contre toute attente, Andrew imita son expression stupéfaite comme son reflet dans un miroir. S’il y a bien une chose qu’il n’aurait jamais pensé entendre de la bouche d’Anderson, c’était bien qu’il avait raison sur quoi que ce soit.
James le dévisagea un instant avant de relever le nez en direction des étages du bâtiment.
— Crawford est bel et bien monté vers les chambres. Ce qui signifie qu’on a quelques minutes avant qu’il revienne par ici.
Sur ce, le jeune homme tourna les talons et traversa le hall au pas de course, ignorant le grognement indigné qui s’échappa de la gorge d’Andrew lorsqu’il vit Walter se précipiter dans son dos sans la moindre hésitation. Avant que les deux garçons ne disparaissent au détour d’un couloir, Turner sentit la main de Robert se poser sur son épaule et y effectuer une brève pression avant qu’il ne leur emboîte le pas à son tour.
Andrew leva les yeux en direction des marches, puis reporta son attention sur le couloir. C’était absolument inconscient.
***
— C’est verrouillé.
James, Robert et Charles retournèrent d’un seul mouvement la tête vers Andrew qui se tenait dans leur dos, les bras croisés sur son torse.
— Bien sûr que non, abruti, répondit sèchement Anderson en faisant de nouveau face à la lourde porte en bois close.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ?
James redressa le dos, les yeux rivés sur la petite plaque en métal vissée au panneau, portant l’inscription « Raymond Crawford, surveillant général ».
— Tu peux me dire à quoi cela servirait de fermer une porte à clé lorsque toutes les personnes qui n’ont pas le droit de la franchir sont confinées dans leur chambre ? Et quand bien même, il a accouru dans le hall en t’entendant crier comme une fillette. Il n’allait certainement pas prendre le temps de verrouiller sa porte.
Il n’eut pas besoin de se tourner à nouveau vers Andrew pour deviner son air renfrogné, tandis que les deux autres garçons le couvraient d’un regard moqueur.
— Mais si tu te dégonfles, Turner, personne ne t’empêche de retourner dans ton petit lit.
Anderson ne lui laissa pas le temps de répliquer avant d’avancer d’un pas en direction de la porte, posant une main sur la poignée avant de faire volte-face, un sourire mutin sur les lèvres. Trois paires d’yeux se lièrent aussitôt à la sienne. Ceux d’un brun presque noir de Charles portaient une petite lueur d’appréhension, mais elle était presque étouffée sous l’impatience et l’excitation qui étiraient ses lèvres. Ceux d’un vert sombre d’Andrew le toisait froidement, partagé entre l’agacement qu’il pouvait ressentir envers James chaque fois qu’il le tournait en ridicule de la sorte, et ce qu’il supposait être sa fierté, trop importante à ses yeux pour s’autoriser à prendre ses jambes à son cou. Enfin, ceux d’un bleu profond de Robert soutenaient son regard, porteurs d’une douceur étonnante, comme une façon silencieuse de lui assurer que le tremblement anxieux qui agitait ses mains ne signifiait en aucun cas qu’il ressentait la moindre envie de l’abandonner.
James tourna la poignée et, en émettant un petit grincement, la porte s’ouvrit lentement sans opposer de résistance. Les trois autres jeunes hommes plaqués contre son dos, il posa un premier pied à l’intérieur du bureau et, laissant sa main tâtonner le mur, actionna l’interrupteur. La lampe suspendue au plafond émit un petit grésillement avant de répandre une lumière jaunâtre sur les murs recouverts d’un papier peint sombre et défraîchi. Robert n’en fut pas certain, mais il lui sembla voir James frissonner lorsqu’il traversa l’épais tapis rouge en balayant la pièce d’un regard curieux.
Il avait imaginé autre chose. Il ne savait pas précisément quoi, à bien y réfléchir. Ce n’était pas comme si Crawford avait transformé son bureau en salle de torture, quoi qu’en dise les rumeurs adolescentes chuchotées dans les couloirs. Chaque fois qu’un élève y entrait, il était escorté du surveillant qui, probablement selon son humeur, le tirait par le col de sa chemise ou en lui pinçant l’oreille. Les élèves baissaient les yeux sur leur passage, puis observaient le dos de leur camarade avec un air lugubre, comme s’ils doutaient de revoir un jour le garçon parmi eux. En fin de compte, c’était un bureau tout ce qu’il y avait de plus banal. Une grande étagère de trophées et de photographies encadrées accaparait un mur tout entier, sans doute de vieux souvenirs d’une autre vie. Celle de Raymond Crawford, simplement Raymond Crawford, et non pas le vautour dont l’ombre s’étirait sur les murs de l’internat. Et James ne ressentait aucun intérêt envers cet homme-là.
Alors, laissant les autres garçons coller leur nez à l’étagère, James s’approcha de l’imposant bureau qui reposait contre le mur du fond, laissant le bout de ses doigts courir sur le bois sombre, les yeux rivés sur la fenêtre couverte de buée et à travers laquelle seules les ombres menaçantes des branchages se découpaient dans la lueur de la Lune. Poussant le fauteuil du pied, il se laissa nonchalamment tomber sur le siège et croisa ses pieds sur le bureau, un sourire enchanté sur le visage. Si Crawford le voyait, confortablement installé à sa place, il en ferait probablement une syncope. Lui, James Anderson. Lui, cet intrus au sein du Whitwood Institute.
James passa le bout de sa langue sur ses lèvres en portant sa main au premier tiroir du bureau. S’il parvenait à trouver ne serait-ce qu’une goutte d’alcool, ou un cigare peut-être, cette nuit serait une réussite incontestable. Mais il ne trouva rien de notable dans le premier tiroir. Rien dans le second non plus. À croire que ce vautour n’avait aucun vice.
Sa main resta suspendue dans l’air lorsqu’il ouvrit le suivant.
« Grandis un peu, James. », gronda la voix sévère de sa tante, quelque part au sein de ses pensées.
Anderson sentit ses joues l’échauffer, réalisant seulement à cet instant le sourire grimaçant qui lui déformait le visage. Sa main plongea finalement à l’intérieur du tiroir et il en tira la petite pile de magazines aux pages cornées ou traversées d’une déchirure.
« Il y a des moyens plus adultes de régler un désaccord que le recours à la violence. », continua Helen en agitant son index devant le bout de son nez.
— Pas possible, lâcha Robert au-dessus de son épaule. Tu les as trouvés ! Tout ce qu’il t’a confisqué à ton arrivée !
— Ils ne sont pas tous à moi. Enfin, ils n’étaient pas tous à moi, corrigea James en bondissant sur ses pieds.
Il agita les revues sous le nez de son ami, puis les roula entre ses mains avant de les coincer sous son pantalon, un sourire triomphant sur les lèvres. Il en avait bien abandonnés quelques uns, afin que Crawford ne remarque pas immédiatement leur absence s’il lui venait à l’idée d’ouvrir ce tiroir, mais cela n’avait aucune importance. Même s’il lui prenait l’envie de fouiller leurs chambres, James avait des années d’expérience dans le domaine des cachotteries et des mensonges. Sa tante aurait été incapable de fermer l’œil si elle avait su tout ce que son neveu parvenait à discrètement garder sous son toit.
— Anderson ! Regarde ça !
James et Robert se détournèrent du bureau lorsqu’ils virent Charles accroupi devant la grande étagère à trophées, après qu’il ait ouvert l’un des placards du large meuble. À ses pieds, bien caché dans l’ombre, reposait le poste de radio si cher au cœur du jeune homme.
— Bien joué, Charlie, souffla Anderson en ébouriffant ses cheveux blonds. Viens, aide-moi.
Andrew, posté près de la porte et occupé à tendre l’oreille pour saisir le moindre bruit annonçant le retour de Crawford, leur adressa un coup d’œil nerveux en voyant les deux garçons déplacer le poste de radio jusqu’à le déposer sur le bureau. Durant une courte seconde, son regard croisa celui de James, mais cette fois-ci, il ne sembla pas chercher à lui faire subir sa malignité comme il l’aimait tant ; au lieu de cela, il s’écarta d’un pas et porta ses doigts à l’un des boutons de la radio silencieuse, qu’il tourna jusqu’à monter le volume au maximum en s’assurant qu’Andrew observe le moindre de ses mouvements. Il aurait pu l’interpréter comme une nouvelle provocation. Après tout, James lui reprochait sans cesse son sérieux, il aurait été naturel qu’il soit agacé par son désir explicite de faire de lui un témoin de leurs bêtises. Curieusement, ce ne fut pas ainsi qu’il compris ce geste. Le sourire qui passa sur ses lèvres conforta cette chaleur discrète qui naquit au creux de sa poitrine. Il n’était pas un témoin. Il était un complice.
— On devrait la ranger à sa place, murmura Robert en s’approchant de la porte. Crawford ne va pas tarder à revenir.
Anderson s’installa à nouveau dans le fauteuil du surveillant, joignant ses mains devant lui. Il ne tarda pas à percevoir quelques chuchotements entre Turner et Hamilton, tous deux massés contre l’encadrement de la porte. Il ne pouvait pas leur en vouloir de craindre Crawford. De toute façon, il semblait évident qu’il serait désigné comme coupable dès qu’il s’apercevrait de l’absence des revues confisquées, alors il n’allait certainement pas se priver de lui faire un pied de nez plus gros encore en laissant trôner sous ses yeux la chère radio qu’il lui avait si injustement arrachée quelques heures plus tôt. Que risquait-il, en fin de compte ? Être expulsé de Whitwood ? La belle affaire. Helen pleurerait, mais elle finirait par sécher ses larmes. Et lui, il redeviendrait… James. Simplement James, le véritable James, celui qu’il avait toujours été avant d’être piégé ici. Les lèvres pincées, il détacha les yeux du poste de radio et fit face à son propre reflet dans les vitres de la haute fenêtre, presque invisible sous la buée qui la recouvrait. L'ombre des carreaux, caressés par la lueur douce et blanche de la Lune, quadrillait le tapis comme les barreaux d’une cage.
« J'ai l'impression d'être une putain de proie poursuivie par un chasseur. ». Robert ignorait à quel point il avait vu juste.
Charles, debout à ses côtés, glissa le bout de son doigt sur la buée de la fenêtre pour y dessiner une longue ligne serpentine. Ce geste sembla attirer l'attention du jeune homme, dont les yeux suivirent patiemment le mouvement de son index sur la vitre jusqu'à ce qu'il s'en détache. Une légère empreinte apparut sur la queue du serpent, bientôt balayée par une goutte de pluie qui traça un chemin sinueux sur le verre. La bouche de James se tordit en un rictus. J'ai l'impression d'être une putain de proie poursuivie par un chasseur.
— Qu'est-ce que tu vas faire ?, s'enquit Walter en se penchant vers le poste de radio comme s’il observait une œuvre d’art.
James sentit une brusque envie de rire lui chatouiller les lèvres. Ce qu’il allait faire ? C’était exactement la question qui tournait en boucle dans son esprit. Lentement, il leva un doigt vers la fenêtre et, à son tour, traça une ligne droite verticale sur la vitre froide et humide. Si seulement Robert et Andrew comprenaient à leur tour que c’était la seule question qui comptait ! Turner, tout particulièrement. Ce n’était pas le latin, la géographie, ni même ce qu’ils diraient à Crawford et au principal Lambert si jamais ils se faisaient prendre hors de leurs chambres. Tout ce qui comptait, c’était leur survie, à tous les quatre. Whitwood les rongeait. Et James se refusait à devenir l’une de ces ombres en uniforme qui arpentait les couloirs de l’école.
— Comment est-ce que tu as fait ?, murmura-t-il sans cesser de dessiner quelques formes sur la fenêtre.
— Comment j'ai fait... quoi ?, demanda Charles en arquant un sourcil.
— Pour convaincre Turner de venir, ce soir.
— Convaincre ? Andrew ?
Charles eut un petit rire qui fit tressauter ses épaules.
— Je ne lui ai rien dit. C'est même lui qui est venu me tirer de mon lit.
Le doigt de James se tendit sur la vitre, laissant un cercle humide au sommet du nouveau trait qu'il venait de tracer. Malgré la faible luminosité de la pièce et la lumière argentée de la Lune qui projetait de longues ombres noires sur la moitié de son visage, Charles discerna un léger mouvement au niveau de sa narine, comme un rictus qu'il aurait réprimé une fraction de seconde avant qu'il n'embrasse ses lèvres. Avant qu'il ne puisse formuler le moindre commentaire à ce sujet, Andrew et Robert eurent un violent mouvement de recul et, tournant brusquement les talons, ils se jetèrent à plat ventre derrière le fauteuil en cuir posté près d’une petite table portant un service à thé.
— Qu'est-ce que..., murmura Walter avant de s'interrompre lorsque des bruits de pas résonnèrent soudain depuis le couloir, s'approchant dangereusement de la porte entrouverte.
James sentit son sang se glacer dans ses veines. Les doigts moites de Charles se refermèrent sur l'épaule de James, tentant vainement de le pousser vers la cachette des deux autres garçons. Sans même se détourner du bureau, il projeta brutalement Walter d'un coup de coude vers le canapé, et il eut tout juste le temps de voir la main d'Andrew jaillir au-dessus de l'accoudoir et saisir un pan de son débardeur blanc pour le tirer de force à ses côtés.
— James !
Du coin de l'œil, Anderson vit le visage décomposé par la peur de Rob se relever vers lui. Ses grands yeux bleus étaient écarquillés et semblaient le supplier silencieusement d'abandonner son foutu poste de radio avant que le visage lugubre de Crawford n'apparaisse dans l'encadrement de la porte.
Mais James l'ignora. Semblant doté d’une volonté propre, sa main se précipita à nouveau vers la fenêtre et le bout de son doigt continua à percer la buée. Un bruit de pas pressé commençait à atteindre ses tympans.
Il lui fallait encore quelques secondes.
Encore quelques secondes.
Les dents de James grincèrent sous la force avec laquelle il serrait la mâchoire. Les muscles de son visage le brûlaient, mais il devait rester concentré. Ignorer la panique de son cœur, plus douloureux à chaque battement, qui lui transperçait la poitrine. Oublier le sang qui courrait dans ses veines, lui prêtant toutes les forces dont son corps bénéficiait, le poussant à fuir tant qu'il en était encore temps. L’instinct de la proie n’était pas une chose dont il pouvait se débarrasser aisément.
Juste encore quelques secondes.
Ses doigts tremblèrent lorsqu'ils se détachèrent finalement de la vitre et, durant un court instant suspendu dans le temps, il resta figé devant le bureau, les yeux rivés sur les lettres tracées dans la buée, comme s’il admirait son œuvre. Puis, un sourire incontrôlable sur les lèvres, il tourna finalement les talons sous les regards terrifiés de ses amis.
En trois grands pas, il traversa la pièce et manqua de se prendre les pieds dans le grand tapis bordeaux tandis que les bruits de pas rapides résonnait juste de l’autre côté du mur ; il était trop tard, bien trop tard pour se cacher avec les trois autres garçons, à présent. À la seconde même où la porte s’ouvrit d'un coup sec, James se plaqua contre le mur, dans l'angle de la porte en bois, laissant sa colonne vertébrale épouser le papier-peint sec et décoloré. Il ne respirait même plus, par peur de se trahir, mais il lui semblait que les battements assourdissants de son cœur résonnaient dans la pièce toute entière.
Le parquet grinça lorsque l’homme pénétra dans la pièce d’un pas lent, sans se douter que les pupilles de James, blotti dans l’ombre de la porte, escortait son avancée. Des cheveux noirs, ni longs, ni courts. Un corps mince et de petite taille, vêtu d'une large chemise aux manches bien trop longues pour lui et dont le dos descendait jusqu'à la moitié de ses cuisses. Sur sa hanche droite, elle était maladroitement rentrée dans son pantalon gris, comme s'il avait été enfilé à la hâte. Lorsque le garçon fit finalement volte-face vers la porte, détachant ses yeux bleus et perçants de la fenêtre, James remarqua que la ceinture n'était même pas bouclée.
Victor McKenzie.
Ses yeux clairs se lièrent immédiatement aux iris bruns de James. Ses sourcils noirs et fins se froncèrent sur son petit nez pointu, creusant quelques plis de peau au milieu du nuage de tâches de rousseur qui s'y trouvait. Ses lèvres s'entrouvrirent, mais aucun son n'en sortit. De toute façon, il n'avait pas besoin de prononcer le moindre mot pour que James comprenne sa pensée : tout était fini. La proie n’avait finalement plus aucune échappatoire.
— McKenzie.
James crut que ses jambes s’étaient changées en coton lorsque cette voix glaciale s’éleva depuis l’encadrement de la porte. À en juger par le visage décomposé de Victor, son estomac était retourné par la même appréhension que le sien. Ses pupilles quittèrent le visage de James et se reportèrent vers la porte. Son visage, déjà naturellement pâle, perdit toute couleur. Ses lèvres s’entrouvrirent et, pendant les quelques secondes qui suivirent, il sembla peiner à trouver sa voix, jusqu’à ce qu’un murmure parvienne finalement à s’extirper de sa gorge.
— Monsieur Crawford.
Il esquissa un hochement de tête quelque peu maladroit pour le saluer. Anderson baissa les yeux, étudiant l’ombre qui s’étendait du seuil de la porte aux pieds de Victor. L’ombre d’un vautour. Il parvenait presque à discerner la pointe de son bec s’étendre sur le tapis.
— Je..., tenta Victor en s’efforçant de paraître aussi impassible que son teint livide le lui permettait. J'ai entendu du bruit dans les couloirs. Je suis descendu vous prévenir, mais je crains qu’un élève ne soit parvenu à…
Il s'interrompit en voyant les lèvres de James s'ouvrir, mais elles se refermèrent docilement lorsque McKenzie porta à nouveau son attention en direction d'Anderson. Quelques secondes s'écoulèrent dans un silence qui parvenait presque à étouffer l’écho de son cœur battant à tout rompre. La main de Victor fut secouée d'un tremblement nerveux.
— Restez à votre place, monsieur McKenzie. Je n’ai pas besoin de votre aide pour faire régner l’ordre dans ce dortoir.
James sentit un frisson parcourir sa nuque lorsque cette voix glaciale lui parvint, uniquement séparé de son propriétaire par cette planche en bois de quelques centimètres de largeur. Il n’avait même pas besoin de voir ses petits yeux noirs pour deviner la rage brûlante qui devait déjà consumer son visage et faire trembler la peau de son menton grêlé.
— Je sais, monsieur. Je vous prie de m’excuser, souffla Victor en baissant la tête.
James entendit la langue de Crawford claquer contre son palais et le parquet grincer lorsqu’il fit un pas en arrière. Cependant, il sembla se retourner encore une fois vers Victor, à en juger par le nouveau pincement de lèvres qui tendit ses traits.
— Encore une chose, monsieur McKenzie.
— Oui, monsieur ?
— Vous n’avez, bien sûr, aucune idée de qui est derrière tout cela, je suppose ?
L’ombre de Crawford tendit brièvement le bras en direction de la fenêtre et du poste de radio trônant tel un trophée de chasse sur son bureau. Anderson sentit son cœur s'arrêter au moment où les yeux de McKenzie se reposèrent sur son visage. Il la voyait, il pouvait la lire à travers son pincement de lèvres. L'hésitation.
James brisa leur contact visuel lorsque son regard fut attiré comme un aimant par le large fauteuil en cuir derrière lequel ses trois complices avaient trouvé refuge ; de sa position, il pouvait seulement apercevoir le bout d’un pied nu noirci par la crasse. Probablement celui de Charles. Alors, ainsi s’achevait son court séjour entre les murs de Whitwood. Tassé dans le coin d’une porte, à faire mentalement ses adieux à un pied.
Parce qu’il n’y avait aucune chance que cela se termine autrement. Victor avait son sort entre ses mains. Il lui semblait être face à une Moire, tissant le fil de son destin d'une main, une paire de ciseaux dans l'autre. En un seul mot, en un seul mouvement de lèvres, la proie se retrouverait finalement prisonnière entre les griffes du chasseur.
Et lui-même ignorait s'il devait le craindre ou l'espérer.
— Non. Pas la moindre.
Victor eut un geste de la main devant son torse pour appuyer cette déclaration mais, au plus profond de son imaginaire, James crut le voir jeter sa paire de ciseaux loin du fil de son destin. Ce n'était pas encore la fin. Son regard se tourna à nouveau vers le pied de Charles, derrière le fauteuil. Sans vraiment en saisir la raison, il sentit un poids quitter ses épaules, un poids dont il n’avait même pas conscience jusque là. Qu’était-ce ? Du soulagement ?
— Ne bougez pas d’ici, monsieur McKenzie. Il faut que le principal Lambert ait immédiatement connaissance de cet incident.
Anderson entendit Crawford tourner les talons et s'éloigner d'un pas traînant le long du couloir. Une dernière fois, les yeux bleus du garçon se tournèrent vers lui et, avant même qu'il ne s'en aperçoive lui-même, James hocha doucement la tête en guise de remerciement, soutenant son regard lourd. Il n'y répondit pas. Il n'y avait rien à répondre.
Il tourna lentement la tête vers Robert, Charles et Andrew, qui se redressaient peu à peu, sortant de leur cachette avec la même prudence qu'un lapin traqué par un renard. Mais Victor ne prêta aucune attention à leurs visages pâles et crispés. Les lèvres closes, il se retourna vers la fenêtre et lut, une dernière fois, l'écriture irrégulière et déformée par les gouttes d'eau qui avaient découlé des lettres tracées sur la buée :
LONGUE VIE AUX PROIES
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