Le Centre de Rétention
Après deux jours de repos, Plume sortit de l’hôpital. Elle déposa quelques affaires à l'auberge puis alla rejoindre Troubadour à la rotonde. Au centre de la ville s'élevait le bâtiment sur deux niveaux à la forme particulière, ronde. Son architecte ne laissait aucun doute où se situait le centre de la ville. L'édifice abritait le personnel administratif. Un drapeau de la république, un disque vert sur fond bleu nuit ondulait sur son toit.
Troubadour jouait de son ukulélé. Assis à l'abri du soleil, il chantait sous une des arches du bâtiment . Jean Paul, la queue en guise de métronome, battait la mesure. Quelques enfants dessinaient un demi-cercle devant lui. Des adultes n'osant pas s’asseoir avec les gosses, écoutaient d'un peu plus loin sur la place.
J'ai dix ans
Je sais que c'est pas vrai
Mais j'ai dix ans
Laissez-moi rêver
Que j'ai dix ans
Ça fait bientôt quinze ans
Que j'ai dix ans
Ça parait bizarre mais
Si tu m'crois pas hé
Tar' ta gueule à la récré
- Salut le vieux.
- Salut Plume.
Troubadour se leva et remit son instrument en bandoulière. Les enfants retournèrent à leurs jeux saluant le chanteur d'un geste de la main.
- On doit aller à la porte sud. Tu peux marcher ?
- Ça tire un peu. Je dois juste me rappeler de ne pas me baisser. D'ailleurs, tu peux me refaire mes lacets, s'il te plait ?
Troubadour regarda machinalement les pieds de la jeune fille. Comme toujours, elle était pieds nus.
- Viens, on passe par cette rue. J'ai laissé Cube devant une pâtisserie.
- Il a de quoi se payer des gâteaux ?
- Il fait le boulot de deux hommes à la fois alors on le paye deux fois plus, le veinard.
Ils trouvèrent Cube non loin au coin de la rue. Un chariot, tiré par une mule, avait perdu une roue. Leur camarade avait proposé son aide. Pendant que deux hommes ahanaient, soufflaient, poussaient, tiraient pour remettre la roue volage, le géant, arc-bouté contre le châssis maintenait d'un bras le chariot. De sa main libre, il prélevait derrière lui des pommes, fruit après fruit. Voyant Plume et Troubadour arriver, il croqua trogne et pépins puis, dans le même souffle, empoigna la roue et la remit en place. Au spectacle, quelques personnes sifflèrent l'exploit.
-Heureux de te revoir sur pieds, sauterelle.
Après avoir refusé l'offre de Cube de la porter, Plume s'engagea à la suite de ses deux compères.
Le plus étonnant n'était pas l'activité foisonnante des habitants. Les citoyens étaient occupés à porter, tailler, couper, clouer, transporter. Finalement, c'était la même chose à Tricastin. La différence était, peut être, le peu d'attention que leur portaient les gens. Pour elle, ce n'était guère surprenant. Son physique filiforme n'était pas rare. Seule sa démarche bondissante la singularisait. Mais il y avait Cube juste devant elle, un géant de plus de 2 mètres. Sa largeur d'épaule l'obligeait régulièrement à progresser de profil. Un pas chassé pour passer entre deux étals, puis un autre pour ne pas bousculer un groupe de personnes qui parlait de la dernière Agora. Ici aussi, il y avait des verdoyants tout aussi remarquables. Elle venait juste de croiser une femme dont les bras étaient plus longs que les jambes. Pour ne pas gêner sa marche, elle s'agrippait les épaules de ses deux mains. Elle se déplaçait les coudes en avant.
Puis elle comprit. Ce qui changeait, c'était le regard des premiers nés. Même les jésuites à Tricastin se considéraient différents. Ils ne pouvaient s’empêcher de voir, dans le vert des derniers nés, une anormalité. Elle regarda passer un citoyen dont la peau présentait ça et là des écailles. Ils échangèrent un regard. Ils sont fiers d'être des derniers nés, de reconstruire ensembles leur ville. A Ambert, la norme, c'était être différent. L'altérité devenait une chance supplémentaire, une source de richesse. On ne leur demandait pas de s'effacer.
La porte sud n'était pas une église reconvertie en zone de contrôle de la verdoyance. Elle était classique avec ses deux grands vantails de bois consolidés de plaques métalliques. Par contre, au lieu de donner directement sur l’extérieur, elle s'ouvrait sur un village de tentes et de cabanes plantées dans de la boue. Au centre du bidonville s'enracinait un vieil hangar. Toutes les personnes en transit vivaient ici.
Marchant au milieu des tentes, Plume nota que beaucoup de ces personnes étaient handicapées. Là, une manchote surveillait des enfants jouant avec une roue. Ici, un borgne, au seuil de sa cabane, fumait un reste de cigarette. Elle fut contente de rejoindre la dalle de béton du bâtiment ; la boue collait encore à ses pieds nus. Construit sur deux niveaux, se hissait le vieux bâtiment de tôles rouillées. En bas, un espace ouvert se partageait entre les étagères de la partie épicerie et les tables et les chaises de ce qui devait être une cantine. Un comptoir central servait de bar.
Ils empruntèrent l'escalier métallique pour arriver au dortoir. De vieux lits métalliques quadrillaient tout l'espace. Une odeur de sueur rance agressa leurs narines. Sans fenêtre, la pièce baignait dans une lumière jaune distribuée chichement par une vieille verrière. Toutefois, le pire était le bruit ! Les sons, les conversations se réverbéraient de tôle en tôle créant un bourdonnement continu.
Troubadour fut obligé de répéter sa question, haussant le ton.
- Nous cherchons une sœur jésuite ? Elle est toujours habillée ...
- Esther, la religieuse ? coupa le petit homme.
- Oui.
- Suivez-moi !
Il s'arrêta devant le lit d'une jeune femme à la peau brûlée.
- Tu sais si Esther est là ?
- Je l'ai vu passer, pourquoi ?
- Ils la cherchent, les montrant du menton.
Après avoir zigzagué entre les lit, ils trouvèrent Esther en train de bander la jambe d'un enfant.
- Bonjour ma sœur, dit Cube.
- Bonjour , je suis contente de vous voir. Surtout toi, Plume ! Ta blessure ne te fait pas trop souffrir ?
- Ça va.
- Et vous ? Vous vous ennuyez pas trop ici ? demanda Troubadour.
- Si je veux manger et conserver mon lit, je dois donner de mon temps en échange. Et puis il y a tant de personnes à aider ici.
Elle caressa la tête de l'enfant. Le pansement fini, le gosse partit vers un groupe d'enfants qui jouaient à cache cache.
- Vous travaillez en ville ? demanda Cube.
- Non, il nous est interdit d'entrer. J'aide à la cantine. D'ailleurs, je vais devoir y retourner pour préparer le repas du soir.
- Et le fou de dieu ? demanda Troubadour.
- Dominique est assigné à une des équipes pour les travaux agricoles. Il part toute la journée. Si tu veux le voir, il ne devrait pas tarder à revenir, dit Esther avec un petit sourire.
- Les autres dehors, pourquoi ils dorment sous des tentes ? demanda Plume.
- C'est des parias. Ils n'ont pas de vert donc ils ne peuvent pas être citoyens de la République du Rail.
- Ils n'ont qu'à aller à Lyon ! dit Plume.
- Ils viennent de Lyon. Beaucoup sont handicapés. Pour Sepulved et sa milice, ça leur suffit pour les déclarer verdoyants. Alors ils ont migré vers l'ouest. Au final, ils se retrouvent exclus des deux mondes. Beaucoup ont faim. Ça serait bien de leur amener à manger.
- J’emmènerai de la nourriture demain, dit Cube.
- Le temps passe, ma sœur. Nous sommes venus pour discuter de la quête, dit Troubadour.
- Oui je sais mais vous avez vu la maigreur de cet l'enfant. Son père est trop diminué pour travailler et la mère est morte, dit la jésuite cherchant du regard l'enfant.
Il était assis avec d'autres enfants. Il jouait aux billes se grattant de temps en temps son mollet bandé.
- On doit s'occuper de la quête ! Nous l'avons promis à nos frères de Tricastin !
- Je sais Plume.
- J'ai déposé vos demandes de laisser-passer mais il va falloir attendre la prochaine assemblée citoyenne. C'est elle qui décidera ! dit Troubadour.
- C'est la procédure normale ? demanda Esther.
- Non, mais vous cumulez, tous les deux, les mauvais points. Vous êtes des immaculés et surtout vous faites partie du clergé.
- La religion est interdite ici ?
- Pas vraiment, ils voient ça au mieux comme un archaïsme, au pire comme une névrose. Surtout, les croyances et à fortiori les religions, ne peuvent s'immiscer dans le champ politique. Dans leur constitution, un article dit que " toute forme de religion doit être exclue de la bonne marche de la république". Alors, quand ils ont su qu'une jésuite dirigeait un groupe de verdoyants, ils n'ont pas vu ça d'un bon œil. Pour eux, vous êtes ici pour faire du prosélytisme. Ce qui n'est pas complètement faux. En tant que jésuite, vous devez évangéliser les peuples dans l'erreur, dit Troubadour.
- Tu sais bien que c'est plus complexe que ça. Je m'expliquerai le jour venu, dit Esther
- Vous ne pourrez pas. L'Agora est dans la ville et vous ne pouvez pas entrer ! La prochaine réunion est dans cinq jours. Et j'ai demandé à Camelia de témoigner pour vous, dit Troubadour.
- Merde, encore 5 jours, dit Plume
- On n'a pas le choix, il faut attendre. Je ne prendrai pas le risque de repasser par chez Sepulved ! dit Esther.
Elle se tourna vers Cube qui se tenait à côté d'elle.
- Avant de partir, peux-tu venir avec moi ? Marcel et sa famille ont besoin d'un coup de main pour construire leur maison.
Elle s'était déjà levée. Cube la suivit.
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