- Il n'est pas loin, chuchota Cyrano.

- Il est gros ? demanda Dominique.

- Comment tu veux que je le sache, je ne suis pas un sorcier. Par contre, je sais qu'il n'est pas très loin donc je n'avancerai pas plus.

Cube encocha une flèche et Dominique vissa la rallonge à la hampe de sa lance. Cette arme se révélait beaucoup plus efficace que son épée pour chasser. Les deux chasseurs s'écartèrent de quelques pas, avant d'avancer de concert sur la même ligne de front. Aucun mot n'était nécessaire, cela faisait plusieurs jours qu'ils chassaient ensemble. Maintenant, il lui suffisait de regarder Cube pour savoir ce qu'il fallait faire.

Même la brise les avantageait ; Elle leur arrivait pratiquement de face.

Au bout d'une cinquantaine de mètres, Dominique la vit enfin. Légèrement cachée par le tronc, la femelle ours se frottait le dos contre l'arbre. Elle ne les avait pas sentis. L'adolescent laissa Cube avancer de quelques pas pour se dégager des arbustes et ouvrir complètement son champ de tir. Le géant mit en joue l'ours brun et avança encore de quelques pas. Dominique le suivait de près.

La corde vibra. L'ourse tourna la tête. La flèche se ficha dans son flanc, déclenchant un beuglement. Dominique démarra et passa en courant devant Cube. La lance bien calée sous son bras, il couvrit en quelques secondes les derniers mètres. L'ourse se mit debout, prête à le recevoir. Il ne fallait pas manquer le cœur. Il ne le manqua pas. La lame glissa en vibrant sur une côte pour s'enfoncer dans le thorax de l'animal. Un dernier coup de patte brassa l'air. Le corps de l'ourse s'affaissa. Dominique recula d'une enjambée et planta la pointe métallique dans la gorge de l'animal.

- Attention, cria Cube. A droite !

Une énorme masse brune le percuta. Il n'eut que le temps de barrer la gueule pleine de crocs de l'ours avec le manche de la lance. La force de la bête l'écrasa contre le sol. Seul le bois de l'arme empêchait le fauve de déchiqueter sa gorge. L'animal secouait la tête, secouant son corps de droite à gauche tel un vulgaire pantin. Dominique ne voyait pas grand chose. Une masse flou s'agitait devant lui. L'ours grognait, hurlait, crachait, soufflait. Arc-bouté sur sa proie, on aurait pu croire que la bête lui vomissait dessus toute sa colère, se délectant de voir la peur dans les yeux de sa proie.

Le souffle diminua, la pression se relâcha sur le manche. La tête de l'ours s'éloignait et les yeux de Dominique purent enfin accommoder. Cube tenait l'ours d'une clé de bras autour du cou de l'animal. Le géant avait trouvé un adversaire à sa mesure. C'est toute sa force qu'il mobilisait pour empêcher l'animal de desserrer son étreinte. Le plantigrade se redressa, agitant vainement ses bras pour atteindre le verdoyant. Cube, toujours positionné dans son dos, ne touchait le sol que du bout de ses chaussures.

- Dégage de ses pattes !

Dominique roula sur le sol et tira sa lance après lui. L'ours essaya de mordre le visage de Cube puis de l'agripper avec ses énormes pattes. Cube tira la tête de l'ours vers l'arrière. Un dernier cri, le crack lugubre retentit. L'ours tomba inerte sur le ventre.

- J'ai bien cru que je n'y arriverait pas, dit Cube dans un souffle.

Ils étaient en train de dépecer les deux bêtes quand Cyrano daigna pointer son nez.

- Quand j'ai senti l'odeur du gibier dépecé, je suis venu.

- Tu aurais pu nous dire qu'ils étaient deux, dit Cube.

- Je n'ai senti que la femelle mais j'aurai dû te dire qu'elle était en chaleur, dit Cyrano.

- Dominique a failli se faire tuer.

- C'est pas faux mais d'un autre côté, je n'aurais pas pu te voir tuer un ours. Et même si c'est pas le plus gros, c'est loin d'être le plus petit. La bestiole doit bien peser la demi tonne. Et toi, tu lui casses le cou à mains nues, dit Dominique mimant la clé de bras.

- A main nues ? répéta Cyrano regardant les bras de Cube qui plongeaient dans les viscères du cadavre.

- Pas une seule déchirure ! La fourrure du mâle est magnifique. Avec elle, nous pourrons payer le péage d'Auxerre sans problème. Et avec la peau de la femelle, même avec ses deux petits trous, elle permettra de faire du troc à la prochaine écluse de la Guilde des canaux, dit Dominique.

Comme si on le savait pas ! se dit Cyrano. Les mains rougies, Dominique se remit à racler le cuir de la lame de son couteau. Louchant sur la peau de l'ours, il enlevait méthodiquement les petits morceaux de viande ou de graisse qui collaient encore à l'épiderme de l'animal. Il commença à siffloter une chanson, scandant des paroles religieuses sur un rythme militaire.

- Dis-moi Cyrano, maintenant que nous avons de quoi payer notre passage, ça serait bien de chasser un cerf ou une biche, demain. La viande d'ours, c'est pas terrible.

Cyrano se retourna vers Cube. C'était à lui de décider. Mais il resta silencieux, penché sur la carcasse. Déjà que ce n'était pas un verbeux, depuis Thiers, il avait la conversation d'un croque mort.

- Oui, on verra, dit Cyrano.

Incapable de sentir autre chose, il reflua de l'odeur de sang et de viscères qui le rendait anosmique. Et puis, il ne supportait plus de voir un Dominique respirant la bonne humeur alors que le reste du groupe s'enfonçait dans un marasme de plus en plus sombre, au fur et à mesure qu'ils remontaient les canaux vers Paris.