Sur les canaux
Cela faisait plusieurs jours qu'ils avaient quitté Roanne. Il avait fallu payer en deux jours de travail une pauvre gabarre qui se résumait à quelques planches de mauvais bois. Ils n'avaient conservéque les deux mules qui tiraient sur le chemin de halage le bateau à fond plat. Les chevaux restaient en pension à Roanne.
Ils remontaient vers Paris utilisant les quelques canaux qui se ramifiaient vers le Nord. Ne sachant pas si les hommes de Sepulved les cherchaient, ils avaient choisi la moins empruntée des routes. Le petit canal du Nivernais remontait jusqu'à Auxerre.
La couleuvre d'eau verte sinuait doucement vers le nord entre des coteaux étouffés par la forêt omniprésente. Les quelques huttes et cabanes des rares habitants s'accrochaient au collier d'eau. Emergeant de l'océan végétal, ces petites îles de civilisation vivaient grâce à cette veine d'eau douce maintenue par la Guilde. Cette société commerciale pouvait vaguement s'apparenter à un gouvernement même si sa fonction principale était de gagner de l'argent. Moyennant un péage à certains passages et le monopole de la vente des marchandises dans ses magasins, les piqueurs de la Guilde s'occupaient du dragage et du fonctionnement des écluses. Pour tout le reste, c'était chacun pour soi.
Depuis Roanne, ils glissaient vers Auxerre, la dernière étape civilisée avant l'inconnu. Cela faisait plusieurs jours que la morosité de la routine s'était installée. Animaux nocturnes, au levé du soleil, ils se reposaient à l'écart. Seul un petit groupe partait chasser pour pouvoir manger de la viande et surtout pour ramener des peaux d’animaux, la seule monnaie acceptée par la Guilde. D'ailleurs, la plupart des verdoyants de la région étaient des trappeurs qui revendaient leurs fourrures dans les magasins, en échange de matériel et de nourriture. La nuit, le groupe repartait. Ainsi, au cas où on les recherchait, il serait difficile de les retrouver.
La lune ne s'était pas encore levée et, seules, les étoiles clignaient dans la nuit. Ils passèrent l'écluse du lac de Baye en échange d'une belle peau de castor. Quelques lumières s'accrochaient à l'obscurité là où les quelques maisons de piqueurs se groupaient en hameaux. Ils doublèrent les rares barques de trappeurs qui faisaient étape dans le petit port.
Un peu plus tôt ce matin, après le camouflage de la barge derrière les hautes herbes du lac, Esther avait interrogé Lem.
- Répète moi ce qu'a dit Camelia à notre dernière entrevue.
- Ma sœur, je suis désolée mais nous ne viendrons pas avec vous ...
- Lem ?
- ... jusqu'à Paris. Je ne peux pas revoir mon père ...
- Lem, je sais déjà tout ça. Va jusqu'au passage sur les tunnels, après le lac.
Comme à chaque fois, il tendit le bras. L'index, tel un petit animal qui essayait de s'échapper, s'agitait au bout de la main. Lem avait fermé les yeux. Seules ses lèvres bougeaient, laissant s'échapper, timides, des mots silencieux. Il remontait le courant de la dernière conversation que Camelia avait eu avec Esther. C'était à Thiers, dans une petite auberge sordide, pendant que Cube était allé chercher Plume.
La jésuite était habituée. Elle attendit patiemment que Lem déroule le fil de l'ancien dialogue. Sans prévenir, les mots s'habillèrent enfin de sons.
- ... après avoir passé l'écluse de Baye. Il y aura un passage dangereux avec de longs tunnels. Si je me rappelle bien, il y en aura trois. Ca sera juste après le lac, aux alentours de Col en sel ...
- C'est Collancelle.
- Entre les tunnels, le canal s'enfoncera dans une tranchée de briques et de roche. Si on vous attaque à cet endroit, vous ne pourrez pas vous échapper avant la fin du troisième tunnel. C'est Camelia qui parle.
L'entrée du premier tunnel approchait. Les étoiles s'éloignèrent. Ils y étaient ; l'eau s'enfonçait dans un sillon gardé par deux murs de plusieurs mètres de haut. L'entrée du premier tunnel approchait.
Les bruits de la navigation se cognaient contre ces digues qui retenaient un débordement de terre. Ils parcoururent quelques centaines de mètres et entrèrent dans le premier tunnel. Le chemin de halage était trop étroit pour laisser passer les deux mules à couple. Troubadour tenait la longe de celui qui tirait le bateau. Dans l'autre main, il tenait une petit lampe à huile dont la lumière tremblait sur quelques mètres avant de ricocher en petites taches de miroir liquide sur l'eau noire. Esther ne voyait que son immense silhouette noire se découper sur le jaune sale des murs éclairés. Cube était à la proue de la barge, assis en tailleur, son épée sur les cuisses. Silencieux. Dominique était parti devant, avec les jumelles, en éclaireurs. Plume avait disparu. De toute façon, l'adolescente n'écoutait plus rien. Depuis Thiers, elle s'était isolée du reste du groupe. Même les jumelles n'arrivaient pas à la faire parler. Cyrano avait bien essayé de lui faire cracher une insulte. Sans succès ! Sa blessure à la jambe résorbée, elle disparaissait pendant des heures.
Esther entendit l'écho des clics avant de les voir.
- Il n'y a personne jusqu'à la sortie du tunnel, dirent les jumelles.
Elles s'adressaient à la jésuite mais Esther était sûre qu'elles regardaient l'avant de l'embarcation. Devant elles, l'ombre ne bougea pas.
- Merci les filles.
- On retourne devant avec Dominique.
Les clics s'éloignèrent rapidement.
- Cyrano ?
- Oui !
- Tu ne voudrais pas les rejoindre ? Je serais plus tranquille si ton nez était avec eux.
Elle le devinait, enroulé dans sa cape. Il avait peur. Elle l'entendait s'enfler à pleins poumons. Il essayait de détecter toute nouvelle odeur qui ne soit pas celle de la mousse, de la vase, de la moisissure, de l'eau croupie. Une sente qui ne soit pas de ce monde, imbibée de cette odeur de marécage.
- Tout seul ?
Elle n'eut pas besoin de demander. La barque vacilla ; Cube se dépliait. Elle entendit le bouclier cerclé de fer s'appuyer sur la roche du chemin. Une dernière vague, le géant avait débarqué. Une ondulation, Cyrano le suivit, à couvert de l'ombre du géant.
Les étoiles flottèrent sur l'eau avant d'être dans le ciel. Ils sortirent du premier tunnel. Inconsciemment, la jésuite renversa la tête en arrière, à la fois pour embrasser les étoiles et pour prendre une grande inspiration. Ils en avaient pour au moins un kilomètre avant le prochain tunnel. Elle ne voyait pas encore le noir sans fond de la prochaine bouche à l'haleine vaseuse. Elle essaya d'imaginer comment les anciens pouvaient avoir construit ce type d'ouvrage. Ces trous passaient dans la roche, dans du granite. Mathusalem l'aurait su. Mais oui, le Maître l'apprenait à ses élèves.
- Lem ?
Il marchait sur le chemin de halage guidant l'autre mule. Au dessus de son épaule luisaient les yeux blancs de son corbeau. Elle débarqua pour le rejoindre.
- Tu te rappelles d'une leçon de Mathusalem sur le creusement des tunnels dans la roche ?
Il ralentit un peu, tendit le bras. L'index se réveilla au bout de la main. Elle l'entendait marmonner, puis, d'un coup.
- Maître, comment ils faisaient les anciens pour creuser la montagne et passer dessous ? C'est Écureuil qui parle. Ah tu veux parler de ce tunnel en photo contre le mur. Ecoutez tous ! Je ne vous ai pas encore parlé de ça. Les anciens perçaient les montagnes pour passer à travers sans avoir à les contourner ou grimper par dessus. Ils avaient de gros engins comme des voitures avec une pelle devant pour arracher la terre, la creuser. Mais parfois ils tombaient sur de la roche. Et là, ils employaient les grands moyens. Un ingénieur qui s’appelait Nobel avait inventé l'explosif, un matériau capable de libérer beaucoup d'énergie en une fraction de seconde. Un produit qui, si on lui mettait le feu, explosait très violemment. C'était si puissant que ça brisait même la roche. Mais on en reparlera demain, je viens de voir Plume passer. Je dois lui parler ! C'est le maître qui parle.
- C'était quel jour ?
- Un mardi.
- D'accord mais c'était avant de partir avec le groupe pour sa première expédition ?
- Oui.
- Combien de jours avant ?
L'index s'agita.
- 14 jours.
Esther était encore étonnée de cette capacité à retranscrire un dialogue et à se rappeler sa date.
- Tu te rappelles, la première fois où j'ai rencontré Mathusalem ?
- Oui.
Même si elle côtoyait Lem depuis quelques semaines, elle se faisait encore avoir par son mode de fonctionnement.
- Tu peux me retranscrire notre première conversation ?
Son doigt commença à s'agiter quand Esther changea d'avis.
- Attends, retranscris moi plutôt la première fois que Mathusalem et Christian se sont parlés. Et commence quand ils parlent de notre adolescente préférée.
- Qui est mon adolescente préférée ?
- Je veux parler de Plume, la sœur de Christian.
- Mais ce n'est pas mon adolescente préférée !
- C'était un sarcasme. Et si tu peux, dis juste le prénom de la personne qui a parlé.
Quelques secondes d'agitation digitale et Lem commença.
- Je ne suis pas seul, j'ai une sœur plus jeune que moi. Christian. Et vos parents ? Le maître. Mes parents sont morts, il y a longtemps et Julie n'est pas ma ... sœur. Je l'ai ... trouvée. En quelque sorte. Christian
Les yeux fermés, Lem ne disait plus rien et son doigt restait en l'air, immobile. Esther savait qu'il retranscrivait ainsi les silences.
- Elle avait quelques mois; J'étais encore un enfant. Ses parent étaient en train de manger des larves de fourmis. Ils l'avaient laissée dans l'herbe. Je l'ai prise avec moi et je suis parti. Christian
Lem renifla. Esther pensa qu'il refaisait Christian ce qui était bizarre car il ne changeait pas de voix quand il changeait d'interlocuteur.
- Je venais de perdre mes parents. J'ai cru bien faire. J'ai cru qu'elle avait besoin de moi que ...
- Alors c'est bien ça, je suis une régressive. Un petit animal que Christian a adopté et caché honteusement pendant des années.
Plume, en haut de la tranchée de briques, les surplombait.
- Quand je pense que le seul à vouloir me le dire, c'était cet efféminé de Cyrano. Et il est où, notre valeureux guerrier qui a préféré mentir ?
- Descends, il faut qu'on discute.
La jésuite avait essayé un ton de commandement.
- Il est où l'énorme couillon qui ne m'a rien dit ? dit Plume sans bouger du haut du mur.
- Il est parti devant mais d'abord descends ...
Plume disparut entre les arbres qui poussaient au dessus du prochain tunnel.
L'air trempé d'humidité les caressait. Ils arrivaient à la moitié du passage. La lune avait dû sortir car ils voyaient l'ouverture brillamment grise au loin.
- Attends, dit Cyrano.
Il passa devant Cube.
- Il y a de nouvelles odeurs. Éteins la lampe et suis moi.
L'obscurité les recouvrit. Cyrano ne put se retenir de sursauter quand Cube posa sa grosse main sur son épaule. Il se moucha longuement puis démarra. Il chercha de la main le mur pour le guider. Il fit abstraction de sa peur des insectes et se concentra sur les nouvelles effluves.
Ils arrivèrent à une dizaine de pas de la sortie. Cyrano s'arrêta et se retourna pour chuchoter :
- Des soldats, je sens l'huile à aiguiser. Ils sont deux, peut être trois.
- Ils nous attendent à la sortie sûrement avec des arcs ou des arbalètes. A leur place, je me serais placé en hauteur sur les murs ou carrément au dessus de l'ouverture du tunnel !
- Il faut faire demi tour, dit Cyrano.
- Et Dominique et les jumelles ?
- Ils sont passés mais je ne les sens plus.
Il respira amplement.
- Je ne sens pas l'odeur de sang. Ils ont dû passer sans encombre.
- Retourne prévenir Esther, je vais les chercher.
Tandis que Cyrano repartait vers la barge, Cube avança, collé contre la paroi. Il s'arrêta avant de sortir à la lumière cendreuse de la lune. Il ne voyait personne mais toujours dans l'ombre du passage, il ne pouvait plus s'avancer sans se découvrir.
- Ils doivent être au dessus de moi, se chuchota le géant.
Il plaça le bouclier au dessus de sa tête et se prépara à bondir quand une ombre passa devant ses yeux. Tête la première, l'homme s'était brisé le cou dans un craquement sinistre. Il hésita une seconde avant de bondir à découvert, se protégeant de son écu.
On criait au dessus. Il se retourna. Plume pointait son couteau vers un soldat armé d'une épée.
- Laisse le, je m'en occuperai, cria Cube qui se tourna vers le mur de briques pour l'escalader.
- Ce n'est pas la peine, dit Plume froidement.
Rapide, elle glissa par en dessous et coupa un des tendons d’Achille de l'homme. Le mercenaire n'avait même pas eu le temps de lever son épée. Affalé, l'homme se tenait la cheville en geignant.
- Tiens !
Posant son pied sur l'épaule du soldat, elle le bascula.
- Nous sommes quittes maintenant !
L'homme s'écrasa à moitié sur la margelle du canal avant d'être aspiré par l'eau noire. Sidéré, Cube n'avait pas bougé.
Dominique n'avait rien pu faire. Avec les jumelles, il s'était fait cueillir par les quatre soldats à une centaine de pas avant de rentrer dans le prochain tunnel. Ces derniers étaient apparus d'entre les arbres, se postant en haut de la tranchée. Ils avaient pointé leurs arbalètes vers le bas et Dominique n'avait eu d'autre choix que de laisser tomber son épée à ses pieds.
Un des mercenaires désescalada jusqu'au chemin de halage. Il sortit son épée et, par gestes, leur intima de reculer de quelques pas. Du pied, il repoussa, derrière lui, l'arme de Dominique.
- Jean, tu restes. Vous deux, allez chercher les autres ! Méfiez vous du gros. S'il résiste, tuez le !
Deux mercenaires partirent en courant pour se poster juste au-dessus de la sortie où les autres n’allaient pas tarder à sortir. Le reste du groupe serait comme eux, fait prisonnier.
- Jetez vos armes dans l'eau.
Il montrait les deux couteaux que les jumelles utilisaient pour manger. Retenues par un lien de cuir, les jumelles se penchèrent sur les nœuds.
- Et toi, enfoiré de Chevalier. Sans la sortir de son étui, tu lances ta dague à mes pieds. Ça serait dommage de ne pas récupérer ce trophée.
Dominique regarda, encore une fois, le soldat resté là haut. Son arbalète pointait droit sur sa poitrine. Il défit lentement la petite ceinture qui tenait l'arme et seulement de l'indexe et du pouce la présenta devant lui, bras tendu.
Tous entendirent un grand bruit venant du tunnel. La lumière de la lune suffisait pour voir qu'il manquait un des militaires. A la place, une frêle silhouette se tenait face au dernier des deux hommes. L'ombre se plia. La flèche avait raté sa cible. Puis tout se précipita. Cube sortit des ténèbres. Le deuxième soldat tomba. C'était leur chance !
- Courez ! cria Dominique aux jumelles en indiquant le prochain tunnel.
Une vibration dans le bras gauche, suivie d'une douleur. Le carreau avait transpercé son avant bras. Le novice, précédé des jumelles, courait vers le dernier tunnel. Au bruit, il savait que le soldat à l'épée les poursuivait. Il fit face une première fois, esquivant le coup de taille, enchaîné d'un coup d'estoc. Il feinta de sa dague. Les jumelles devaient être arrivées. Il repartit en courant.
Il avait du mal à courir.Le bras blessé déclenchait à chaque battement une pulsation de douleur qui irradiait jusqu'au cou. Dès son entrée dans le noir, il les entendit. Il remonta le torrent de cliquetis qui le picotait.
- N'ais pas peur, dirent les jumelles.
C'était plutôt à lui de dire ça. Une main sur chaque épaule, elles commencèrent à le guider vers le centre du tunnel, au plus profond de la terre.
- Attendez, chuchota-t-il.
Il les força à faire demi-tour.
- Que fait-il ?
Les cliquetis redoublèrent.
- Il n'est pas très loin. Il s'est arrêté. Il tatonne de l'épée. Il ne voit rien comme toi.
- Vous allez m'aider. Je ne peux pas le laisser repartir. Vous allez l'attirer vers vous et quand il sera devant moi, vous crierez, chuchota-t-il.
Les jumelles s'éloignèrent de quelques pas.
- Aidez-nous ! Dominique est tombé. Il ne bouge plus, crièrent les jumelles.
A petits pas, l'adolescent revenait vers la lumière argentée d'une nuit lunée. Méthodiquement, les jumelles appelaient le soldat puis déchiraient l'obscurité silencieuse à coups de langues. De son côté, Dominique essayait d'entendre le soldat. Mais rien n'arrivait à ses oreilles si ce n'est les bruits des gouttes qui, tombant du plafond, rejoignaient leurs soeurs, l'eau du canal.
Puis par dessus les cliquetis, un son rythmé, plus grave, se rapprochait. Le battement d'un souffle, ça devait être son assaillant. Il s'arrêta. Que faisait il ?
- Baisse toi, crièrent les jumelles.
Le souffle de métal passa au dessus de sa tête. Il se rua en avant. Sa dague pénétra par accoups comme surprise de trouver un obstacle. Puis, frénétiquement, il retira-planta la lame, une dizaine de fois. Son cri de rage jaillissait, noyant les gémissements de l'homme qui se vidait de son sang. Au ralenti, il tomba, emmêlé au corps. Par réflexe, il allongea son bras pour amortir la chute de celui qui était blessé. Il s'évanouit !
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