Ainsi parlait ...

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Il avait fallu suivre le même chemin, descendre la rampe, puis passer le sas. Mais cette fois-ci, le gardien l'amena jusqu'à la porte donnant sur la " Tour des nombres". Son nom s'affichait sur un vieux panneau à l'entrée de l'escalier menant dans les étages. Le seul accès au 3ème cercle. Ce bâtiment qui, tel un phare, s'illuminait la nuit pour attirer les ignorants à la recherche de vérité.

"Tour des nombres", Esther trouva bizarre de donner cet intitulé à un édifice qui conservait des milliers de livres, de phrases, de mots, de lettres et où les seuls nombres qui l'habitaient, étaient les plus bêtes, ceux de bas de pages.

Un jeune documentaliste qui travaillait devant l'entrée, utilisa sa clé pour ouvrir la porte après avoir noté son nom. Toujours contaminée par la rumeur, Esther imaginait le Bibliothécaire seul, au dernier étage de la tour, sur un trône de livres aux pages dorées, érigé sur une estrade constituée d'un empilement de dictionnaires. Déception, le garde s'arrêta au deuxième étage. Entrebâillant la porte, il lui indiqua de suivre le grand couloir droit devant elle. Un plein jour de lumière électrique baignait l'espace d'un blanc bleuté. Sur le sol, la jésuite regarda son ombre ou plutôt ses ombres, nombreuses qui semblaient transparentes. Chacune, à son tour grandissait, tournait, rapetissait et re-rentrait dans ses pieds. De temps en temps, elle entendait un bourdonnement qu'elle attribua à cette électricité qui s'écoulait dans les murs. Passant devant une grille vissée au mur, un air mou, sans odeur, l’enveloppa.

Elle remonta une galerie qui répétait sa pièce à l'identique de part et d'autre. Sans porte, elle voyait chaque alvéole s'habiller de deux étagères remplies de livres qui ne s'arrêtaient que contre la peau en verre du bâtiment. Monacale, chaque cellule ne se meublait que d'une table et d'une chaise. Pour seule ornementation, le boitier qui servait à parler à distance trônait sur une desserte. Dans chaque cavité lisait un documentaliste. Beaucoup se ressemblaient avec leur tête rousse penchée sur leur livre. Rester toute une journée assis sur une chaise devait, même pour un documentaliste, être difficile. La seule arythmie, dans ce rabâchage, tenait au choix très personnel du coussin posé sur la chaise. Tout en rondeurs et coloré, unique, il contrastait avec la rectitude monotone du reste de l'ameublement.

Toujours seule, ignorée par ces lecteurs assidus, elle attint la fin du couloir. La grande pièce présentait la même austérité. Un dédale, d'étagères gonflées de bouquins, organisait en pièces ce bout d'espace. Elle passa devant ce qui devait être la chambre, au milieu se posait un lit puis ce qui devait être la salle de réunion avec sa grande table et quelques chaises. Elle arriva en vue des vitres, avec, comme les autres, la table et le siège. Ce dernier était la seule chose qui déclarait le rang élevé de la personne. Même si ce fauteuil ergonomique restait loin du trône d'un roi ou même du siège d'un évêque. Rapiécé plusieurs fois, il respirait plus le fonctionnel que le luxe. Devant lui, une table en simili bois supportait un rempart de livres.

Deux mois avaient été nécessaires pour arriver jusque-là. Elle ne le voyait pas encore, les piles de livres le cachaient. Son regard hésitait, ricochant sur les titres de livres. Elle n'osait s'approcher et regarder celui qui incarnait l'espoir de milliers de verdoyants. Par petits pas glissés, elle s'avança. On aurait dit un documentaliste. Habillé simplement d'un pantalon en lin et d'un T-shirt crème, un homme dans la soixantaine se penchait sur le tome d'une encyclopédie. Ses cheveux ne se coloraient pas de roux. Peu fournis, gris, ils laissaient un début de tonsure monacale apparaître. Les mains étaient normales, pas de douzaine de doigts. Le Bibliothécaire prit le temps de finir sa page. Ce n'était pas de l'impolitesse mais un rituel. Enfin il releva les yeux ; ils se coloraient d'un marron légèrement voilé par toutes les lectures. Elle remarqua non loin de sa main, une loupe.

- Bonjour, dit Esther.

- On m'a dit qu'un des livres que vous avez emmené avec vous, est "Ainsi parlait Zarathoustra" de Nietzsche. Vous l'avez lu ?

- Oui.

- Vous êtes la première à nous visiter et à avoir lu un livre de philosophie. Et en plus, vous êtes une religieuse. Ce n'est pas difficile de lire un philosophe athé qui a dit :"Dieu est mort" ?

- A la petite joie que j'entends poindre dans votre question, vous devez être athée. Et pourtant, vous avez dû lire des philosophes croyants, et même être d'accord avec celui qui a écrit : "Je crains l'homme d'un seul livre."

- Saint Thomas d'Aquin, un frère Dominicain et grand philosophe. Vous êtes pleine de ressources. J'adore ! Asseyez-vous.

La chaise touchait une étagère et avait dû servir d'escabeau. Pendant qu'elle allait la chercher pour s'asseoir, le Bibliothécaire prit quelques feuilles rangées dans le seul tiroir de la table. Esther avait l'impression d'avoir passé un examen de passage.

- Nous pourrions discourir de philosophie mais ma croix, comme vous diriez, est lourde et j'ai encore beaucoup de lecture. Que voulez-vous savoir ?

- Nous cherchons des informations sur la pandémie. Le virus responsable de la vague verte, est-il une construction humaine ou simplement un virion qui a émergé de la nature tel une grippe particulièrement sévère ?

- Comment voulez-vous que je le sache ! Ce n'est pas écrit dans un livre. La propagation a été fulgurante et la civilisation s'est écroulée en quelques semaines. Personne n'a eu le temps d'écrire un livre !

La nouvelle n'était pas surprenante. Elle se rappela la réunion avec Lamaison, la quête n'avait été mise en place que pour gagner du temps. Mais bon, elle avait espéré, prié.

Le Bibliothécaire s'était tourné, d'un balancement des jambes, vers le mur vitré.

- Je vais faire venir le documentaliste responsable de l'histoire et celui des sciences biologiques. Mais je serais surpris qu'il en sache plus que moi.

Il se tourna vers la boite grillagée à sa droite et appuya sur le bouton orange.

- Histoire de l'Europe ! Biologie !

Il scrutait le couloir. Esther se retourna sur sa chaise. Deux femmes, chacune leurs clés au cou, sortirent de leurs cellules respectives.

- Cette femme cherche des informations sur la dernière épidémie responsable de notre cataclysme. Histoire ?

- La pandémie a été trop rapide, aucun des livres de ma bibliothèque mémorielle ne parle de cette maladie.

- Biologie ?

- Pareil, la maladie a progressé trop rapidement. Aucun livre n'a pu être écrit sur cette pandémie. Puis je me mettre en computation pour affiner ma réponse avec les articles scientifiques ?

- Allez-y !

La femme ferma les yeux puis sa tête pivota de droite à gauche, puis monta, descendit.

- Vous avez vu, nous faisons un peu comme votre Lem, vous ne trouvez pas ?

Elle comprit que quelques minutes plus tôt, il s'était retourné vers les vitres pour chercher dans sa bibliothèque.

- Vous avez vu Lem rechercher un dialogue ? demanda Esther.

- Oui je l'ai vu. C'est fascinant. Il a une mémoire parfaite.

La femme rouvrit les yeux.

- Négatif, aucun article n'a été écrit. Peut-être que quelques publications sont sorties en numérique, les derniers jours avant le shutdown, mais nous ne le saurons jamais !

Esther ne comprenait pas tous les mots mais elle savait que la quête était finie. Tout maintenant reposait sur la capacité de Lamaison à convaincre le Pape.

Le Bibliothécaire congédia les deux femmes d'un geste de la main.

- Bon, notre quête est caduque. Je n'ai plus qu'à rentrer avec le groupe et dire au Pape que nous n'avons rien trouvé !

- Vous avez remis un Pape en place en Avignon ! Imbéciles !

Elle s'était levée pour partir quand l'érudit appuya à nouveau sur le bouton orange.

- Envoyez-moi l'ingénieur en charge de Richelieu !

Il se tourna vers elle.

- Attendez, il y a encore une dernière chose à tenter.

Il se replongea dans son livre.

Toujours debout, elle en profita pour s’avancer vers les vitres. A ses pieds, elle voyait l'esplanade et ses trous à bivouac. Ses yeux suivirent la passerelle pour arriver aux jardins de l'autre côté de la Seine verdâtre. De la tour, elle réussissait à voir sur un espace presque aussi grand que le parvis, un alignement de différents verts. Ça devait être les légumes avec, sur le côté un vergé. En bordure de la zone maraîchère, les habitations des habitants du 3eme cercle, des cabanes en bois, se juxtaposaient pour sécuriser le périmètre. Elle ne sut pas pourquoi mais ça lui rappela Tricastin.

Encore un roux, le cheveu en brosse, débarqua avec son tablier de protection et un bloc note. Le Bibliothécaire prit, encore une fois, le temps de finir sa page avant de lever les yeux.

- Maître.

Esther n'arriva pas à deviner si les yeux qui brillaient et le port rigide de l'ingénieur suintaient la peur ou la ferveur. Elle avait déjà vu ce type d'attitude chez certains croyants quand ils se pressaient devant le Pape. Dominique, par exemple, changeait de timbre de voix devant le Saint Père.

- Depuis quand n'avons-nous pas mis les pieds à Richelieu ?

L'ingénieur tourna à la hâte quelques pages puis, s'aidant d'un de ses deux index, suivit quelques lignes.

- 1791 jours depuis la dernière manutention.

- Ce qui fait un peu moins de 5 ans. Vous confirmez que les journaux ont été déplacés là-bas ?

- Oui et à notre dernière intervention, nous les avons mis en hauteur pour les protéger en cas de dégâts des eaux. Vous avez aussi certains magazines et les livres de faible importance.

- Il y a les derniers exemplaires des journaux, ceux parus pendant l'épidémie ?

Il remit ses lunettes à cheval sur son nez et les yeux plongèrent dans les feuilles qu'il tournait rapidement.

- Oui, maître.

- Tu peux disposer B2FF7.

- Asseyez-vous Esther. Votre réponse est peut-être à Richelieu. C'est une vieille bibliothèque au centre de Paris, rive droite. Il y a quelques années, j'ai fait un tri de la connaissance. Les livres les plus importants, les encyclopédies et articles scientifiques, sont dans cette tour. Les livres de moindre importance sont dans le 2ème cercle, par exemple la littérature. Pour faire de la place, nous avons mis les magazines et les journaux dans la bibliothèque Richelieu.

Il bascula une nouvelle fois vers la baie vitrée.

- S'ils n'ont pas été détruits par les moisissures ou la pluie, il y a tous les journaux nationaux du temps de l'épidémie notamment Le Monde, Libération, Le Figaro, Le Parisien et même certains journaux régionaux. C'est votre dernière chance de trouver une réponse à votre question. Si ça vous intéresse, je peux vous organiser une visite, demain ?

- Je me dois de tout tenter. Je présume que ce n'est pas gratuit ?

- Effectivement mais le documentaliste m'a dit que vous avez amené avec vous de quoi payer la plus coûteuse des informations. Je vous propose en échange de me donner ...

- Excusez-moi mais ma bible a plus de 200 ans, elle est inestimable. Je ne désire pas ...

Le bruit était bizarre. Un ronflement aigu sortait en cascade de la gorge du bibliothécaire. Il riait. Et ça devait être rare car les gardes qui surveillaient l'escalier, arrivèrent en courant. Quelques têtes, d'éberlués, bourgeonnèrent aux ouvertures des cellules. Il se reprit et chassa de la main les gardiens.

- Aucun des livres que vous avez amenés ne pourrait payer ce type d'expédition. Sans vouloir vous vexer, la bible n'est qu'un ramassis de textes mal écrits. Son succès ne tient que par ce besoin idiot qu'ont certains à ne pouvoir concevoir un monde où l'humain n'est là que par hasard !

- C'est quand même une très rare édition en cuir et vélin. Il y en a pas d'autres connues ! s'exclama Esther.

- Si vous allez à Richelieu vous pourrez prendre une des trois bibles de Gutenberg. Ma bibliothèque est le phare du savoir des anciens. On se contre fout de la rareté des livres surtout si ce sont des fables religieuses. Et nous sommes encore moins des collectionneurs de livres anciens !

Il s'était énervé et seules ses fesses accrochaient du fauteuil. Il regardait fixement la jésuite.

- Pour qui nous prenez-vous ? Tout ce qui nous intéresse, c'est le savoir, la connaissance.

- Mais ...

- Stop ! Je ne suis pas là pour perdre mon temps en discussion futile. C'est Lem qui m'intéresse ! Je veux construire un nouveau lignage avec lui ! Fixer une nouvelle mutation ! Notre prochaine étape est de pouvoir transmettre ce savoir. Avec son talent, ces descendants pourront partir et essaimer la connaissance. Le mieux serait qu'il reste avec nous.

Devant elle, cet homme aurait dû être un vieux à la barbe blanche, traînante, dont les rides du front se seraient étendues telles des vagues sur une calvitie de peau parcheminée. Maigre, habillé d'une toge blanche et de sandales, il aurait déambulé dans son dédale de livres, seul, se nourrissant de lectures et buvant l'eau de pluie. Mais surtout, il aurait dû déborder d'une sagesse immense et être pétri de vertus.

Devant elle, l'homme semblait ordinaire, pas de barbe, pas de désert capillaire et une petite bedaine conforme à son âge. Mais le pire se cachait dans sa boite crânienne. Elle n'entendait aucune sagesse; elle ne voyait aucune vertu dans les propositions du Bibliothécaire. Il était capable de sortir la plus grande des ignominies sur le ton égal de celui qui discute de son dernier repas, de sa dernière flatulence. Elle ne croyait pas au diable mais s'il devait exister, il serait assis de l'autre côté de cette table. Cet être était diabolique car elle ne pouvait s’empêcher de voir une certaine forme de logique, d’intelligence dans cette vision pour la conservation du savoir des anciens.

Il attendait qu'elle réponde. Son silence fut perçu comme une hésitation.

- Même si c'est moins efficace, il pourrait coucher avec toute mes filles pendant quelques semaines ! Ça devrait suffire.

Esther ne savait que répondre. Et lui, tout à ses plans, ne s'arrêtait plus.

- C'est vrai que le garçon n'a pas l'air d'être trop porté sur les contacts physiques. Je peux vous proposer de récupérer sa semence, une ou deux fois par jour, et inséminer les filles en période d'ovulation. Je connais le diagramme de température, de chacune, par cœur. D'ailleurs de cette manière, même si le plaisir n'y est pas, l'efficacité est meilleure !

Il ne la regardait plus. Il parlait et réfléchissait en même temps, échafaudant sa stratégie. Esther ne comprenait pas ou plutôt avait trop peur de comprendre. Elle se sentait sale, rien qu'à la pensée d'accepter cet échange. Elle réussit à balbutier :

- Ce n'est pas possible.

- Pourquoi, il est stérile ?

- Non, enfin je ne sais pas. Il doit être encore ... vierge.

- Je vous propose de vous emmener jusqu'à la bibliothèque Richelieu avec tous les journaux sur le cataclysme. Je demanderai à un documentaliste qui aura mémorisé l'organisation des rayonnages de venir avec vous. Pendant que vous serez à Richelieu, Lem, s'il est d'accord, pourra rester ici. S'il ne veut pas, eh bien tant pis, vous repartirez sans savoir et moi je resterai avec mon pool génétique. C'est à prendre ou à laisser ! Vous me donnerez votre réponse avant ce midi.

- Gardiens ! La jésuite Esther s'en va !

Il rouvrit son livre et reprit la lecture. Elle se leva, regarda le Bibliothécaire. Il était comme au début de leur entretien, concentré sur la mémorisation des phrases. Elle crut voir des cornes pointées sous ses cheveux gris.

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