Richelieu
Dès l'aurore, ils se présentèrent à l'embarcadère, précédés de leurs deux gardiens. Le frère de Camelia, leur guide, les attendait sur le bateau à moteur. Une fois tout le monde à bord, le pilote se désengagea du quai. Lentement, ils passèrent devant la rue derrière l'esplanade. Comme de l'autre côté, c'était un mur de gradins qui montait jusqu'à la longue palissade qui protégeait les 3 cercles. Une trappe s'ouvrit et des détritus dévalèrent les marches, rejoignant d'autres déchets.
Un petit groupe d'enfants nus remontèrent en courant pour fouiller les restes de nourriture. La plupart étaient roux. Même à cette distance, ils paraissaient sales. Esther se signa. Plume se retourna vers le frère de Camelia.
- Ils sont roux ! C'est une coïncidence ?
- On ne peut pas nourrir tout le monde. A cinq ans tous les enfants du Bibliothécaire passent des tests de mémoire, de logique. S'ils les ratent, ils passent des tests de motricité et de résistance physique. Ils sont ainsi affectés à chaque cercle en fonction de leurs capacités. Et ceux qui ratent …
- … sont devant nous, dit Troubadour.
- Ils ont été exclus des cercles.
- C'est dégueulasse ! dit Plume.
- On ne peut, quand même, pas garder tout le monde !
- Vous êtes tous de la même famille, certains doivent naître avec des malformations, des maladies congénitales, non ? demanda Esther.
- C'est le problème quand on veut fixer certaines habiletés. Nous avons beaucoup de fausses couches. Et, à chaque naissance, le bébé est examiné suivant des critères stricts.
- Et ? demanda Troubadour.
- C'est la Seine pour les inaptes.
- C'est horrible ! dirent les jumelles.
- Ils sont préalablement endormis au lait de pavot. Nous ne sommes pas sans cœur !
Troubadour cracha dans l'eau. Après un dernier regard pour un enfant nu qui grignotait un os, il s'éloigna en maugréant.
Le documentaliste sentit le malaise.
- Nous ne pouvons-nous permettre de perdre du temps. Notre mission est primordiale. Nous devons mémoriser et recopier tous les livres. Je suis déjà capable à bientôt 17 ans de réciter 253 livres et 452 publications de biologie. D'ailleurs c'est pour cette raison que je suis votre guide, je peux vous donner la définition exhaustive d'un virus.
Le bateau accéléra et passa dans la coulée d'odeur putride que générait la décomposition des déchets. Un cri se fit entendre. Un enfant, poussé par un plus grand, roula jusque dans la ruelle.
Tous les autres étaient partis, loin du spectacle donné dans la ruelle.
Esther regarda les ruines. Ils remontaient le temps ; les bâtiments étaient de plus en plus anciens. Ce BF lui rappelait Lem par certains côtés. Il n'était pas aussi mutique mais lui aussi ne présentait que peu d'empathie pour ses semblables.
En plastique blanc sale, avec son moteur électrique, le rafiot glissait silencieusement sur les eaux boueuses.
- Tu vois cette boite avec les deux fils qui sortent ? C'est de là que vient l'électricité pour alimenter le moteur. Avec notre aide, les ingénieurs ont réussi à refaire des batteries. Elles ne sont pas aussi efficaces que celles des anciens mais elles suffiront pour assurer l'aller-retour.
Plume ne savait pas pourquoi mais le jeune documentaliste, B truc machin, l'aimait bien. A le voir la suivre autour du bateau, les jumelles gloussaient parlant d'un amoureux. Pour se dégager du documentaliste qui lui parlait de "nions" et de "canions" pour fabriquer sa boite à fils, elle se rapprocha du duo de gardiens. A l'avant du bateau, la rousse et l'homme qui faisait joujou avec son pistolet scrutaient les berges d'un Paris redevenu sauvage :
- Je n'aime pas sortir si loin de la BnF. C'est dangereux le centre, dit l'homme.
- Ça va ; on ne craint rien avec ces fusils. Avec mon deux coups, j'arrête un ours à 20 pas et toi avec ton fusil à pompe, tu as de quoi bousiller toute une meute de loups ou une horde de régressifs. Et, nous avons nos copains !
Elle tapota son revolver dans son étui sur la cuisse.
- Ces nouvelles armes, ce sont celles du billot de bois ou de la plaque en métal ? demanda Plume.
- Du billot de bois.
Le documentaliste s’immisça entre eux.
- Pour nous défendre, le Bibliothécaire a demandé aux ingénieurs de pouvoir réutiliser les armes à feu des anciens. On a d'abord retrouvé la recette de la poudre noire, ce qui a permis d'utiliser quelques arquebuses et ces revolvers. Montre lui, dit le documentaliste.
La femme s'assit et sortit le revolver de son étui. Elle le manipula pour qu'une pièce cylindrique bascule sur le côté.
- Vous avez la poudre noire et une bille de plomb dans chaque cylindre et ici à l'avant, une amorce. C'est cette petite pièce qui a été la plus difficile à refaire. Puis, nous avons pu remettre en marche le fusil le plus utilisé en France, le calibre 12.
La rousse rangea son pistolet et ouvrit son arme tel un énorme compas. Elle sortit une des deux cartouches qui s’enchâssait dans un des grands cylindres.
- Comme on maîtrise parfaitement tout ce qui est papier, les ingés recyclent la partie métallique et le reste est en carton huilé. A l'intérieur, il y a la poudre et neuf plombs ce qui permet d'arroser la cible.
Plume avait senti le bateau bouger et les regards des gardiens se fixèrent au-dessus de sa tête.
- Et c'était quoi l'arme qui a transpercé la plaque de métal ? demanda Cube.
- Depuis quelques mois nous avons remis en marche des fusils militaires, des Mas de l'armée française que nous avons trouvés aux Invalides. L'ingénieur en charge des armes a réussi, à partir de vieilles douilles à refaire des munitions, très puissantes. Avec une lunette de précision, le tireur arrive à toucher à plusieurs centaines de mètres.
- On aurait dû en prendre un, dit l'homme qui ne s'était pas arrêté de regarder les berges.
- Ça ne sert à rien au milieu des arbres et des décombres, dit la rousse.
- Ça aurait empêché les ombres d'enlever B3ff12, dit-il avant de s'éloigner en marmonnant vers tribord.
Une île approchée, où le vert l'emportait sur le jaune sale des pierres.
- C'est l'île de Notre Dame ? demanda Esther.
Elle arrivait de la partie arrière du bateau, protégée d'une casquette en verre.
- Non, c'est l'île Saint Louis mais l'île de la Cité est juste derrière.
Le jeune indiqua à l'homme à la barre d'aller vers bâbord. Le bateau se décala sur la gauche et une deuxième île apparut derrière la première.
- En passant par ce côté, vous la verrez mieux.
- Merci, dit la jésuite.
Esther resta à la proue. Au bout de quelques minutes apparut un des clochers qui sortait au-dessus des arbres.
- Il reste encore une tour intacte, et la rosace Ouest était encore en place la dernière fois, dit le documentaliste.
La vieille dame, reine de toutes les cathédrales, jaillissait encore vers le ciel. Esther ne pouvait s’empêcher de penser à la couronne d'épines. Était-elle encore là ?
- On pourrait peut-être s'arrêter ? dit-elle.
- Hors de question. Mes ordres sont stricts. Nous vous accompagnons à Richelieu et nous devons revenir avant la nuit, dit le documentaliste.
Esther n'insista pas et alla voir Plume. Elle était assise sur le plat-bord, les jambes ballantes.
- Tu vois cette île ? La cathédrale de Notre Dame est derrière les arbres. Peux-tu aller voir si des objets liturgiques sont encore dans la cathédrale ?
Ça devait être important pour elle car la jésuite n'avait plus parlé à Plume depuis plusieurs jours.
- Le bateau ne s'arrêtera pas. Toi seule es capable d'y aller et de revenir avant que le bateau soit passé.
L'adolescente fit semblant d'hésiter. En fait, elle n'avait qu'une envie : se dégourdir les guibolles.
- Ok.
Il fallut parlementer un peu avec le documentaliste. D'autant plus que le gardien le prit en aparté. Il lui répéta le danger de revenir de nuit. En guise de compromis, le bateau ne s'arrêterait pas mais ralentirait. Ça laisserait un peu plus de temps à Plume pour fouiller le site.
Le canot passa à quelques mètres de la pointe de l'île qui avait conservé sa tête en béton. Une formalité pour l'adolescente qui, avec un seul pas d'élan, sauta jusqu'au replat. Elle courut d'abord sur le parapet puis s'engagea dans un sous-bois. Quand elle ne pouvait plus courir, elle sautait et se balançait à la branche d'un tilleul ou d'un érable pour passer par-dessus un roncier. C'était quand même mieux que de se laisser bercer par les eaux du fleuve.
Elle arriva rapidement sur des éboulis, la grande église s'écroulait sur elle-même. La nef et le cœur ne se résumaient plus qu'à quelques pans de murs aux milieux de monticules de pierres.
Elle alterna sauts et course pour arriver devant la façade occidentale. Même si une des tours était en partie tombée, la cathédrale paraissait presque intacte de ce côté. Elle escalada un marronnier qui étirait ses branches jusqu'à une rangée de statues, à mi-hauteur. Elle grimpa facilement vers le balcon et sauta la rambarde. Elle se retrouva au pied de la rosace, avec déjà, une belle vue sur l'ancienne capitale. Quelques îles de pierres et de béton s'enfonçaient dans la mousse végétale. Sur sa gauche, elle voyait une grande tour droite, rectangulaire s'élever. Elle se pencha du côté de la Seine ; le bateau n'était pas encore arrivé à sa hauteur.
Cube n'aimait pas ça. La savoir seule, sans protection. Discrètement, il avait demandé à Cyrano de mettre son nez en action.
- Je ne sens rien de dangereux, pas de loups, pas d'ours et pas de régressifs.
- Tout ça pour une église. C'est stupide, dit le gardien tenant son arme prête.
Une détonation déboula, suivie d'un râle rauque. Plume avait remis en branle la grosse cloche de la tour Sud. Le cœur de Paris battait à nouveau. Jamais entendu depuis plus de 100 ans, chaque battement donnait des ratés aux ventricules du cœur puis secouaient gentiment les entrailles. La sensation était d'une douce brutalité. Tous se tournèrent vers la pulsation qui finit par ralentir et de frissons en frissons s'éteindre.
Le bateau arriva au plus près de la cathédrale. Tout en haut du beffroi, quelques gargouilles surveillaient les corbeaux et les pigeons qui, surpris par le bruit, nuageaient autour des vieilles pierres. L'ombre du coin, accroupie, hurla vers les oiseaux puis, bras tendus, s'étira vers le ciel. Elle disparut dans le clocher, puis reparut, en équilibre, sur la rambarde du balcon. Plume courut dans leur direction et plongea dans la frondaison des arbres.
Le documentaliste avait crié de surprise.
- Un jour, il lui poussera une queue fourchue et des cornes ! dit Cyrano qui retourna s'asseoir à l'arrière.
Ses oreilles sifflaient encore du bruit de la cloche. Telle une grenouille, elle avait sauté sur son dos. Plusieurs fois, il avait fallu s'arquer puis se ramasser avant que la grosse ne daigne rouler des hanches. Plusieurs fois, elle avait sauté, poussé pour qu'enfin la jupe rencontre son maillet. Son effort n'avait pas été vain. Au premier coup, un bruit comme jamais, elle avait failli lâcher. Puis elle en avait joui. Ce n'était pas le son, assourdissant. C'était les vibrations qui l'avaient enveloppée tel un cocon de soie. Ça lui avait rappelé un orage dans l'église de Tricastin !
Elle courut entre les marronniers vers la pointe Ouest. Elle sauta le parapet. La berge de pavés était encore praticable. Elle zigzagua entre quelques arbustes opiniâtres et d'un dernier bond atterrit entre les bancs. Le pilote n'avait même pas eu le temps de se rapprocher.
- Ça m'a rappelé la lecture de Notre Dame de Paris de Victor Hugo : " il montait la vis du clocher plus vite qu'un autre ne l'eût descendue", dit le documentaliste.
Plume l'ignora. Esther venait la voir. L'adolescente plongea la main dans sa besace. Des taches de couleurs accrochèrent le soleil.
- Je l'ai trouvé au bas de la rosace.
Un morceau de vitrail reposait dans ses mains, à peine ébréché. La jésuite le prit délicatement. Il monta dans le ciel. On voyait une mère portant son enfant, le Christ-roi.
- Merci, dit Esther.
Plume s'était déjà réfugiée vers la cabine de pilotage.
Devant la grande porte, l'écroulement d'un mur de pierres avait obstrué le passage. Cube balança les quelques rochers et poussa, dans un grincement, un des battants de la porte. Au bout de quelques minutes, à marcher dans l’obscurité d'un couloir, ils pénétrèrent dans la grande salle ovale. Le toit en verre, elliptique comme la pièce, laissait surtout passer la lumière par une cassure. Une vigne vierge en profitait pour s'écheveler en cascade jusqu'au sol limoneux. Acculées au mur périphérique, les colonnes, dignes d'une cathédrale, venaient soutenir la grande verrière et laissaient le regard traverser toute la pièce sans aucun obstacle. Les anciens savaient bâtir. Sur trois niveaux, les rayonnages, desservis par un escalier sombre, habillaient le hall. Des balcons gainaient le grand mur, squelette en fer forgé.
Au cours d'une inondation, les tables et étagères de la salle avaient rampé vers le nord, produisant un inextricable enchevêtrement. Les documentalistes précédents avaient anticipé le désastre hydrique. Ils avaient sécurisé les grandes vitres circulaires qui se distribuaient sur le pourtour avec des planches de bois bitumées. La pluie ne passait plus que par l'échancrure dans la verrière et l'eau ne pouvait pas atteindre les journaux rangés là-haut au 3ème et dernier balcon. Pour les rampants, le salpêtre blanc frisottait sur le bas des murs sans lumière et la mousse tapissait le sol se douchant d'une faible lumière. Seuls les livres de l'étage le plus bas, humide, disparaissaient sous les assauts conjugués des champignons et des escargots.
Dès le début, Dominique s'était senti de peu d'utilité. A la sortie du bateau, avec sa seule main, il avait dû redoubler d'efforts pour progresser sur les éboulis et à travers la végétation dense qui avait envahi certains espaces. Heureusement, les animaux, jardiniers, avaient façonné çà et là des chemins et petites clairières où il était plus facile de marcher. Un peu essoufflé, il avait réussi à ne pas se laisser distancer, après une heure à remonter la bien nommée avenue Richelieu.
Cette main qu'il avait donnée pour arriver jusqu'ici, manquait cruellement maintenant. Les journaux, grands à ouvrir, fragiles avec leur papier fin, ne se montraient pas facile à manipuler. Après quelques déchirures et soupirs de dépit, il se résolut à se garer dans un coin, observateur.
Ils s'agitaient tels des fourmis cherchant quelques miettes de pain pour la reine Esther. Restée au milieu, devant une étagère que Cube avait posée sur le ventre, elle coordonnait les recherches.
Chacun y allait de son rôle. Le documentaliste se rappelait l'emplacement d'un titre et, telle l'aiguille d'une montre, allongeait le bras pour indiquer l'emplacement. Alors deux tactiques se voyaient chez les récupérateurs de journaux. Plume, solitaire, sautait de rambarde en rambarde jusqu'à l'étagère indiquée. Et elle commençait aussitôt le dépiautage du rayon. Elle tirait, parfois arrachait puis jetait les numéros trop vieux. Quand la date correspondait, le feuillet en main, elle sautait par-dessus le balcon pour l'amener directement à Esther puis remontait illico continuer le décorticage.
Cyrano, lui, ne redescendait pas du troisième balcon où se trouvaient les papiers. C'étaient les jumelles qui empruntaient le dernier escalier utilisable, plongé dans le noir. Elles faisaient les allers-retours entre le documentaliste qui donnait la direction et Cyrano qui donnait des petites piles de journaux pour Esther. Sa technique était redoutable. Le nez en avant, il reniflait l'étagère désignée puis, doucement, tirait les journaux de l'alignement. Il avait assimilé la signature olfactive des derniers numéros par l'encre de basse qualité, plus âcre qui avait était utilisée dans les derniers jours.
L'adolescente bien que plus rapide dans ses déplacements et ses gestes, ne parvenait que rarement à trouver aussi vite les bons numéros. Puis elle ramenait les journaux dans un état souvent pitoyable. Alors, Cube, avec ses grosses paluches, défroissait puis rapprochait les différents morceaux d'une même feuille, sans rien opposé, au regard noir qui le regardait avant de bondir vers le plafond. En fin de chaîne, Esther lisait les articles mettant de côté les plus intéressants, les rangeant en petites piles.
Dominique se contenta d'observer ce manège de longues minutes. Un autre membre avait décidé de ne pas participer à l'exploration. Au deuxième balcon, Troubadour avait trouvé des partitions de musique. Il chantait accompagné de son ukulélé. Personne ne l'écoutait, à l'exception de Jean Paul qui, battant le rythme, balayait le sol avec sa queue. Dominique se rappela l'enseignement de certains de ses maîtres qui ne voyaient dans la musique qu'un moyen de pervertir l'âme, de laisser entrer le diable.
Il essaya de se raisonner. Il ne pouvait rester sans rien faire. Il avait promis au Pape ! Il regarda son moignon qui ressemblait à une patate rose. Même sortir sa petite bible de son étui de poitrine s'avérait difficile !
- Dominique, mon frère le bigot, viens voir !
Troubadour avait l'air particulièrement joyeux. Accoudé à la rambarde, il faisait de grands gestes pour lui dire d'approcher.
- Les jumelles ! Aidez-le à monter.
- C'est bon, je me débrouille.
Que lui voulait le mécréant ? Dans le noir de l'escalier, il manqua glisser sur une marche défoncée. Arrivé au deuxième, il emprunta le balcon qui suivait la courbure du mur. Il passa derrière une colonne.
- Regarde, les binoclards ont archivé, sur cette étagère, des chansons excellentes. Les paroles d'un certain Brassens sont savoureuses. Ça m'a l'air d'être un sacré bouffeur de curé. Et il se mit à chanter :
- Dieu, diable, paradis, enfer et purgatoire,
- Les bons récompensés et les méchants punis,
- Et le corps du Seigneur dans le fond du ciboire,
- Et l'huile consacrée comme le pain béni,
- Je ne crois pas un mot de toutes ces histoires
Il avait dû boire. Hier soir, il avait disparu et n'était revenu qu'au milieu de la nuit. Sûrement avec un litron de gnôle !
- Pourquoi m'as-tu fait venir ?
- Regarde ! Les documentalistes ont regroupé de vieilles bibles.
Troubadour se poussa. Derrière lui, l'étagère montrait des livres aux couvertures abîmées. Des dizaines de bibles, plus ou moins grosses, plus ou moins grandes, s'alignaient au garde à vous sur toute la hauteur de cette étagère.
Ça serait toujours mieux que de les voir s'agiter. Dominique commença à les dégager une à une, cherchant la plus vieille. En religion, plus on remonte dans le temps, plus on se rapproche du credo originel, du verbe divin. La pureté, sans les compromis, qui, au cours des siècles, ont dépouillé à coups de bienveillance la phrase originelle.
Quelques bibles, antiques, ressemblaient à de vieux fromages avariés avec des feuilles croutées qui s'effritaient en bordure et un cœur mou qui s'épanchait quand on l'ouvrait. Il en remarqua une, parmi les plus vieilles, grosse. Sa forme avait depuis longtemps perdu l'aspect propre du parallélépipède que seuls les livres les plus jeunes, les mieux conservés, gardaient encore. Certaines feuilles essayaient de s'échapper tandis que la couverture rebiquait. Elle semblait vouloir quitter le livre, s'envolait.
Elle devait être écrite en latin. Il aurait aimé savoir lire ces mots, pouvoir psalmodier, communier dans cette langue que les premiers chrétiens, les martyrs utilisaient. Les feuilles s'ouvrèrent facilement, une à une. Et c'est tout un monde, en arabesque et couleurs primaires, qui s'anima. La bible avait été écrite. Il imaginait le moine copiste, prélever la plus belle de ses plumes d'oie. De son scalpel, il la taillait pour en faire un biseau parfait. Trempée dans une encre d'un noir mauve, il la conduisait d'arabesques en ornements pour non seulement transcrire la parole de Dieu mais aussi s'approcher de son harmonie parfaite. Il suivit du doigt le cheminement de la phrase.
Au détour d'un mot qui commençait par la lettre S, un serpent sifflait d'une langue fourchue. Souvent, dans les pages, les animaux du paradis combattaient par leur beauté les formes hideuses des bêtes de l'enfer. Au détour d'une page, il fut subjugué de voir Samson qui terrassait de ses mains un fauve. Il lui semblait revivre le combat entre Cube et l'ours. Sous prétexte d'un début de paragraphe, un imaginaire de couleurs vives, parfois dorées, bondissait au milieu du blanc monotone de la page, écartant la ligne des lettres. Comme une friandise vient remercier le travail bien accompli, le copiste pensait au lecteur qui butait sur ces mots tabiscotés. Après avoir déchiffré chaque lettre, prononcé les mots et enfin compris la phrase, les yeux s'abreuvaient à ces oasis d'images fantastiques.
- Dominique ? ... Dominique !
Esther l'appelait.
- Viens, nous avons peut être trouvé quelque chose.
Une des feuilles de la vieille bible tomba telle une plume, par hésitations. Un jeune chevalier, une croix rouge sur le plastron, terrassait de sa lance un dragon à la bouche en feu. Une auréole dorée, nimbait la chevelure de Saint George. Il prit la feuille et se dirigea vers l'escalier.
Troubadour chantait :
- Jugeant qu'il n'y a pas péril en la demeure
- Allons vers l'autre monde en flânant en chemin
- Car, à forcer l'allure, il arrive qu'on meure ...
Les extraits les plus importants avaient été découpés à l'aide du couteau de Cube. Sûrement pour les emporter !
- Je vais te faire un résumé de notre recherche, dit Esther.
- D'accord, dit Dominique.
- Ils ont d'abord cru à une intoxication alimentaire puis, quand les morts sont devenus nombreux, à un empoisonnement du réseau d'eau. Le caractère mutagène de la maladie les a même fait suspecter les Russes. Le gouvernement de ce pays avait déjà utilisé des composés radioactifs pour tuer certaines personnes.
Elle montra de sa règle en bois un article dont le titre était "Le FSB Russe ?".
- En quelques semaines, des malades sont apparus dans le monde entier avec pour particularité cette couleur particulière, ce qui donna le nom de "vague verte".
La règle de bois montrait un article intitulé " la vague verte envahit le monde" ou un autre "c'est une pandémie !"
- Plusieurs équipes cherchèrent alors la cause bactérienne ou virale de la maladie. Ce n'est que, dans les derniers jours, que l'Institut Pasteur montra un taux de mutation anormal des gènes. La cause était virale.
- Le virus s'insérait plusieurs milliers de fois dans le génome des cellules. Tout le corps était touché. Mêmes les cellules germinales, ce qui explique que, nous, les descendants des contaminés restons atteints, dit le documentaliste.
Dominique ne comprenait pas ce verbiage.
- C'est une maladie naturelle ? demanda-t-il.
- On ne sait pas, tout s'est arrêté avant qu'ils ne le découvrent !
- On ne saura jamais ?
- Le 20 Novembre 2022, c'est la date de la dernière parution. Seul "Le Monde" a réussi à imprimer ce jour-là !
La jésuite montrait le dernier journal qui se résumait à une grande feuille pliée, pleine de vides, mal éditée. Le titre principal s'inscrivait en haut, en guise d'épitaphe : "C'est la fin ! "
Plume s'était assise, les pieds ballants entre les barreaux du balcon. Derrière elle, les étagères qu'elle avait fouillées, baillaient du papier. Quelques mètres plus bas, tous les membres du groupe discutaient. A voir leur têtes, elle n'avait pas besoin de les entendre pour savoir qu'aucune information valable n'avait été déterrée de ce caveau qui puait le moisi.
- Tout ce chemin pour savoir ce que Mathusalem nous a répété plusieurs fois. Tout ça pour rien ! dit Cyrano regardant Esther.
- Je n'ai jamais dit que ce serait facile, dit Esther.
- Il y a d'autres journaux ? D'autres bibliothèques ? demanda Troubadour redescendu.
- Non, tous les journaux ont été regroupés ici par le Bibliothécaire.
Le gardien en charge de la surveillance arriva du couloir, une montre à gousset à la main. Il jeta un dernier regard aux aiguilles avant de la remettre dans la petite poche dédiée de son veston. Il se pencha et chuchota à l'oreille du documentaliste.
- Le soleil se couche dans une heure. Nous devons repartir au bateau ! dit le jeune homme.
- Allons-y, dit Esther visiblement fatiguée.
- Non !
Dominique avait tapé du plat de sa main brandissant son moignon.
- Je ne partirai pas sans avoir tout essayé.
- Nous avons tout essayé, dit Cyrano.
- Je sais que tu as payé cher cette quête mais, regarde, les anciens, tout puissants qu'ils étaient, n'ont pas trouvé ! dit la jésuite balayant la table de sa main.
Le moignon vu de dessus avec sa croisée de cicatrices dessinait une flèche. Dominique montra le dernier numéro du "Monde".
- Je l'ai déjà lu. L'article principal parle de tout ce qui va disparaître. De la perte de toutes ces avancées technologiques, de toutes ces œuvres d'art ...
- je ne parle pas de celui-là !
Il prit difficilement le grand feuillet de papier fin qu'il étala du mieux qu'il put devant la jésuite à côté d'elle. Elle commença à lire, l'autre article, plus petit.
- Je tiens à remercier tous les journalistes qui, malgré ...
- Non plus ! Les deux lignes dessous !
Il montrait un entrefilet qui avait dû être inséré au dernier moment par l'imprimeur. Utilisée pour les notes de bas de page, la typographie s'avérait banale. Seul un nom "INSTITUT PASTEUR" ressortait en majuscules.
Dominique commença la lecture :
- Plusieurs scientifiques, tous virologues, se sont repliés dans le laboratoire de l'Institut Pasteur, pour essayer jusqu'à la fin, de trouver un traitement. L'armée leur a donné tout l'équipement nécessaire pour tenir plusieurs semaines en autonomie totale.
- Mais ça ne dit rien sur le virus, dit Cyrano.
- Les dernières recherches ont été faites à l'Institut Pasteur, pendant plusieurs semaines, dit Troubadour.
Plume sauta au milieu de la table. Cyrano et le documentaliste se sautèrent dans les bras de surprise.
- Allons-y, cria-t-elle au milieu des feuilles qui s'envolaient.
- Allons-y, répétèrent les jumelles.
- Où se trouve cet institut ? demanda Esther.
- Il doit être à quelques kilomètres, de l'autre côté de la Seine, répondit le documentaliste.
Plume reprit son rôle d'éclaireur. Il était la promesse d'une certaine liberté, d'escalade, de sauts, de courses. Malheureusement, beaucoup d'immeubles de la rue Richelieu, construits en pierre, s'étaient écroulés. Les racines avaient incliné, fissuré, détruit les fondations. Il ne restait que les branches des grands arbres pour sauter, se balancer et rebondir. Accroupie, elle avait atterri devant le groupe après un dernier salto. Quand elle se redressa, le gardien la tenait en joue.
- Si tu ne veux pas recevoir du plomb dans le croupion, préviens la prochaine fois !
Plume haussa les épaules. Le garde n'était pas rassuré ! Aux aguets, un de ses index reposait juste à côté de la gâchette. Sa tête, girouette, balayait de droite à gauche. Étonnamment, il regardait aussi vers le haut.
- Les régressifs ne vont pas dans les arbres ! dit Plume.
- C'est à cause des ombres !
- Je t'ai entendu en parler ce matin. C'est quoi ?
- Personne ne le sait vraiment mais d'autres gardiens ont eu affaire à eux. Ils attaquent par surprise, surtout le soir.
Le soleil avait disparu derrière les arbres. Dans un quart d'heure, tout au plus, les derniers nés s'habilleraient de vert.
- Ce sont des monstres, mi-hommes mi-animaux qui sont nés du virus. Ils ont six pattes et ne mangent que de la chair humaine. Ils rodent en groupe, encerclent le malheureux et l'enlèvent avant de le dévorer.
- Allons, ne fais pas peur à la demoiselle, dit le documentaliste.
- Quand les gardiens ont fait l'expédition aux Invalides, ce n'est pas vous qui avez eu affaire à ces monstres.
- Tu n'y étais pas non plus !
- Mais ils m'ont raconté. C'était le soir, au bivouac. Il y a eu d'abord des cris bizarres, inhumains. Puis des ombres qui se déplaçaient dans les arbres. D'un seul coup, un hurlement. On n'a jamais retrouvé B15FF6. Disparu !
- Le rapport que j'ai lu mentionne l'hypothèse d'un ours.
- Pas possible, les ours ne chassent pas en groupe.
- C'était des loups, alors.
- Ils se déplaçaient dans les arbres ! Et puis ces cris stridents ...
Le coup de feu partit. Cube et Dominique remontèrent vers l'avant avec arc et épée en mains. Plume rigolait et le documentaliste engueulait le gardien. L'homme ne s'en offusquait guère. Calmement, il remettait une cartouche dans son fusil.
- Ca aurait pu être une ombre.
A leurs pieds, gisait un chevreuil qui avait eu la mauvaise idée de passer, telle une ombre, derrière les arbustes.
Comme pour donner raison au documentaliste, des hurlements de loups montèrent dans le ciel qui s'encrait déjà de nuit à l'Est. Leur vert s'alluma.
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