A la Croisée des Chemins
- Viens !
La chienne au pelage jaune et aux côtes saillantes hésitait à suivre Plume. La queue basse, elle avançait lentement et s'arrêtait fréquemment. Elle la regarda de ses yeux tristes que des milliers d'années avaient façonnés pour attendrir les humains. Et ça marchait.
- Je suis sûre que les autres seront d'accord pour te donner quelque chose à manger !
Suivie par sa nouvelle compagne, elle redescendait la rue vers la Seine. Hier soir, le bateau avait eu juste le temps de les emmener de l'autre côté du fleuve, avant de repartir. Le pont du Carrousel, écroulé, plongeait une de ses arches dans l'eau. Ils l'avaient utilisé pour débarquer. Puis ils avaient bivouaqué, pas très loin de l'eau, dans le hall d'un vieux bâtiment.
- Heureusement que je suis montée sur cet immeuble pour vérifier que nous suivions la bonne direction, vers cette tour.
En redescendant du bâtiment, elle était tombée sur la chienne.
Elle se disait que lui parler mettrait l'animal en confiance. La bête se retournait de temps en temps comme pour attendre quelqu'un, puis elle revenait trottiner quelques pas derrière l'adolescente.
- Tu as de la chance qu'on se soient décidés à aller à cet Institut. Si on avait écouté Cyrano, le groupe serait retourné aux quatre tours ! Et je ne t'aurais jamais vu.
Le groupe, ce matin, avait décidé de prendre une grande rue, la rue de Rennes. Plume avait vu le nom sur un panneau émaillé au coin d'un bâtiment. Passer par cette rue rallongeait un peu le chemin mais les anciens avaient construit sur tant de couches de pierres, de béton et de bitume que même 100 ans après, les arbres poussaient plus difficilement dans les anciens boulevards et avenues. Ils progresseraient plus vite.
C'est Jean-Paul qui arriva le premier à sa rencontre. Quelques branches plièrent, Cube et le reste du groupe derrière, apparurent. Le chien de Troubadour semblait méfiant. La chienne s'était figée. Sa queue se replia entre ses pattes arrières. Jean-Paul renifla la truffe de l'étrangère puis sans rien laisser paraître alla sentir ses fesses.
- Son odeur est forte, dit Cyrano.
- Forcément, personne ne la baigne, dit Plume avec un haussement d'épaules.
- Grrrrrrrrrrrrr.
Jean-Paul l'empêchait d'avancer, le poil hérissé. Il n'était pas beaucoup plus grand mais il était plus gros.
- Tu es aussi couillon que grand nez, dit Plume.
Elle fit reculer le chien vers son maître. Troubadour s'agenouilla pour le calmer mais Jean-Paul cette fois ci se tourna vers la droite. Un chien tout aussi famélique apparut à quelques pas.
- Il y en a d'autres ! Ils arrivent derrière lui ! dit Cyrano.
La chienne avait rejoint son comparse et sa queue battait d'excitation.
- Dominique passe devant, je reste derrière, dit Cube.
- On continue, dit Esther.
Dès qu'ils repartirent, les deux chiens jappèrent. Un gros mâle grisonnant de la moustache apparut derrière eux. Jean Paul ne voulait pas bouger et grognait de plus belle. Il fallut que Troubadour l'appelle plusieurs fois avant qu'il les rejoigne.
- Documentaliste ? Nous sommes dans la bonne direction ?
Le bouffeur de livre n'était pas des plus rassurés. Les rares fois où il sortait de la tour, c'était pour se promener dans le jardin clos du deuxième cercle. Quand un besoin d'aventure le prenait, il traversait la Seine par la passerelle et s'enorgueillissait de ne pas avoir peur des araignées qui tissaient leur toile entre les tuteurs pour les tomates.
Il regarda plusieurs fois par-dessus son épaule et voyant les chiens sauvages immobiles, baissa la tête vers la vieille carte marquée RATP.
- Putain, je vous l'ai dit que c'est par là! répliqua Plume.
Au-dessus des arbres, elle montrait le rectangle anthracite. La ligne cotonneuse des nuages lui effaçait la tête.
- C'est bon ! C'est la tour Montparnasse, dit le documentaliste.
Ils ne comprirent leur erreur qu'en arrivant au croisement avec la rue du Vieux Colombier.
- Ils sont devant, dit Cyrano.
Il respira, tourna la tête.
- Ils nous encerclent !
Des aboiements, maintenant, arrivaient des quatre rues. Exceptionnellement, une petite clairière d'herbes rases marquait la croisée des chemins. Ils surent pourquoi plus tard. Au pourtour, quelques têtes de chien se montraient puis disparaissaient dans la végétation. Les animaux se ressemblaient, avec leur poil ras plus ou moins roux. Ce qui fit, au début, sourire Plume. Elle les imaginait, les filles et fils du Bibliothécaire.
Les épées pour Cube et Dominique, le couteau pour Plume et sa lame effilée pour Troubadour, ils se positionnèrent sur un cercle. Cyrano, derrière Cube, avait trouvé un frère dans la peur et tremblait de concert avec le documentaliste. Bizarrement, ce dernier se tenait dans le dos de Plume. Troubadour n'arrivait pas à retenir Jean-Paul qui grognait quelques pas devant lui. Les aboiements cessèrent d'un seul coup et c'est une vingtaine de chiens qui s’avancèrent dans la clairière. Même s'ils n'étaient pas très gros, ils montraient, babines retroussées, des gueules remplies de crocs.
Troubadour hurla tel un loup mais seul le documentaliste fut effrayé. Il se pissa dessus. Les chiens se regardèrent une fraction de seconde, vaguement surpris, puis recommencèrent à fermer le cercle.
- On peut leur foncer dedans, dit Plume. Ils ne sont pas si nombreux.
- Ils veulent juste un de nous, dit Cube.
- Et ils peuvent l'avoir ! Ils sont une vingtaine, dit Dominique.
- Nous ne tiendrons pas longtemps.
- Documentaliste ? "Métro", ça veut dire quoi ? demanda Esther.
- Quoi ? Quoi !
- Cette inscription, là !
Les jumelles, tout en secouant l'adolescent, tout en le tournant, lui montrèrent le panneau qui émergeait des herbes juste derrière le cercle des chiens.
- C'est l'entrée du métro.
- L'entrée de quoi ? demanda Esther d'une voix froide et claire.
- C'est un tunnel souterrain où circulaient des trains.
- Les filles l'entrée est libre ?
Elles lancèrent quelques salves de cliquetis.
- C'est trop bruyant pour avoir une image claire mais l'escalier qui descend à la porte est libre!
Trop avancé, un chien attaqua Troubadour. Jean Paul se mit en travers le payant d'une morsure.
- On essaye par le tunnel. Dominique tu ouvres le chemin ; Cube tu t'occupes de nos arrières, dit Esther.
A partir de là, ce fut le chaos. Quand Esther mit sa main sur l'épaule de Dominique pour le faire démarrer, tous les chiens attaquèrent en même temps.
Une vingtaine de pas les séparaient de l'escalier. Ceux qui étaient armés devaient protéger les autres. Pour chaque pas, plusieurs chiens se précipitaient. Au début, ils les testèrent. Ils essayaient d'attraper un bras ou de happer un mollet. Ils cherchaient le maillon le plus faible. Ils voulaient isoler un des membres du groupe.
Le premier fut Jean-Paul qui voulait défendre son maître et s'avança de trop. Il fut rapidement séparé du groupe. Trois chiens le harcelaient. Cube retint Troubadour du bras.
- Restes ! Tu dois protéger les jumelles.
Dominique avait atteint le mur le plus proche de l'entrée mais ils étaient encore à vingt pas, au moins, de l'escalier. Entre, il y avait trop de chiens. Il laissa passer Esther derrière lui et repoussa une gueule de la pointe de son épée. Plume et le documentaliste les rejoignirent. Le couteau de l'adolescente sautait entre ses deux mains et quelques clébards lui devaient de belles estafilades. On entendit un couinement. Un chien voltigea derrière les arbres. Cube se gara à côté d'eux rabattant de son bras Cyrano contre la paroi. Son fleuret à la main, Troubadour hésita mais vint les rejoindre. A leur tour, les jumelles s'appuyèrent contre le mur. Jean Paul se défendait bien mais il était complètement encerclé. Son museau, et ses pattes saignaient. Et surtout, il fatiguait. Il s'asseyait de plus en plus car les chiens attaquaient principalement son arrière train.
Son chien couina de douleur et Troubadour ne put se retenir. Il alla le chercher. Les chiens devaient être affamés et l'odeur du sang les rendaient fous. Quand Troubadour cassa sa fine épée dans un flanc, les autres ne reculèrent pas. Bien au contraire, plusieurs se ruèrent sur lui. Il était perdu. Il bascula en arrière, se protégeant le cou des morsures d'un gros mâle. Jean Paul dans un dernier sursaut attaqua le molosse. Dominique en entailla un deuxième. Cube en profita pour attraper Troubadour par le col et le tira. Tous les chiens allaient les attaquer !
- Je vais faire diversion. On se rejoint derrière la tour.
- NON !
Cube lança son immense bras et ne brassa que de l'air. Plume sauta au-dessus de la rangée de mâchoires qui claquèrent alors dans le vide. Les chiens partirent après elle.
- A l'escalier ! dit Esther.
Mais Cube ne bougeait pas. Impuissant, il regardait Plume courir et sauter au milieu des gueules qui essayaient de la happer.
- Cube ! Occupe-toi de Troubadour ! Plume ne craint rien, cria Esther.
Elle attirait les animaux vers l'autre côté de la clairière. Cube secoua la tête puis, ne gardant qu'un couteau en main, souleva Troubadour qui, entre deux geignements, appelait son chien. Jean Paul restait allongé non loin de là. Immobile.
Ils descendirent sans problème les escaliers et Cube n'eut aucune peine à forcer la porte à double battant. Comme un signal, les quelques chiens qui les avaient suivis, s'arrêtèrent, reniflèrent et refluèrent vers le haut de l'escalier.
- Pourquoi s'arrêtent-ils ? dit le documentaliste.
- Ca doit être cette odeur ! dit Cyrano.
- Quelle odeur ? demanda Esther.
- Une odeur bizarre. C'est animal et, en même temps, il y a du régressif.
- C'est dangereux ? demanda Cube qui gardait la porte.
- Je ne sais pas, c'est la première fois que je sens cette odeur ! Mais elle pue.
Les chiens, en haut de l'escalier, disparurent. Cube hésitait. Jean Paul était peut-être vivant. Deux petites mains le touchèrent.
- Il est mort ! dirent les jumelles les yeux mouillés.
Cube regarda Troubadour qui pleurait doucement. Sa cheville saignait. Il tendit le bras pour prendre une barrière en fer tombée devant la porte. Il cria quand il arracha une des barres soudées. L'effort n'avait pas été si difficile. Il avait surtout crié pour faire sortir la boule qui lui nouait les tripes. Il referma la porte et la condamna en tordant la barre. De la guimauve dans ses mains.
- Je suis désolé.
Tel un enfant endormi, il prit Troubadour dans ses bras et s'enfonça dans la pénombre à la suite des autres. A la lueur d'une lampe de voyage, ils descendirent toujours plus profond dans les boyaux de ciment. Ils étaient sous plusieurs épaisseurs de béton qui empêchaient aux arbres de pousser, là-haut à la croisée des chemins.
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