Le train
Le matin, il interrompt son repos de bonne heure. Je le sais parce que je ne dors pas. Il est là, assis, la tête sur ses bras, posés en croix sur la table. Je reste à l’attendre, tout le jour, qu’il se remette au travail. Cette nuit, le maître s’est endormi d’un coup. Au travers de la vitre, le ciel, enluminé de lune, se filoche en nuée de brume. Les spectres lumineux participent aux splendeurs de l’aube. Le silence, troublé par le son feutré des machines, épaissit l’atmosphère. Un courant d’air fait s’envoler une feuille de papier. Elle virevolte, un moment, sans bruit, semble hésiter, reprend sa course et tombe doucement jusqu’au sol. Elle se pose, immobile.
Tout près, le bruit caractéristique d’une chasse d’eau vient troubler la quiétude du lieu. L’heure approche, il ne va pas tarder à se réveiller. Je le sais. Je le perçois nettement. Une toux, les bruissements d’un coude sur la table. Épuisé, le teint gris, les yeux rougis, il se traîne comme un zombie jusqu’à la cafetière. Encore chaude, il se sert.
Muni de sa tasse de café, un casque sur les oreilles, il revient. Il écoute encore de la musique classique. Je parierais sur Brahms. Il sait bien que la Confrérie l’interdit. Qu’il m’énerve à prendre des risques inutilement !
Solitaire, il a pourtant une attention particulière pour ma petitesse. C’est vrai que je ne suis pas bien grande. Légère, il me prend facilement dans les bras. Il me porte avec la plus grande délicatesse. Au fond, c’est un romantique. Il fait attention à ne pas me brusquer. Il m’ausculte. Tout à l’air d’aller. Je suis en forme et fin prête.
Aujourd’hui, c’est le grand jour, nous allons nous promener le long de la voie ferrée. Je n’ai absolument ni le droit de bouger, ni de m’exprimer, pas avant le passage du train. Chaque chose en son temps, ne cesse de répéter le maître. J’attends donc qu’il me pose là où il a décidé de m’installer. J’en frémis d’avance. Tout le monde va savoir de quel bois je me chauffe. L’excitation grandit, un vrai feu d’artifice. Tout en moi est en émoi. Je la sens bien cette sortie.
Enfin, ça y est ! Je suis libre.
Sur le sol, confortablement installé, je prends mes aises. Le maître vérifie que tout va bien, s’écarte et s’en va derrière un arbre, comme s’il voulait jouer à cache-cache. Parfois, il est bizarre.
Ah ! Que c’est bon de prendre l’air. Les herbes me caressent, les insectes virevoltent, le vent frôle mes contours. Je suis bien, ici, à attendre le train. Il doit être parti maintenant. J’espère qu’il n’est pas trop blindé de monde. Normalement, non, on est en milieu de semaine et ce n’est pas la période des vacances. Il n’y aura que les représentants de la confrérie. Enfin, je crois. Après tout, je ne suis pas responsable.
Les bruits caractéristiques d’une locomotive divertissent la campagne. Je sens les vibrations des traverses et celles qui résonnent au centre de mes entrailles. Je jubile.
Pourtant, quelque chose ne va pas. Je ressens une gêne à l’intérieur, une bouffissure, l’harmonie s’est dégradée. Le train arrive trop vite. L’opération va échouer. Et le maître n’en saura rien qu’au passage du train. C’est inévitable, ça ne fonctionne pas. Une bricole s’est dénouée. Un maillon a sauté. Un petit rien a lâché. Le train passe rapidement, trop rapidement. Les vibrations s’intensifient. Les wagons glissent sur les rails un par un. Ils m’échappent.
Curieusement, l’anomalie s’efface. Le fautif capitule. L'ouvrage contacte. Insensiblement, l’unité jointe, mijote, s’agence, s’ajuste, jumelle et se range. Je me sens à nouveau pleine, complète, parfaite..., prête ! Le vice cède.
Le maître affolé se précipite sur moi. Mais qu’est-ce qu’il fait ? Non, maître n’approchez pas !
J’explose !
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