Chapitre 2
Ses yeux grands ouverts balayaient le paysage avec admiration. Le ciel était assez clair et elle pouvait apercevoir la ville qui se dessinait, en tout petit. Elle donna un coup de coude à son frère qui sommeillait à côté d'elle et il ouvrit les yeux en grommelant.
- Regarde, Thys, murmura-t-elle avec émerveillement, regarde comme c'est beau !
Sa voix claire et douce d'enfant lui décrocha un sourire et il suivit la main tendue de sa sœur.
- T'imagines, continua-t-elle, on est à quelques heures de revoir Wil ! Y'm'a trop manqué, se réjouit la petite fille.
Son frère manifestait le même enjouement, et ses yeux gris-violets brillèrent en entendant le nom de son meilleur ami. Les deux jumeaux se toisèrent un moment comme pour s'assurer qu'ils étaient bien là, tous les deux, l'un à côté de l'autre dans l'avion qui les ramenait chez eux, dans leur chère maison d’Arizona.
Ils étaient partis d'Amérique un an auparavant pour l'Europe, et languissaient de retrouver le lieu et les personnes avec lesquelles ils avaient grandi, leurs amis, et en particulier Wilhem. Ariane l'adorait, elle le considérait comme son frère, bien que cela soit si différent de la relation qu'elle avait avec Thys. Leurs parents étaient de vieux amis, et les trois enfants avaient quasiment grandi ensemble. Le pauvre garçon était atteint d'une maladie étrange, dont Ariane ne saisissait ni le danger, ni réellement les conséquences. Elle savait simplement que l'une d'elles était de le cloîtrer chez lui, même s'il pouvait parfois sortir de sa prison quand son état le lui permettait. Aucun des jumeaux n'en avait conscience, mais leur présence permettait au jeune garçon de tenir et d'affronter sa maladie.
Le commandant de l'avion annonça un atterrissage très prochain, et Ariane entendit ses parents, assis sur les sièges du devant, discuter à propos du réaménagement. Elle prit la main de son frère et la serra très fort. Elle était toute excitée de retrouver ses sources, bien qu'elle ait eu moins de mal à s'intégrer que Thys quand ils étaient en France. Elle détestait la France. La mer, la surpopulation, elle détestait, d’autant plus que la France était restée une des plus grandes puissances de monde, derrière les États-Unis. Ô ça, quand Ariane avait un avis arrêté sur une chose, rien ni personne ne pouvait la faire changer d'avis. Quand il avait fallu quitter son petit monde si doux, elle s’était mis en tête de protester et hurler jusqu'à ce que ses parents changent d'avis. Ils n'avaient jamais changé d'avis. On ne change pas ses plans pour une enfant gâtée, avait dit sa mère.
Ils ne leur avaient jamais dit non plus la vérité sur la raison de ce voyage d'un an. Leurs parents étaient tous deux des scientifiques de grande renommée dans leur pays, qui n’avaient aucune raison de tout quitter. Ce qu’ils ont pourtant fait sans aucune explication, ni pour leurs enfants, ni pour leurs amis, ni pour le reste de leur entourage.
Si Thys n'avait manifesté aucune protestation, Ariane avait fini par se résigner devant la rigidité de ses parents, mais gardait cependant en elle de nombreuses questions sans réponse, et une frustration qui ne s’était jamais vraiment atténuée. Mais, à cet instant, en route vers son ancienne vie à laquelle elle était si attachée, il semblait qu’elle l’ait oubliée.
Les deux jumeaux furent tirés de leurs songes par le grésillement du micro qui délivrait aux passagers un message qu'ils ne purent ni entendre ni comprendre. Ce ne fut apparemment pas le cas de leurs parents qui, assis sur le siège de devant, commencèrent à jeter des regards innocents sur leurs deux enfants, regards qui, au fur et à mesure de l'annonce, se faisaient de plus en plus inquiets.
Ariane, qui ne s'inquiétait pas le moins du monde, mais conservait, à vrai dire, une certaine curiosité que le temps avait marquée comme inépuisable, adopta un air naïf et demanda à ses parents ce que monsieur le capitaine, comme elle l'appelait, annonçait de si captivant. Sa mère ne put que se retourner pour fixer ses deux progénitures, sans qu'un seul mot ne parvînt à sortir d'entre ses lèvres qui commençaient doucement à trembler. Ce fut donc le père qui apprit aux enfants l'objet de cet affolement qui touchait apparemment bien plus profondément le couple Olsen que les autres passagers. Un tour d’horizon de l’avion leur appris que la plupart étaient même déjà passés à autre chose. Ce devait être assez banal.
- Quelques perturbations, rien de grave, fit-il en feignant un ton détaché.
Cela confirmait l’attitude décontractée des passagers. Quelques perturbation, rien de plus. Mais l’attitude de leurs parents restait inexpliquée. Ne surréagissaient pas un peu trop ? Ils n’étaient pas en sucre !
Dès que leur père eut retourné la tête, Diane prit le bras de son mari et approcha sa tête de son oreille afin de ne pas se faire entendre de leurs enfants.
- Charles, tu ne crois pas que ce pourrait être... Qu'ils avaient peut-être raison ?
Le ton soudainement plus vif de sa femme lui décrocha un soupir d'agacement.
- Non Diane, non, je ne pense pas, ce sont tous des crétins et des complotistes, tu le sais bien ! répliqua-t-il sèchement. Mais qu'est-ce qu'il t'arrive, tout à coup ? Tu remets en doute nos décisions ?
Sa femme secoua la tête en baissant les yeux. Elle s'en voulait à elle-même de remettre en cause leur parcours, leurs valeurs et leurs certitudes, mais elle n'avait pas de peine à douter d'elle-même quand les choses s'opposaient trop aux convictions de son orgueil. Contrairement à son mari, qui d’ailleurs avait beaucoup investi dans cette histoire. Cela expliquait sans doutes sa réaction. Diane essaya alors de se remémorer les choix et les raisons des choix qui les avaient guidés dans cette dernière année. Mais plus les secondes passaient, plus ce doute s'encrait en elle. Il devint bientôt beaucoup trop présent pour qu'elle put espérer s'en détacher. Et s'ils étaient en danger, par sa faute ? Par leurs choix peut-être trop fidèles à leur pragmatisme pour penser à la seule chose qui importait vraiment, leurs enfants ? Comment avait-elle pu mettre de côté les doutes qui l'avaient si longtemps tourmentée ? Elle ne savait plus, ne se souvenait plus de rien. Son cerveau entrait dans une sorte de mécanisme d'auto-défense qui lui interdisait l'accès à ses pensées.
Il y eut une première secousse et son cœur manqua de lâcher sous le poids de la peur et des remords. La seconde manqua de l'achever. Mais, alors, fidèle à l'expression, ce fut la troisième qui termina l'ouvrage. Alors que les deux premières semblaient relativement inoffensives, celle-ci se fit ressentir. L'avion dévia de sa trajectoire et commença à plonger vers le sol. Les bourrasques, en altitude, étaient trop puissantes, et le commandant tenta un atterrissage d’urgence qui ne semblait pas bien contrôlé. Des cris d'horreur fusaient de partout. Ariane et Thys s'étaient cramponnés à leurs sièges, et bien qu'ils ne saisissent pas tout, la peur les submergeait. Le terrain sur lequel l’avion tentait d’atterrir n’était pas idéal, et, alors qu’ils s’approchaient du sol, l’une de ses ailes effleura un poteau électrique. C’était un de ses géants, qui, d’en bas, semblaient atteindre les nuages. Désaxé, l’engin racla le sol de sa deuxième aile, et Ariane et Thys eurent le temps de croiser le regard de leurs parents avant qu’ils ne s’écrase, étouffant les cris.
*
Thomas ouvrit sa canette de soda et en but une gorgée avant de la donner à Jordan. Puis il s'essuya la bouche d’un revers de main et se laissa glisser le long du mur contre lequel il était assis. Il ne ressentait aucune peur. C'était comme-ci tout cela ne pouvait pas l'atteindre. Faire partie de l'élite était devenu pour lui une évidence dès qu'il avait su ce qui se préparait. L'Europe n'avait pas voulu le croire, l'Afrique n'en avait pas eu les moyens, et l'Asie n'y avait pas prêté attention, sans quoi cela aurait été assez paradoxal venant d'un continent qui n'avait pas conscience du danger qu'il causait lui-même pour la planète.
Quand il pensait à cela, Thomas avait envie de pleurer, d'abord. Et puis il murmurait entre ses dents que ce cataclysme que l'Amérique avait été la seule à anticiper vengerait leur orgueil, et que les autres continents ramperaient à leurs pieds. Mais il finissait par plaindre les pauvres citoyens victimes de l'avarie - car c'était bien cela dont il était question - de leur gouvernement. Cela avait pour conséquence de le mettre hors de lui-même, et de le faire rager contre tous les humains de ce monde. Tous des cons, pensait-il alors, ce sont tous des cons. Ils n'ont pas voulu nous croire ? Eh bien qu'ils crèvent, ils ne méritent que ça.
La colère et la haine qu'il éprouvait à l'égard de tous ceux qui avaient pris la découverte de leur pays pour un complot dépassaient l'entendement. Il s'imaginait chaque fois leur réaction quand la catastrophe qu'ils pensaient imaginaire les toucherait, avec beaucoup de satisfaction malsaine. Mais toute cette hostilité n'était en fait que le fruit d'une immense empathie et d'un altruisme démesuré qui pouvait laisser penser que chaque citoyen victime de l'avarie de leur gouvernement serait un membre de sa famille. À ce compte, les chefs d'états responsables du massacre – ou plutôt l'ayant laissé se préparer sans agir - seraient leurs meurtriers.
Thomas avait perdu toute sa famille très jeune dans les circonstances affreuses d'un attentat, lors du mariage du frère de sa mère. Âgé d'à peine un mois, il avait été le seul membre de sa famille à ne pas y assister, ses parents ayant préféré le laisser au soin d'une nounou. Il avait ainsi échappé à la mort de peu, ce qu'il avait considéré plus tard comme un coup du destin, une chance incroyable de vivre qu'on lui avait donnée, et qu'il ne devait pas gâcher. Très vite, il s'était engagé dans l'armée avant de devenir secouriste, pour mettre son existence miraculeuse au service du monde, et de la vie.
Ceux qui le connaissaient bien savaient que sous cet air bourru et hostile se cachait un cœur tendre dévoué à sa nation et à ses habitants. Jordan faisait partie de ceux-là. Petit et assez laid, c'était le meilleur ami de Thomas et son collègue avec qui il partait la plupart du temps dans ses opérations de sauvetage.
Jordan rendit à son ami la canette vide, et il ne put s'empêcher de rire malgré toute la pression qui les entourait.
- T'es sérieux mec ? lui lança Thomas en lui jetant la canette sur le visage. T'aurais pu partager.
Jordan se mit à rire et relaya le déchet vers la poubelle qui se trouvait à quelques mètres. Elle rebondit sur le bord avant de rejoindre le reste des ordures, en majorité des canettes de soda et des bières.
Au loin, ils aperçurent l'un de leurs collègues qui s'agitait, à l'autre bout de l'entrepôt poussiéreux dans lequel ils attendaient le signal du début du cataclysme avec une angoisse qu'il était possible de se représenter, mais difficile à mesurer.
L'homme, d'assez grande taille, accourut vers eux, le visage alarmé. Thomas et Jordan comprirent alors immédiatement. Ils se levèrent et coururent rejoindre le secouriste, cherchant quelques informations supplémentaires à celles données par leur intuition. En quelques mots, ils apprirent, et surent la mission qu'on leur décernait. Ils avaient reçu un signalement d'un avion non-élite, qui s'inquiétait de quelques perturbations à l'apparence anodines, du moins de l'avis du pilote. Mais la base dans laquelle les secouristes se trouvaient ne comptait que des membres de l'élite, et il avait donc été facile de détecter la cause de ces perturbations.
- Combien d'enfants ? demanda Thomas, l'air grave.
- Six, répondit l'homme essoufflé. Dont quatre éligibles seulement.
En entendant ce dernier mot, Thomas eut un haut-le-cœur mais se contint. Il se refusait de les trier, ce n'était pas à lui de le faire de toute manière. Ils se débrouilleraient avec leur conscience.
Jordan accourut à l'hélicoptère et son ami le suivit. Chaque seconde comptait, à présent. Il fallait faire vite. Des vies étaient en jeu...
*
La fumée, les cris, le feu. Tout brûlait, tout mourait autour d'elle. Autour d'eux. Elle avait de la peine à ouvrir les yeux, à bouger ses membres. Elle aurait voulu crier le nom de son frère, mais elle ne parvenait pas à ouvrir la bouche, ni à ce qu'un son n'en sorte. Ses oreilles sifflaient. Tout paraissait au ralenti, ses pensées en premier lieu. Ariane ne savait pas ce qu'il lui arrivait, elle n'en avait à vrai dire pas la moindre idée. Elle pensa un instant à un cauchemar, comme ce fut sûrement le cas de toutes les autres personnes du pays. Du moins de celles qui n'étaient pas au courant de ce qui arrivait.
L'hélicoptère des secouristes se posa un peu plus loin, et Thomas et Jordan accoururent vers le lieu où l'énorme appareil s'était écrasé.
- Merde ! hurla Thomas. On est arrivé trop tard !
Jordan passa la main dans ses cheveux, mal à l'aise. Ce ne serait sûrement pas la dernière catastrophe de ce genre, et il avait peur de ce que son ami serait prêt à faire pour sauver le plus de vies possible, car, comme il le disait souvent, on ne peut pas abandonner une vie. Thomas délaissait donc toujours les statistiques pour se référer à son cœur.
- On n'aurait rien pu faire en cours de vol, rétorqua Jordan sans conviction.
Ils approchèrent du lieu de l'accident en même temps que les pompiers qui commencèrent à calmer les flammes. Sans réfléchir, Thomas se jeta sous les décombres et en retira un premier corps, inerte. Celui d'une femme, cheveux bruns et teint pâle, au visage traversé d'une traînée de sang. Morte sur le coup, du choc des débris de l'avion, traumatisme crânien ; ce fut le diagnostic rapide du secouriste, qui, abattu par ce premier cadavre, se relança dans les flammes, bientôt imité par son ami. Les larmes coulaient sur ses joues brûlantes, mais il s'efforçait de garder son calme. Il entendit un cri un peu plus loin, qui se faisait de plus en plus fort au fur et à mesure qu'il rampait sous les ruines de l'avion. Il s'ouvrit le bras en effleurant un débris brûlant et hurla de douleur en se tenant le poignet.
Dehors, le ciel se faisait de plus en couvert, de plus en plus sombre, et on entendait ses gémissements. Le tonnerre, la foudre. Et l'avion qui était tout en métal... Il fallait agir au plus vite s'ils ne souhaitaient pas y laisser leur vie, bien que prendre des risques pour en sauver d'autres était loin de faire peur à Thomas, qui atteint enfin la voix qui implorait de l'aide. Une voix claire et douce d'une enfant dont il sentait les larmes de détresse rien qu'en entendant son souffle.
Ariane avait enfin réussi à ouvrir la bouche, et un son s'en échappa. Un appel à l'aide teinté de la plus atroce des craintes. Celle de perdre un membre de sa famille, de perdre Thys, un morceau de sa propre vie... Elle cria une seconde fois, mais personne ne vint. Il lui avait pourtant semblé entendre la sirène des pompiers, mais elle avait bien peur qu'ils ne l'oublient. Alors elle hurla le plus fort qu'elle put, rejoignant le cri d'une fillette qui devait avoir à peu près son âge.
Elle aperçut alors une ombre se faufiler quelque part près d'elle et appela encore une fois.
Thomas atteignit enfin la fillette qu'il avait entendu crier et la sortit non sans peine de la prison de fer et de flammes, blessée au visage mais bel et bien vivante. Jordan s'approcha d'eux et prit l'enfant dans ses bras avant de la confier à un troisième secouriste qui la mena en direction de l'ambulance qui venait d'arriver. Il voulait à tout prix venir en aide à son ami, et s'engagea à nouveau dans les décombres de l'avion à ses côtés cette fois.
Ce fut ainsi Jordan qui entendit enfin les appels désespérés d'Ariane, et qui vint lui porter secours. Quand elle sentit sa main sur son bras, elle s'apaisa et ferma les yeux. L'endroit où elle était étant certes peu visible de l'extérieur mais facilement accessible, elle fut rejointe par Thomas, et les deux hommes finirent par la sortir de là. Elle n'était miraculeusement pas blessée, et après quelques vérifications des médecins ambulants, elle put rejoindre l'hélicoptère qui devait l'emmener à la base ; ce qu'elle ignorait. Pourtant elle criait le nom de son frère comme si on lui arrachait un bras et ils durent l'y emmener de force. Mais ; quand elle passa devant l'avion en cendres, et qu'elle aperçut le corps de sa mère emporté par quelques hommes qui l'enveloppaient dans un drap blanc, elle crut mourir de douleur et elle s'effondra, pleurant et hurlant sans pourtant défaire ses paroles du nom de son frère.
Devant un spectacle si atroce que Thomas n'eut pas de peine à comprendre, et malgré les avertissements des pompiers qui disaient ne plus pouvoir trouver aucun survivant, il revint à l'endroit où il avait trouvé Ariane et hurla le nom qu'il avait entendu de sa bouche. Et, dans un souffle, il entendit une réponse. Faible et presque sans vie, mais c'était bien une réponse. Thomas se jeta en avant et saisit le jeune garçon, alors que dehors l'orage se faisait de plus en plus intense. Il le traîna dehors sans peine, et se baissa pour le prendre dans ses bras.
Mais il n'avait pas fait assez vite. Un éclair toucha l'avion à côté duquel ils se trouvaient juste, et Thomas et Thys s'écroulèrent, sous le cri ensanglanté d'horreur d'Ariane..
Annotations