Chapitre 5 Fuite vers le nord - Partie 4
Ils se trouvaient devant une colonne d'une dizaine de mètres, au sommet de laquelle flottait un drapeau constitué d'une pièce de tissu rouge élimée. À son pied se tenait un homme qui semblait en faction. Il gardait un énorme portail de bois. Sin fo et Reg'liss s'approchèrent de lui. Il était petit, trapu, et son visage était caché sous une barbe épaisse. Ce n'est qu'en arrivant près de lui que nos deux héros s'aperçurent qu'il avait des pattes de chèvre et que deux petites cornes lui sortaient du front. Ils connaissaient tous les deux des histoires et des légendes sur ses semblables, et le père de Sin fo lui avait parlé quelques fois de leur royaume, au sud de celui des hommes, mais ils ignoraient qu’il y en avait à Vadkraam. À leur connaissance, personne n’en avait jamais vu sur Incuna.
Les voyant échanger des murmures, il leur adressa un regard mauvais avant de leur demander sèchement :
– Quoi ? J'ai un truc dans ma barbe ?
– Non, non, simplement nous n'avions jamais rencontré de... personnes comme vous, dit Sin fo après une hésitation.
– De quel trou sordide sortez-vous tous les deux pour n'avoir jamais croisé de satyre ?
– Un village à l'ouest, répondit évasivement Reg'liss.
Il voulait concentrer l'attention du satyre sur lui. Si ce dernier parlait avec Sin fo, il se rendrait vite compte qu'elle n'était pas un homme, et il trouverait fatalement louche qu'elle se soit déguisée. Reg'liss mit donc de côté sa surprise et s'empressa de changer de sujet :
– C'est pour quoi ce drapeau ?
– Comment ça ? C'est le point de repère bien sûr. Pourquoi crois-tu que je sois là ?
– Un point de repère, répéta le jeune homme en fronçant les sourcils.
– Il y en a partout dans la région, pour les voyageurs, expliqua le satyre en tendant sa main ouverte dans trois directions différentes. Le mien évite que les rares idiots comme vous qui s'aventurent en forêt ne se perdent en cherchant le pont. Mais qu'est-ce que vous faites ici si vous ne savez même pas ça ?
– Si bien sûr, c'est ça qu'on cherchait, mentit maladroitement Reg'liss. On ne s'attendait pas à tomber sur une porte fermée, c'est tout.
– La porte barre l'accès au pont, et ce pont sert à aller en face, vers Castelroi. La grande ville, ajouta-t-il devant leur silence, révélateur de leur ignorance.
Reg'liss poussa un cri de joie en levant ses poings vers le ciel. Il s'avança vers la porte mais le satyre se saisit d'une hallebarde qui gisait au sol et la pointa sur lui. Immédiatement Sin fo tira son poignard et vint au secours du jeune homme. Le satyre ne sourcilla pas à la vue du couteau.
– Où crois-tu aller comme ça garçon, demanda-t-il à Reg'liss.
– À Castelroi bien sûr ! Vous venez de dire qu'on pouvait traverser ici.
– Mais tout se paie ici, dit-il en frottant son pouce sur ses autres doigts. Ça fera quinze pièces d'or par personne.
– C'est du vol !
– Tu ne crois tout de même pas que je m'échine à garder cette porte pour des clopinettes ?
– Nous n'avons pas autant d'argent, intervint Sin fo, et quand bien même nous l'aurions, nous ne paierions pas une telle somme.
– Dans ce cas mes agneaux, vous allez apprendre deux choses primordiales sur les satyres. La première c'est que nous sommes avides, et la seconde c'est que nous sommes prompts au combat.
Il siffla brièvement en pinçant les lèvres et une douzaine de satyres armés de lances et de haches sortirent de derrière les arbres pour encercler nos deux héros. Sin fo soupira.
– Les gens sont décidément très belliqueux dans cette région.
– Dernière chance mes agneaux. Payez ou vous le regretterez.
– Vous allez également apprendre quelque chose sur moi, je ne suis pas n'importe qui !
En un éclair, elle leva son poignard et taillada le bras du satyre. Reg'liss en profita pour se jeter sur lui. Sin fo se retourna sur la petite troupe qui était prête à bondir et enleva rapidement sa casquette, libérant ainsi ses longs cheveux, avant de s'adresser à eux d'une voix puissante :
– Fuyez misérables ! Je suis Melodora, héraut du dieu Melunet et proclamatrice de fléaux. Craignez mon courroux !
Tout en parlant, elle tendit le bras et une énorme main griffue s'éleva du sol pour venir s'abattre à l'endroit où se trouvaient les satyres, qui auraient été ensevelis s'ils n'avaient pas fui en poussant des cris terrifiés. Sin fo tourna la tête et vit que son ami maîtrisait lui aussi la situation. Il était debout, un pied posé sur la poitrine du satyre qui se débattait pour se libérer de cette étreinte. Malgré tout, la lutte ne l’avait pas laissé indemne. Il comprimait de sa main droite une estafilade sur son avant-bras et semblait avoir du mal à reprendre son souffle. Sin fo ramassa la hallebarde et la lui confia. Elle releva le satyre, lui fit une clé de bras et lui plaça son poignard sous la gorge. Elle laissa Reg'liss le fouiller jusqu'à trouver la clé du portail, puis elle fit se dérober le sol sous ses sabots, jusqu'à ce que seul son buste soit visible. Avant de s'éloigner, Sin fo s'adressa à lui :
– Si tu essaies d'appeler à l'aide, je reviens t'enfoncer si profondément que tu auras juste le temps de regretter de m'avoir provoquée avant de suffoquer.
– Tu ne me fais pas peur fillette, répondit-il en crachant dans sa direction. Tu as berné mes imbéciles de frères avec tes sornettes de déesse, mais moi je ne suis pas dupe. Je vous retrouverai toi et ton copain, et ce jour-là, vous me paierez l'affront que vous m'avez fait aujourd'hui.
– C'est ça, on lui dira, répliqua Reg'liss en levant les yeux au ciel avant de se tourner vers Sin fo. Viens, allons-y.
Les deux jeunes gens se dirigèrent vers le haut portail de bois, et après avoir poussé un des deux lourds battants, ils s'engagèrent sur le pont menant à la ville. Haut comme quatre hommes et suffisamment large pour deux chariots, celui-ci était entièrement réalisé en bois, et à mesure que nos deux héros s'éloignaient du portail, les planches sous leurs pieds craquaient de plus en plus. Cependant les ouvriers qui avaient construit ce pont y avaient mis tout leur savoir-faire, et jamais il n'avait cédé en près de deux cent ans.
Après avoir marché une vingtaine de minutes en silence, Sin fo et Reg'liss parvinrent à l'autre extrémité du pont, et ils se trouvèrent confrontés à un nouveau problème. De ce côté-ci également la route était barrée par un gigantesque portail, et ils n'avaient bien sûr pas la clé. Reg'liss proposa de passer en force mais Sin fo le raisonna.
– Nous nous sommes déjà fait agresser de l'autre côté, nous pouvons peut-être essayer de procéder calmement pour une fois. Tâchons de paraître inoffensifs. Cache ton armeet dissimule ta blessure au bras, je vais retirer mon déguisement.
Elle posa son sac au sol et en sortit la robe que le vieux Berg lui avait offerte. Elle l'enfila par dessus ses autres vêtements, et sa longueur lui permit de garder son arme à la ceinture sans que cela ne se voie. Pour cacher son appréhension, Reg'liss plaisanta :
– On n'a rien à craindre. Après tout, n'es-tu pas la grande Melodora, déesse de la terre ?
– Idiot va !
– D'ailleurs d'où tiens-tu ça ? Je n'ai jamais entendu parler d'une déesse appelée Melodora.
– C'était ma grand-mère en réalité, et elle avait vraiment un fort caractère.
– Comme toutes les femmes de la famille visiblement.
Sin fo feignit de ne pas avoir entendu la remarque et frappa deux coups à la porte.
Il y eut presque immédiatement le cliquetis d'une serrure, puis le battant s'entrouvrit dans un long grincement. Nos deux héros, qui s'étaient préparés au même accueil que de l'autre côté, furent agréablement surpris par l'homme souriant et courtois qui leur tenait la porte.
– Soyez les bienvenus étrangers ! Vous n’avez pas eu trop de difficultés à parvenir jusqu’ici ?
– Vous êtes plus aimable que vos collègues de l'autre rive, s’étonna Reg'liss. J’avoue qu’ils n’avaient pas l’air enchantés de nous voir.
L'homme répondit avec une grimace.
– Bruggar et ses frères. Il est vrai qu'ils ne sont pas commodes, mais ils font leur travail et ils le font bien ma foi. S'ils vous ont laissés passer, je suis sûr que vous ne causerez aucun problème.
Sin fo se mit à rire.
– Je ne vous garantis rien concernant mon ami, mais je me charge de le surveiller.
– Si vous me donnez votre parole, cela me suffit. Mais ce que je voulais savoir avant tout, c’était si vous aviez traversé la forêt sans encombres. On raconte tellement de choses à son sujet, vous savez. Je m’étonne qu’on vous ai conseillé ce chemin.
– Nous nous sommes un peu égarés, admit Sin fo avec un sourire.
– La première journée n’a pas été de tout repos, confirma Reg'liss.
– Qu’avez-vous vu exactement, questionna le garde, pendu à leurs lèvres en attente d’une bonne histoire.
– Vu n’est pas le bon terme, c’était plutôt… Une sensation.
– Alors ce qu’on dit est vrai ? Il y aurait un esprit mauvais qui hanterait ces bois.
– Je n’ai jamais cru aux histoires de fantômes mais.., commença Reg'liss, avant de s’interrompre en regardant Sin fo.
– Je ne sais pas si les histoires sont vraies, mais ce qui est sûr c’est que nous emprunterons une autre route pour le voyage de retour, conclut-elle.
Le garde se redressa et s’ébroua pour chasser un frisson.
– Comptez-vous séjourner longtemps à Castelroi ?
– Pas plus de quelques jours, répondit Reg'liss, le temps de trouver ce qu'on cherche.
– Si c'est du travail que vous cherchez, vous ne devriez pas avoir trop de mal. La ville est grande, et les boutiques nombreuses. Il y a aussi beaucoup de fermes dans les environs qui seraient ravies de pouvoir compter sur l'aide d'un jeune homme robuste comme vous.
– Non, non, on a juste besoin d'un guide, et peut-être d'un moyen de transport.
– Nous cherchons à nous rendre à Ts'ing Tao, intervint Sin fo, sur la petite île d'Incuna.
– Incuna, dites-vous, demanda le garde en plissant les yeux. D'autant que je puisse m'en souvenir je n'en n'ai jamais entendu parler, et pourtant j'ai vu passer nombre de voyageurs depuis dix ans !
– Ne vous en faites pas, nous nous renseignerons ailleurs.
– Et qu'allez-vous faire là-bas ?
– On tente de retrouver de la famille éloignée.
– Ah la famille, il n'y a rien de plus important. D'ailleurs j'y pense, s'il vous faut une chambre pour la nuit, adressez-vous à l'auberge du Tonneau Malté de la part de Halbarad. Ma femme vous accueillera comme des rois.
– Nous ne l'oublierons pas, assura Sin fo en inclinant légèrement la tête. Merci.
– Adieu et bonne chance, conclut Halbarad en leur serrant la main chaleureusement. Puissions-nous nous revoir, dans cette vie ou dans la prochaine !
– Adieu ! reprirent en chœur nos deux héros tout en s'éloignant vers la ville.
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