Chapitre 37 Rapport de mission - Partie 2
Un des avantages au fait que son maître ait pris le pouvoir, c'était qu'il pouvait tuer n'importe qui impunément. Tant de personnes mourraient à cause des djaevels, une de plus ou de moins, cela ne faisait pas de grande différence. Bien sûr, l'homme ne tuait jamais que sur ordre de son maître. Lui-même n'avait pas de raisons de tuer. C'était la première fois qu'il avait voulu agir de sa propre initiative, et son maître l'avait puni en le privant de ses pouvoirs. L'homme eut la nausée à cette idée. Il n'avait pas voulu manquer de respect à son maître, mais cet homme arrogant, ce paysan, l'avait mis hors de lui. L'homme se promit que si son maître acceptait de le reprendre à ses côtés, il ne lui désobéirait plus jamais.
Il se souvenait de la première fois qu'il avait vu son maître. Il n'en avait pas pensé grand chose au premier regard. Juste un type normal comme il en avait croisé des centaines d'autres. Et pourtant, quelque chose en lui avait capté son attention. Une attitude particulière, une sorte d'assurance comme en ont ceux qui se savent supérieurs. L'homme avait donc cru avoir affaire à un noble ou un bourgeois, quoi qu'il en soit quelqu'un de fortuné. Il s'était donc mis en chasse. Après l'avoir filé quelques temps, il le vit s'engager dans une ruelle. Saisissant l'occasion d'isoler sa cible, l'homme avait pressé le pas et l'avait suivi. Il avait été quelque peu surpris de se trouver nez à nez avec sa future victime, qui le regardait en souriant. L'homme avait soulevé le pan arrière de son veston et fait glisser sa main sur le manche de la dague coincée dans sa ceinture, mais le bourgeois lui avait dit :
- Tu ne vas pas faire ça.
Alors que l'homme s’apprêtait à répliquer, son maître lui était apparu dans toute sa grandeur. Le petit homme banal avait disparu si vite que l'homme était incapable de se rappeler son visage. Son maître était enveloppé d'une sorte de halo, une force qui l'isolait et le protégeait du monde extérieur, et qui semblait même l'isoler de la lumière des soleils. Son maître n'était pas plongé dans le noir, mais les ténèbres l'entouraient. Son maître s'était approché en silence, et l'homme avait été incapable de bouger. En fait, il n'en avait pas eu l'intention.
- Tu es prêt à tuer pour quelques pièces. Je vais te donner bien d'autres raisons de le faire. À partir de maintenant, tu seras mon lieutenant.
Une telle assurance se dégageait de cette voix que l'homme n'avait pas pensé un instant à discuter cet ordre. Il avait accepté d'un signe de tête et s'était mis en route aux côtés de son maître. La suite était un peu brouillée dans sa tête. Il se souvenait d'autres personnes, mais les avaient-elles rejoints, ou s'étaient-elles trouvées sur leur chemin ? Puis son maître avait commencé à transformer ses victimes en djaevels. L'homme ne les appréciait pas, mais ils étaient efficaces. Grâce à eux, la prise de la capitale avait été une simple formalité.
L'homme se souvenait de sa fierté ce jour-là. Aux côtés de son maître, il avait enfin accompli quelque chose de grand. Le royaume entier était à leurs pieds. Pourtant son maître n'avait pas paru satisfait. L'homme avait compris plus tard que c'était parce que la princesse s'était échappée. Ce n'était qu'une petite fille sans importance, qui ne représentait aucun danger, mais son maître avait tenu à la retrouver. Peut être estimait-il que sa victoire ne serait pas complète tant que toute la famille royale ne serait pas décimée... L'homme avait donc commencé sa quête à travers le royaume.
Pour la première fois, il avait quitté son maître, afin de chercher l'enfant. Son maître la repérait grâce à ses djaevels, mais elle s'enfuyait toujours avant que l'homme n'arrive. Elle ne suivait pas un chemin précis, elle semblait plutôt tourner en rond dans le royaume. L'homme se souvenait maintenant qu'il avait commencé à douter de l'utilité de sa mission. L'influence de son maître sur son esprit avait été alors plus forte que jamais, et c'est à cette période que sa mémoire avait commencé à faillir.
Maintenant qu'elle lui revenait, l'homme comprenait que son maître le manipulait, et il n'appréciait pas cela. Pendant un court instant, l'homme envisagea de faire demi-tour et de ne jamais retourner auprès de son maître. Puis son esprit rationnel repris le dessus, et il réalisa que sans son maître, il ne pourrait probablement pas guérir de ses blessures, et il était sûr qu'il ne retrouverait jamais ses pouvoirs. Son espérance de vie ne serait pas très grande, d'autant plus si son maître lâchait après lui ses djaevels pour le punir de sa trahison. L'homme préférait abandonner sa liberté à son maître en échange de pouvoir, plutôt que de mourir faible et anonyme.
De plus, il voyait se dessiner au loin les contours de la capitale. Dans les derniers souvenirs qu'il avait de la ville, elle était animée du fracas des combats et enveloppée d'énormes nuages de fumée âcre, suite aux explosions qui leurs avaient permis d'entrer et qui avaient provoqué l'incendie de tout un quartier. Il ne subsistait désormais que quelques fumerolles qui s'élevaient encore de-ci de-là, mais la ville avait retrouvé un aspect serein.
Bien sûr, Soripolis n'avait de sereine que le nom, car en la survolant, l'homme put se rendre compte qu'il ne restait plus âme qui vive dans les rues, désormais arpentées par les seuls djaevels. L'homme posa son lopvent directement dans la cour du château, où il fut accueilli par le vieux Kundall, le majordome zélé et acariâtre de son maître. L'homme ne savait pas quel âge il pouvait bien avoir, mais il s'étonnait de le voir toujours en vie à chacune de leurs rencontres. C'était d'autant plus surprenant que son maître avait l'habitude de tuer les serviteurs qui le décevaient. À cette pensée, l'homme déglutit avec difficulté. Kundall avait dû deviner sa pensée, car il affichait un drôle de sourire en s'approchant.
- Vous êtes en avance, dit-il d'un ton mielleux.
Il parlait toujours très poliment et avec des manières très affectées, mais il faisait justement tellement de simagrées que cela était clairement sarcastique. L'homme se demanda ce qui le retenait de tuer ce vieux renard sur le champ.
- Le maître ne vous attendait pas avant plusieurs jours. Mais il est vrai que vous êtes homme de surprise, reprit le vieux Kundall en s'inclinant ostensiblement. D'ailleurs, je suis surpris de vous voir rentrer seul. Où sont donc passés tous les serviteurs que le maître vous avait gracieusement confiés ? Je n'ose croire qu'un homme de votre talent les ai tous perdus. Et faites excuses si je me trompe, mais le maître ne vous avait-il pas commandé une jeune fille ? Il est vrai que j'ai très peu connu la princesse, mais je ne pense pas qu'elle ait pu changer autant en quelques années.
- Épargnez-moi vos commentaires et emmenez-moi voir le maître. Je ne m'expliquerais que devant lui.
- Avec grand plaisir, monseigneur, répondit Kundall en insistant bien sur le dernier mot.
Le vieil homme fit une révérence et d'un geste théâtral désigna la porte principale du château. L'homme attrapa son lopvent par la bride et le tira derrière lui. Le vieux Kundall perdit son sourire factice et demanda sans la moindre politesse dans la voix :
- Vous n'allez pas faire rentrer cette bête ?
- Je ne peux pas laisser le gamin ici si je ne veux pas qu'il soit dévoré par les djaevels alentour, et j'ai besoin de cet animal pour le porter.
- Je vous rappelle que c'est moi qui nettoie ce château.
- Stop, le coupa l'homme. Vous savez aussi bien que moi que l'essentiel de votre travail consiste à flatter le maître pour éviter qu'il ne vous tue. Et puis ce château empeste déjà la mort à cause de tous les djaevels qui s'y promènent. Cette bête ne pourra pas faire pire. Maintenant assez discuté et menez-moi devant le maître !
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