Chapitre 47 Passé décomposé - Partie 4
Sept ans auparavant.
Halbarad était inquiet. Depuis plusieurs semaines, le caractère du seigneur Garaney s'était assombri. Bien sûr, le vieil homme n'avait jamais été un boute-en-train frivole, et il évitait autant que possible de se mêler aux gens du peuple, mais cela ne l'empêchait pas d'être courtois et de se montrer juste. Mais quelques mois auparavant, le seigneur Garaney s'était rendu à la capitale pour prêter allégeance au nouveau roi, et il y avait eu un incident.
Le seigneur et ses chevaliers avaient tout fait pour éviter que l'affaire ne s'ébruite, mais les jeunes écuyers n'avaient pas su tenir leur langue, et la rumeur s'était vite répandue que Teon Garaney avait été pris à parti par le roi et avait dû accepter ses remontrances sans rien dire. En ville les réactions étaient partagées. La plupart des gens étaient rapidement passés à autre chose, les bardes et les troubadours continuaient de chanter des chansons tournant gentiment leur seigneur en ridicule, et quelques personnes avaient trouvé inadmissible que leur seigneur ait été traité de la sorte. Ils voyaient cela comme une insulte à leur région, à leur ville, à eux-mêmes.
Halbarad aimait sa ville bien sûr, mais il était également fidèle à la famille royale, c'est pourquoi il ne savait pas quoi penser de toute cette histoire. Ce qu'il savait en revanche, c'était que le seigneur Garaney y avait gagné un caractère amer et ombrageux. Il ne sortait presque plus du château, passant le plus clair de son temps dans sa pièce au sommet de la tour, il tyrannisait les domestiques et aboyait des ordres à ses gardes.
Halbarad avait écopé d'un mois de mise à pied sans solde lorsque Lord Garaney avait appris qu'il était impliqué de loin dans l'affaire qui lui était reprochée. Halbarad s'estimait chanceux, car plusieurs soldats de la ville voisine avaient été emprisonnés. Plus que la faute qu'ils avaient commise, le seigneur Garaney les avait punis pour être la cause de son humiliation devant le roi.
Halbarad se demandait parfois ce qu'il était advenu du jeune soldat avec qui il avait discuté. Il n'était pas revenu à l'auberge ce soir-là, pas plus que les jours suivants. Halbarad s'en était inquiété, mais si le jeune homme avait choisi de déserter, il risquait de graves ennuis s'il était retrouvé, alors Halbarad avait préféré ne rien dire à personne.
Tandis qu'il réfléchissait à tout cela, Halbarad entendit du bruit dans le couloir. Il se redressa vivement et s'éloigna du mur sur lequel il était adossé. Il n'y avait pas grand-chose à faire quand on était garde au château, mais ses supérieurs n'apprécieraient sûrement pas de le voir se tourner les pouces. Il se détendit en reconnaissant le bruit des pas qui approchaient. En effet, ses supérieurs chaussaient des bottes de cuir ou de fer s'ils portaient leurs armures, mais seul un satyre pouvait produire ce bruit de sabots si caractéristique sur le sol de pierre.
- Bruggar, ça me fait plaisir de te voir !
- Arrête ça, je ne suis pas d'humeur pour les politesses, grogna le satyre.
- Je ne voudrais pas te vexer, mais tu n'es jamais d'humeur.
Bruggar lui lança un regard noir, mais il n'essaya pas de nier.
- Mais aujourd'hui j'ai une bonne raison.
- Qu'est-ce que c'est cette fois ? Un passant t'a dévisagé dans la rue ? Ta relève est arrivée avec dix minutes de retard ?
- Je viens d'être renvoyé de l'armée.
- Quoi ? Mais pourquoi ?
- Ils m'ont dit que j'étais trop dur avec les civils et que je ne respectais pas assez ma hiérarchie. Foutaises ! La vérité c'est que ces bâtards n'ont jamais pu supporter ceux de mon espèce.
Halbarad tenta de calmer son ami.
- Tu ne peux pas dire ça. Le seigneur Garaney s'est toujours montré juste envers les tiens, et n'a jamais fait la moindre différence...
- Ah non ? Alors pourquoi mes frères et moi avons-nous été les seuls à pouvoir nous engager dans l'armée ? Tous les autres satyres avaient dû quitter la région parce que personne ne voulait leur donner de travail. Et même moi j'ai toujours été cantonné à la surveillance du pont. Je n'avais pas l'allure qu'il fallait pour parader en ville.
- Calme-toi je t'en prie, on pourrait t'entendre.
- Et alors ? J'ai le droit de dire ce que je veux, je ne travaille plus pour ces fils de chien. Quand mes frères ont disparu l'année dernière, et que je suis allé les chercher dans la vieille forêt, j'ai été mis à pied pour abandon de poste. Je pensais que l'alerte serait donnée, pas que tu laisserais passer ces deux terroristes.
- Tu ne vas pas recommencer avec cette histoire, soupira Halbarad. Pour la centième fois je suis désolé, mais je ne pouvais pas savoir qu'ils étaient recherchés. Ils ont été très polis avec moi.
- Tu les as accueillis dans ton auberge !
- L'auberge de ma femme. Et on a des procédures pour ce genre de cas. Tu aurais dû déclencher le signal d'alarme.
- Ils m'avaient immobilisé ! Tu n'as pas été assez vigilant, et c'est moi qui en ai fait les frais.
- J'ai payé ma part. Comment aurais-je pu penser qu'un garçon et une fille à peine majeurs puissent mettre à mal une douzaine de satyres ?
- Qu'est-ce que tu insinues ? Qu'auraient dû faire les satyres selon toi ?
- Tu es trop susceptible sur ce point, soupira une nouvelle fois Halbarad. Une douzaine de soldats, c'est mieux ? Enfin, ils n'étaient que deux !
- Et moi j'étais seul ! La gamine avait fait fuir mes frères avec ses pouvoirs occultes.
- Je t'ai déjà dit que je ne croyais pas à la magie.
- Me traiterais-tu de menteur, demanda Bruggar en s'avançant d'un pas et en portant la main à la dague accrochée à sa ceinture.
- Non, bien sûr que non ! Je n'étais pas là, je ne sais pas de quoi ça avait l'air.
- La magie existe, répondit Bruggar en se détendant. Elle est partout. Peut être même plus près que tu ne le crois, ajouta-t-il en baissant la voix et en plissant les yeux.
Avant que Halbarad puisse l'interroger sur la signification de tout ce mystère, des bruits de pas se firent entendre dans le couloir, et le chef de la garde sortit de l'ombre. Il s'arrêta net et regarda Bruggar avec mépris.
- Vous êtes encore là vous ? Je vous ai dit de quitter ce château.
- Je n'ai plus d'ordres à recevoir de toi mon gars, cracha Bruggar. Voilà au moins une chose que je ne regretterais pas.
- Vous ne faites plus partie de l'armée, vous n'avez donc plus rien à faire ici. Partez tout de suite ou je vous fais enfermer.
Avant que le satyre puisse répliquer, Halbarad intervint :
- C'est moi qui ai retenu mon ami Bruggar monsieur. Je ne savais pas qu'il devait sortir, et il a eu la politesse de ne pas m'interrompre.
Halbarad vit bien que ni Bruggar ni le chef de la garde n'en croyaient un mot, mais ce dernier dit néanmoins :
- Assurez-vous qu'il sorte sans faire d'histoire et rejoignez-moi dans la tour.
- La tour, monsieur ?
- La tour.
- Oh ! À vos ordres monsieur, répondit Halbarad qui avait fini par comprendre.
Le chef de la garde repartit sans même accorder un regard à Bruggar.
- Pourquoi es-tu intervenu, demanda celui-ci. Je n'avais pas besoin que tu me défendes contre ce loquedu.
- Pour une fois ne pourrais-tu pas juste me remercier ? Disons que je l'ai fait pour moi d'accord ? Je savais que tu ne te laisserais pas mettre en cellule sans te battre, et je n'avais pas envie de me blesser.
- Je n'aurais pas frappé une chiffe molle comme toi, répondit le satyre en lui donnant une bourrade sur le bras.
Halbarad comprit que c'était sa façon à lui de le remercier, et il en fut très touché. Il désigna l'escalier d'un geste et le satyre le suivit en haussant les épaules.
- Alors que vas-tu faire maintenant mon ami ?
- Je n'ai plus de contraintes alors je vais pouvoir me consacrer à mon enquête entièrement. Je finirais par retrouver ces trois criminels et je leur ferais payer l'humiliation qu'ils m'ont infligée.
- Trois ?
- Je n'oublie pas le fils de chienne qui m'a trahi !
- Qui, le jeune soldat ? Mais il était à leur poursuite.
- C'est ce qu'il nous a fait croire, et nous avons été assez bêtes pour lui faire confiance. Mais je le connais, il a un passé de criminel. Il avait sûrement volé cet uniforme. D'ailleurs il s'en est débarrassé à la première occasion, c'est toi même qui me l'a dit.
- Ce n'est pas ce que j'ai dit. Tu vois le mal partout.
- Et toi tu es trop naïf. Comment se fait-il qu'il ait disparu en même temps que les deux autres ? Je te dis qu'il les a aidés à s'enfuir.
- Écoute, ce sont tes affaires, mais je crois que tu devrais passer à autre chose. Ça fait un an maintenant, tu ne retrouveras pas leur trace.
- C'est là que tu te trompes. Je sais qu'ils sont partis vers le nord. Ils ont essayé de brouiller les pistes en sortant de la ville par la porte est, ils s'en sont même pris aux soldats qui la gardaient. Tu te souviens de l'incident avec le mangolier ?
- Tu crois que c'était eux ?
- J'en suis sûr ! Le garde qui était à la porte se souvient très bien les avoir vus, et selon lui ils avaient l'air d'attendre quelque chose.
- Mais je croyais que ce mangolier venait de l'extérieur ?
- Bon sang, réfléchis deux secondes ! Quelqu'un les a aidés depuis l'extérieur et c'est forcément ce sale traître de...
- Là je t'arrête tout de suite c'est impossible. Ce matin-là, il était avec moi. Il m'a accompagné depuis l'auberge jusqu'ici.
- Quelle heure était-il ?
- Je ne sais pas. Très tôt. Les soleils venaient de se lever.
- Et à quelle heure les gardes ouvrent-ils les portes ?
- Près d'une heure plus tard, admit Halbarad.
- Je n'ai pas de doute sur ce que j'avance. Ces trois jeunes sont de mèche et ils sont dangereux. Mais je sais où ils sont partis. Dans un petit village, à deux jours de marche vers le nord, j'ai trouvé un marchand qui se rappelle leur avoir vendu trois lopvents.
- Et il sait où ils se sont rendus ?
- Il les a vus partir vers le nord.
- Vers le nord, répéta Halbarad avec une moue sceptique. Autant dire qu'ils peuvent être n'importe où dans le royaume. Tu vas mettre des mois rien que pour trouver où ils ont atterri.
- Sans doute, mais je ne suis pas pressé. Et puis rien ne me retient dans la région.
Ils étaient arrivés dans la cour et Halbarad s'arrêta au milieu du pont levis.
- C'est ici que je te laisse. Il faut encore que je monte jusqu'à la tour. Si tu reviens dans la région, passe à l'auberge, je te paierais un verre. Sois prudent mon ami, conclut-il en tendant sa main à Bruggar.
Le satyre la lui serra de bon cœur et répondit avec un air grave :
- Toi aussi. Je suis sérieux, il se passe de drôles de choses ici. Méfie-toi de tout le monde.
- Je serais prudent, promit Halbarad.
Bruggar leva les yeux sur le château, sembla perdu dans ses pensées pendant un instant, puis il fronça les sourcils et cracha sur le pont levis. Il s'éloigna ensuite sans un mot. Halbarad l'observa avec un pincement au cœur jusqu'à ce qu'il disparaisse au coin de la rue. Malgré le caractère infernal du satyre, Halbarad savait qu'il allait lui manquer. Ils n'avaient pas toujours été d'accord, mais après des années de collaboration, ils avaient appris à se supporter, et même à s'apprécier. Bruggar était le seul ami que Halbarad jugeait totalement sincère parmi ses collègues soldats.
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