Martin 4
"Bien sûr que la vie c'est pas simple !" Bon sang ! Qu'est ce qu'ils peuvent bonnir comme conneries à la télé ! Ils m'énervent tellement que je viens de gueuler à voix haute. Voilà qu’je cause au téléviseur maintenant ! Martin, fais gaffe, si tu commences à discuter avec la télé, tu vas attendre longtemps la réplique. "La machine à décerveler " qu'il l'appelle, le probloque !
Je crois qu’j’en avais pas besoin. De décervelage, je veux dire. J'en ai assez supporté depuis deux ans. Bon Dieu ! Qu’est ce que j'ai pu souffrir ! Dans la chair et dans l'âme.
Dans l'âme surtout. La chair elle, elle a cicatrisé, la douleur s'est estompée. J'y pense de temps en temps, mais c'est comme un souvenir de douleur, une sorte de souffrance virtuelle qui disparaît dès qu'on pense à autre chose. Mais l'âme ! pas de cicatrices ! dès qu'on y pense, on ne pense plus qu'à ça. On est comme au centre d'un tourbillon, emporté, entraîné contre son gré, on ne peut plus en sortir, bordel ! On devient fou. Pas de médicament contre cette douleur là. Elle est en vous. Elle fait partie de votre être. Elle vous empêche de dormir, de penser, de lire, de regarder la télé, d'écouter de la musique. Plus de gamberge, le mal interfère en permanence, on ne mange même plus, la nourriture ne passe pas. La gorge est serrée, les mains tremblent. Seule la boisson descend. Quand on est ivre mort, on ne pense plus, monsieur, non, on ne pense plus car l'esprit est éclaté, le cerveau embrumé, les pensées sont sans rapport les unes avec les autres, parcellaires. Et l'oubli vient. Ne dure pas, ça non ! Mais vient, un moment, apportant un peu de paix.
Alors, je bois !
Oui monsieur, comme un trou ! le plus vite possible. En faisant des mélanges. Pour accélérer l'effet. A midi déjà, je suis plein, bourré à clé. Mais au moins, je peux manger un peu. Oh ! Pas grand chose, deux, trois rondelles de tomate, la moitié d'une assiette de pâtes, bref, trois fois rien, vous l'avez compris. En tout cas, jamais un repas complet, ça passerait pas. Je mange, mais surtout, je pense plus. En tout cas, je pense plus à mes problèmes.
Et ensuite ?
Et bien ensuite, monsieur, je bois et je rebois et je bois encore et je re-rebois, faut entretenir. Parfois, le soir, je suis tellement schlass qu'incapable de monter un étage, je tombe dans l'escalier et m'y endors... une heure... ou deux, et puis je rentre me coucher et je peux vous dire que j'ai pas besoin de compter les moutons.
C'est dégradant, n'est-ce pas ? C'est répugnant même, un homme qui se complaît dans la fange. Et alors ! c'est facile pour vous. Une petite vie normale, avec une petite femme, dans une petite maison, avec un petit boulot. Tout ce qu'il faut pour juger les autres, n'est-ce pas ? Vous, vous êtes resté côté conformité. Vous êtes comme une pièce de puzzle. Tandis que moi, je suis une pièce rapportée, une pièce d'un autre puzzle, celle qui ne s'intégrera jamais.
Jamais plus !
J'ai pourtant essayé. De toutes mes forces je l'ai voulu. Mais la volonté m'a laissé tomber dès que j'ai pensé à ma vie passée, ma femme qui vit avec un autre mec, mes mômes qui se souviennent de moi que quand ils ont un problème de fric, moi qu'arrive plus à trouver un vrai boulot. Bref, pour arrêter ce défilé d'idées noires, j'ai bu quelques verres.
Mais quelques verres, en fait, ça veut dire quelques verres de trop. Si on commence à boire "quelques" verres, on sait bien que ce sera jusqu'à la cuite. Autrement, ça ne sert à rien. Ceux qui boivent un verre ou deux, pour le plaisir, sans aller au bout, sont des faux-culs ! Si monsieur ! Ils n'ont pas le courage d'aller au fond des choses, de voir ce qu'ils peuvent être réellement, ce qu'ils cachent derrière leurs manières policées, leur apparence BC-BG. Ce sont des velléitaires, oui monsieur ! Ou alors des alcooliques, des gens malades qui boivent par nécessité. Leur organisme a besoin d'alcool, autrement ils ont mal partout, alors ils boivent un verre, deux ou trois dès le matin et tout au long de la journée, ils continuent par petite dose à chaque fois. Ils ne sont jamais ivres et restent toujours conscients. Ils s'arrêtent avant d'être bourrés, à chaque fois.
Pas moi, monsieur, pas moi ! comme je vous l'ai déjà avoué, je bois comme un trou, à tire larigot, comme disait mon père qui s'y connaissait. C'est pas une descente aux enfers, j'y suis déjà.
Aller plus bas ? Est-ce possible ? Sans doute, en tout cas, moi je le crois. J'en ai vu d'autres vous savez ? De bien pire ! oh oui ! bien pires. Vous, vous observez. Retranché derrière votre respectabilité, votre apparente normalité, l'air de rien, vous pensez, "plus bas semble difficile, il touche le fond". Vous êtes sûr de vous, vous croyez savoir de quoi vous débattez doctement. Vous parlez comme un livre parce que vous avez lu tel spécialiste, entendu ceci, vu cela, constaté que dans des situations similaires, les tenants et les aboutissants étaient toujours les mêmes.
Et alors ? Parce qu'on vous a enseigné qu'un et un faisaient deux, vous ne voulez pas croire que ça puisse faire autre chose ? Non ? Et bien, permettez-moi, monsieur de vous dire que vous avez tort. Comment ? Il faudrait que je le démontre ? Mais mon existence même est la démonstration de votre erreur. Un ivrogne, c'est un malade qui s'ignore ou préfère l'ignorer. D'ailleurs, on tente de les soigner dans les hôpitaux psychiatriques. Vous savez, c'est pas parce qu'on boit, même au-delà du raisonnable, qu'on est cinglé ! Et puis, on peut raisonner sainement tout en s'enivrant. Et qui plus est, parfois, les idées ne sont pas plus claires, mais plus précises, plus honnêtes car expurgées du fatras des convenances sociales. Le comportement qui en découle est plus direct, plus vrai, plus authentiquement et plus intimement personnel. Vous surgissez de là tel que vous êtes et non pas tel que la société vous a appris à montrer ce que vous devez être.
Bas les masques ! vous apparaissez ainsi tel qu'en vous-même. Plus de faux-semblants, supprimé le maquillage social, effacées les apparences trompeuses, du balai les relations conventionnelles. Le "moi" nu ! Les saloperies intimes, les vacheries, les émotions, les sentiments profonds ou refoulés, tout ressort, la noirceur d'âme et la pureté des sentiments, tout est là, présenté simplement. Il suffit de demander.
Je vois, à votre moue, que vous n'y croyez pas. Pour vous, il ne s'agit que d'un autre déguisement, l'alcool sert de révélateur, y compris dans l'art de la dissimulation, de l'hypocrisie, du mensonge. Le poivrot se cache derrière son vice pour mieux s'en nourrir, pour mieux abuser les braves gens.
C'est sans doute vrai, puisqu'il s'agît de faire tomber les inhibitions, tout peut être exacerbé, pourquoi pas le mensonge et la malhonnêteté.
Tenez, prenons Eugène par exemple, lorsqu’il me logea, après que je me sois fait virer de l'hosto, il me raconta sa vie par bribes. Vous savez, un souvenir en appelle un autre et ainsi de suite et fatalement, à force de vivre avec quelqu'un, on finit par tout savoir de lui, même sans le vouloir. J’appris ainsi qu'après avoir perdu son boulot, il connût une longue période de chômage et de galère, six ou sept ans selon ses dires, passés à courir par monts et par vaux, à travailler dans tout et dans rien, à vivoter, chichement, de la "générosité" de sa famille et puis la rue... quelquefois... dur. Et puis après la rue, une rente de survie de l'état.
Il était finalement devenu "érémiste" après un parcours en chemin de croix. Vous l'auriez vu ! il pesait quarante-cinq ou cinquante kilos, pas plus. Normal, il mangeait quand il pouvait. Par contre, il buvait dès qu'il pouvait. Du rouge, du gros qui tache, bien sûr, ou de la bière, en quantité. Pas les moyens de s'alcooliser plus classe, le cent deux de Gainsbourg c’était pas pour lui ! La moitié des ratiches manquaient à l'appel et les rescapées étaient manifestement en sursis. Pour ça non plus, pas les moyens. Le RSA, il vous permet les soins d'urgence, pas ceux d'entretien. Le dentiste quand il voit un érémiste, c'est en général trop tard pour des soins. Alors il arrache, sans fioritures parce que c'est pas remboursé. Les fioritures je veux dire !
Eugène, sa déception était à la mesure de ce qu'avaient été ses illusions. Il avait sûrement vu trop grand. Comme un gamin qui met le chapeau de son père... il lui tombe jusqu'au nez et il n'y voit plus rien. Heureusement, s'il lui cache les yeux, il dissimule également ses larmes. Il avait sa fierté Eugène, jamais il se serait plaint et ça lui aurait vraiment fait mal de chialer en public.
Il finit par décrocher un CES, vous savez, les sous-emplois créés pour faire baisser la courbe du chômage. Il devînt une sorte d'homme à tout faire dans un collège. Tailler les haies, tondre la pelouse, dérouiller les gonds des portes et fenêtres, changer les vitres que nos charmantes têtes blondes s'employaient à briser, effacer les graffitis, repeindre les portes etc. Au bout de trois ans, hop ! comme par magie, plus de CES. Ils en avaient pris un autre à sa place, sinon il aurait fallu qu'ils embauchent Eugène définitivement et ils avaient pas les moyens de payer un salaire normal !!!
Tu parles ! L'administration, pas les moyens ?
En tout cas, il était lourdé, et du même coup, il se retrouvait à la rue. Parce qu'il faut vous dire... pendant son CES... il était logé, et gratis. Une petite chambre de fonction, 9m², mais ça lui suffisait. Maintenant, sans un rond en poche, seul et sans boulot, il allait faire comment ?
Ses anciens collègues sont tous venus lui dire que c'était dégueulasse, qu'il pouvait compter sur eux, sans faute, pour un coup de main le cas échéant, promis, juré et tout ça... Mais quand il a fallu passer aux actes, il n'y avait plus personne bien sûr. Chacun sait, ou devrait savoir, que les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent. Enfin ! Presque tout le monde.
Bien entendu, autant de déveine accumulée chez quelqu'un, ça paraissait à peine croyable. Nécessairement, les choses allaient changer et s'améliorer, même seulement un peu, et en fait, c'est ce qui arriva. Du moins c'est ce qu'il racontait.
Un type qu'il connaissait depuis longtemps, possédait un studio et venait de foutre à la porte un locataire indélicat. Ils firent affaire à condition qu'il reprenne l'appart en l’état et se charge de retapisser et repeindre.
Ce qu'il ne fît jamais ! Quand je l'ai connu ça faisait dix mois qu'il y habitait et il avait seulement arraché l'ancienne tapisserie et nettoyé un peu. Quand il est mort six mois plus tard, le chantier était dans le même état.
Pendant six mois, nous avons partagé l'appart., je dormais par terre sur un matelas. Nous avons partagé les bons et les mauvais moments, la faim et la misère, les semaines sans électricité et puis l'abondance soudaine quand à mon tour j'ai touché le RSA. Trois mois d'un coup ! un vrai pactole ! Ce fut comme si j'avais gagné au loto !
Sauf que ça n'a duré que huit jours.
Mais bon ! Huit jours heureux après une longue suite de vaches maigres, de privations de toutes sortes, d'engueulades pour un oui ou pour un non, après des jours et des nuits à ressasser ses malheurs, à se dire qu'on aurait pu faire différemment, que peut-être... que si on avait pensé que... si on avait su... si... si … SI…
Enfin de l'argent, donc la fête, donc l'alcool et ses excès, donc l'oubli. Rideau pour huit jours.
Eugène pendant ce temps la, il s'était inventé une nouvelle vie. Plutôt un nouveau passé, plus glorifiant pour lui, avec une femme et un enfant, une fille, alors que bien sur, il vit tout seul. Des parents propriétaires agricoles, alors qu'il est orphelin et fut élevé par une brave femme qui pour survivre "faisait des ménages" comme on dit. Elle était également ouvreuse dans le cinéma de la ville ce qui permit à Eugène de voir, au cours de son enfance, une très grande quantité de films en tout genre et d'avoir ainsi une certaine ouverture sur le monde. Sans cela, il lui eut été probablement fermé. En effet, pauvre, il n'aurait pas eu la possibilité de voyager ni d'aller dans les endroits ou il aurait pu rencontrer des gens ayant voyagé. Ni d'ailleurs de regarder la télévision, équipement rare et cher à cette époque. Cette étrange lucarne, cette machine à décerveler qui offre un regard sur le monde. Elle permet de voyager sans frais, ou si peu, et d'observer comme des voyeurs, les peuples lointains s'agiter au nom d'étonnantes et exotiques coutumes. Ou encore de traverser des pays sans risquer d'attraper une maladie tropicale, de se faire mordre par un animal venimeux ou bien tout simplement prendre un coup de soleil.
Mais je m'éloigne du sujet me direz-vous ? Pas du tout, Eugène a bien inventé son passé. Il y croyait dur comme fer et au fil du temps, il ajoutait même quelques détails rendant plus vraisemblable ce "passé". Figurez-vous qu'ivre, il racontait les mêmes histoires, la vérité qui ressortait était la sienne.
Ce n'est qu'après sa mort que l'on apprit la réalité : la femme dont il avait divorcé n'existait pas. Il n'avait jamais été marié, mais avait vécu quelques temps avec elle. Les parents agriculteurs et propriétaires de bétail se révélèrent en fait employé municipal pour le père et femme au foyer pour la mère. Ils moururent tous deux au cours d'un accident de la circulation quand Eugène avait six ou sept ans. Sa fille était en réalité celle de la compagne avec qui il vécut pendant un ou deux ans, et il ne l'a donc pratiquement pas élevée.
Il s'était recréé une vie imaginaire ! Une vie à laquelle il avait sans doute rêvée et l'alcool avait magnifié l'histoire. Ce faux passé était plus vrai que la réalité. Il vivait dedans et l'alcool avait gommé tout ce qui pouvait ne pas convenir à sa vision du passé, à ce nouveau personnage plus conforme à "sa réalité" ; Il était né de lui-même, sorte de clone mental, double morphéïque ayant traversé le miroir. L'alcool ayant participé activement à la conception, à la gestation, puis à l'accouchement long et délicat.
Peut-être, une fois mort, pourrez vous vérifier ainsi si mes vérités étaient du même type ! J'allais écrire, du même tonneau ! Ah, ah, ah !
Après tout, Eugène était sans doute persuadé de ne raconter que la vérité, peut être même n’y avait-il aucune autre vérité dans son esprit, aucune autre réalité, et, dans ce cas, peut-être que moi aussi j’ai recréé ma vie !
Vous seuls le saurez.
Mais plus tard !
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