MARIE
2 février vers 3h00
Dans une banlieue proche de Paris, sous une nuit sans lune et sans étoile, une jeune femme rasait les murs des immeubles, seule. Des nuages qu'on devinait pesants se déplaçaient rapidement sous la force d'un vent d'altitude. L’asphalte et ses deux trottoirs se dépliait avec l’inflexibilité d’une ligne de métro. La lumière bilieuse des lampadaires parsemait le sol de petits cercles jaunes sales débordant du caniveau et la chaussée. Au loin, elle apercevait les phares. Quelques véhicules s’engouffraient sur le périphérique nord. Parfois, le vent soulevait la poussière et les papiers gras. Ils se mêlaient comme des amants crasseux. Ils craignaient les bourrasques. Valseurs maudits, rejetés comme les matassins, ils virevoltaient dans l’air pour s'échouer dans un coin.
Le matin, la jeune femme quittait Montpellier en stop. On l’avait lâchée, en pleine nuit, aux portes de Paris. Son paquetage se limitait à quelques frusques. Elle les avait flanquées dans un sac miteux sauvé des vols et des chapardages. Elle le serrait contre elle comme si sa vie en dépendait ; une fois sur le côté droit, une fois sur le côté gauche. Elle verrouillait la fermeture du sac de ses doigts noués par le froid. Elle plongeait, une fois sur deux, ses mains protégées par des mitaines dans les poches de son vieux pantalon usé. Le coton par endroit ne tenait plus que par le fil. Son manteau pas mieux loti lui recouvrait les reins et l’ensemble reproduisait l'attitude d’un conducteur de rames de métro des années soixante dix.
Elle marchait d’un pas ferme et déterminé grelottant sous le vent glacial de février. Des pensées se tordaient dans sa tête d’exclue sans emploi ni domicile fixe. Une seule la taraudait : le froid et le vent seraient-ils plus cléments au lever du jour ? Sur la droite, elle aperçut une lueur différente de celle des réverbères. Elle s'agitait dans l’ombre, apparaissait, disparaissait au gré du vent, intermittente et vacillante. Dans une impasse, Les flammes d'un feu tremblaient dans un vieux tonneau rouillé.
Au croisement, elle hésita, craintive. Elle ne put réprimer le besoin impérieux de se chauffer ne serait-ce qu’un instant. L’impasse était déserte. Tout en confiant ses mains à la chaleur des braises, elle se plaça dos à l’avenue qu'elle venait de quitter pour parer à d’éventuels agresseurs cachés dans l’ombre. Là, tout en récoltant son lot de chaleur, elle perçut les vrombissements du sol, sous ses pieds, les frissons de la terre. C’était le métro. Le goudron fendillait la longueur du bitume comme la croûte d’un pain de campagne. Par endroit, la nature reprenait ses droits et l’herbe perçait, cheminant dans les fissures.
- Dégage de là, salope !
Une femme au corps émacié toute habillée de noir surgit. Elle brandissait une canne et menaçait de la frapper. Marie discernait mal les traits de son visage mais elle devinait les rides creusées davantage par les amertumes et les rancœurs de la vie que par la tyrannie du temps.
C’était comme un signal. Les murs s’ébranlèrent. Des ombres jaillirent de toutes parts, se détachaient des parois, s'arrachaient des cachettes et des abris. Entièrement vêtus de gris se confondant avec la pierre, ils s’apparentaient à des spectres s’extirpant des planques, tous armés de lames et de chaînes. Terrifiée, elle recula. L’agressivité envahissait la totalité de l’espace. La fureur pourrissait les visages déjà bien marqués par les griefs d’une vie de misère. Dans un silence total, ils avançaient, inexorables. Seul, le frottement des tissus était audible. Elle trébucha sur une pierre et s’écroula brutalement sur le sol. Elle rampa sur ses coudes, se releva malgré la peur au ventre et réussit à fuir ce coupe-gorge.
Elle courut à la mesure de sa terreur, vite et loin. Elle manquait de s’affaler à chaque pas. Gémissant, les yeux hagards, elle se retournait sans cesse pour vérifier si la meute n’était plus à ses trousses.
Aucune ombre ne s'attachait à ses pas. Elle ralentit pour s'effondrer dans un coin sombre. Des spasmes remontaient de son ventre obstrué par les crampes. Elle haletait pour retrouver son souffle. Parfois, elle manquait de s’asphyxier. Une apnée spontanée neutralisait son aspiration, sa respiration se bloquait. Des larmes de violence jaillirent d'un coup. Puis, peu à peu, retrouvant son calme, certaine de ne plus craindre la louve et ses loups, les poumons retrouvèrent l’air tant convoité. Elle se permit un moment de répit, assise, là, à l’abri du vent. Quelques tremblements involontaires et diffus la secouaient encore. Épuisée de sa journée, elle se blottit en chien de fusil, son sac sous la tête. Laissant au corps le soin d’achever de se calmer, elle s’endormit.
Au petit matin, transie de froid, elle se réveilla sous le gel de février. Une mince pellicule de givre s’était déposée sur son visage, ses habits et sur l’herbe qui l’entourait.
La veille dans sa course, elle avait quitté la rue de Paris qui menait à la Porte Dorée.
Elle se souvenait que, plus tôt dans la soirée, bien avant la rencontre avec la gorgone, elle avait descendu les marches de la bouche de métro à Charenton-Ecoles. On lui avait dit que les stations de métro étaient un bon refuge pour la nuit mais elle était arrivée trop tard et des grilles fermaient le passage. Elle avait bien essayé de les ouvrir mais rien n’y fit. Le mécanisme refusait obstinément d’obtempérer et veillait à ce qu’aucun intrus ne pénètre dans les entrailles métropolitaines. Dépitée, elle avait remonté les escaliers et poursuivit son chemin.
Maintenant, elle était allongée sur la pelouse du lac Daumesnil ; Lac artificiel qu’on avait achevé de creuser dans les années soixante dix. Elle entendait les canards s’ébrouer au bord de l’eau. Le jour se levait. Des nappes orange, harmonisées par les rayons du soleil, venaient agrémenter le ciel de Paris qui, pour une fois, offrait autre chose que la grisaille des mauvais temps.
Mais, il faisait froid. Très froid. La jeune femme se dégagea de sa coque de givre, reprit son sac et marcha vivement le long du lac pour se réchauffer. La bise et ses rafales giflaient son visage, griffaient ses joues, gerçaient ses lèvres et cisaillaient ses oreilles. Le vent glacial et sa faux de cristal lui tailladaient la peau, naguère, si délicate. Sa mère le lui susurrait chaque fois qu’elle s'apprétait à lire des histoires, assise sur le lit. Avec sa voix douce et apaisante, Marie était transportée dans la féérie des aventures dont elle était l’héroïne.
Grabataire à l’âge de quarante ans, dès lors que sa mère s’efforçait à formuler une phrase, la douleur déformait le visage.
- Marie, prends bien soin de toi, soupira-t-elle.
Les sons qui sortaient de sa bouche étaient à peine audibles. Marie devait se pencher, l’oreille plaquée sur sa bouche, pour comprendre quelque chose. Sa mère voulut ajouter un dernier conseil mais exténuée, elle abandonna l’idée et ce fut dans un dernier soupir que "la mort vint lui ôter la vie".
L'épreuve fut à la mesure de son chagrin. Marie resta muette, les yeux écarquillés, tétanisée. Les lèvres blanches et serrées, le corps inflexible, le cerveau atomisé, un seul son sortit de sa bouche :
- Maman?!
Elle resta un moment sans bouger, perdue, Quelque chose s’accrochait désespérément à elle comme une lèpre. Un mal inconnu jusqu’alors, un sentiment occulte. L’abandon et l’impuissance. Elle sentait confusément qu’elle serait dorénavant à la merci de sa propre solitude.
De l’extérieur, elle affichait une inertie de statue tant elle était pâle et immobile. On devinait perler sur sa joue d’enfant une larme, juste une larme. De celles qui font déborder. De celles qui justifient le sacerdoce des soins, des attentions ponctuelles, le linge humide passé sur le front enfiévré, le visage en sueur. De celles qui nécessitent une présence de tous les instants. La main réconfortante à laquelle on peut se fier quand la morphine repend son vol.
A douze ans, Marie se retrouva seule. Elle n’avait plus de nouvelles de son père depuis six ans, lequel avait choisi une autre femme, une autre vie. Sa mère s’était donc occupée d’elle avec la force d’une âme bafouée.
Placée en famille d’accueil, elle avait bon an, mal an, passé les six années qui la séparaient de la majorité à faire le deuil de ses parents, pleurant, seule dans son lit, à l’abri des regards. Plus personne ne venait la câliner ou lui lire des histoires.
Peu à peu, son corps se transformait et les regards des hommes la dérangeaient. Elle multipliait les couches, exagérait la longueur de ses vêtements pour dissimuler son intimité et se coiffait d’un borsalino pour réduire la hauteur de sa taille. Des lunettes sombres achevaient de la cacher.
Elle gardait tout cet harnachement en salle de classe avec tout l’acharnement d’une jeune fille en pleine crise d’adolescence, ce qui, au début, exaspérait ses professeurs. Ils s’étaient finalement résolus à supporter le personnage. Après tout, elle se tenait tranquille au fond de la classe et se maintenait à une bonne moyenne dans toutes les matières. Durant toutes ces années, elle ne parla pratiquement à personne, campée dans sa forteresse vestimentaire. Personne ne s’en alarmait vu ses notes. Externe, on ne se préoccupait pas d’elle. Aux yeux des autres, elle était invisible. On ne la voyait pas. On la côtoyait avec la même indifférence que le mobilier urbain des rues.
A dix huit ans, bac en poche, elle se retrouva dehors, jetée comme un déchet dont on ne savait que faire. Sans amis ni endroit où dormir, elle errait entre la Place de la Comédie et la gare, dormait dans les recoins des immeubles, se réfugiait aux heures d’ouverture dans les centres associatifs. Ballottée, désoeuvrée, elle s’était résolue à quitter Montpellier, direction Paris.
Là bas, elle espérait l’anonymat. Ici, elle croisait inévitablement des connaissances : ancien élève qui revenait bardé de diplômes, fier d’avoir réussi, parents ou commerçants qui l’avaient connue enfant. A chaque fois, elle préférait s’enfuir, se cacher des regards réprobateurs chargés d’intransigeance ou de pitié. Elle se réfugiait dans son enclos, jardinet abandonné qu’elle avait repéré petite, au temps béni où ses parents l’emmenaient se baigner, à la périphérie montpelliéraine du côté de Valras-Plage. Passé l’hiver, la vie est agréable. Il y fait chaud. Les plages méditerranéennes s’offrent de jour comme de nuit. On peut y dormir toujours d’un œil, caché dans les broussailles.
Au sable, elle préférait son petit jardin clos, à l’abri du vent et des regards, planqué un peu plus dans les terres.
Maintenant, elle vagabondait autour de ce lac, inutile et désœuvrée. Elle croisait les joggers matinaux qui s’entraînaient avant d’aller au travail. Elle aperçut, sans les voir, les rochers du zoo de Vincennes. Elle remonta son col, et partit en direction de la Porte Dorée. Elle prit par la promenade Maurice Boitel, retrouva l’avenue Daumesnil et entra dans Paris.
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