L'OMBRE
2 février vers 3h00
Dans cette banlieue proche de Paris, sous une nuit sans lune et sans étoile, on devinait dans l’atmosphère une présence fantomatique. Volumineux, les nuages roulaient sous la force du vent. Dans une furieuse bousculade, ils bouillonnaient en silence occultant toute forme de protestations. Les plaintes cédaient la place aux ronflements des monstres vaporeux. Leurs expressions évoluaient selon un style, une tessiture et des nuances de gris. Tout s’organisait au rythme d’un chaos dont les places s’interchangeaient au hasard des bourrasques. Il gonflaient, s’étiraient, s’exaltaient, se percutaient pour imploser là et se recomposer ici. Au centre de cette chorégraphie nébuleuse, une maison recluse et sauvage, isolée des bâtiments alentours par un jardin muré, s’ingéniait à rester cloîtrée. Des volets clos la protégeaient envieusement des regards indiscrets. Elle restait là, sans vie dans l’ombre d’elle-même, étanche aux visites importunes. La porte principale, verrouillée par une serrure qui n’admettait aucune autre clef que celle du propriétaire, protégeait farouchement l’entrée.
Des individus triés sur le volet se risquaient parfois la nuit, pour affaire, à longer furtivement les murs. Ils se glissaient par une petite porte au bas d’un escalier qui se déclinait sur la façade arrière. Les pierres des marches se télescopaient poussées par la violence des forces et des contraintes des veines telluriques. A l’abandon, la maison s’essoufflait mais se maintenait résolument debout. Elle se fissurait à peine malgré les assauts profanes.
La porte s’ouvrait sur une cave voûtée embarrassée d’objets hétéroclites. Au premier étage, une lampe crasseuse laissait un halo crayeux sur une table recouverte de matériels disparates. De temps à autre, les phares d’une voiture venaient lécher le mur et la jalousie des stores. Au passage du métro, le parquet frémissait. Canettes, papiers gras et poussière semblaient s’entrelacer et danser, s’animant en cadence dans une ronde folle, intime et frénétique.
L’ombre n’était plus que l’ombre d’elle-même. L’ombre en était à sa troisième métamorphose. Plus elle avançait, plus elle descendait. La pente vertigineuse l’emportait vers des gouffres de plus en plus obscurs. Les parois pourries et putrides apparaissaient pimpantes parfumées de pus et de pestilences. Plus elle s’abandonnait dans les profondeurs fétides, plus elle perdait en épaisseur. L’ombre squamait. Elle se confinait dans le superficiel. Elle s’effondrait dans le vaste enchevêtrement des idées reçues, des représentations erronées, des concepts fallacieux. Aveugle et sourde, l’ombre ricochait sur des idéaux spécieux. Elle s’inhumait dans un no man’s land obscur détaché de toute humanité.
L’assemblage des éléments était presque terminé. Seul le branchement entre les parties liquides et le reste de l’engin restait à effectuer. Mais elle attendait un courriel. Un type devait l’avertir dès que tout le monde était prêt. Il ne servait à rien de brancher le dispositif si l’affaire était annulée.
Les yeux de l’ombre s'assombrirent. Un souvenir d’enfance qu’elle avait séquestré à jamais dans les méandres confus de l’amnésie volontaire vint perturber son flegme. Elle refusait de se laisser embarquer dans une nostalgie inutile et contre productive. Mais l’image était tenace. Elle s’invita dans ses pensées sans scrupule ni pudeur. Elle s’imposa petit à petit jusqu’à se réinstaller durablement dans son esprit.
Il y a quelques années, l’ombre était à cette époque un garçon avenant, aimant rire et plaisanter. La joie de vivre rayonnait sur son visage. Chez lui, l’aîné d’une fratrie de cinq enfants, on le prenait pour modèle. Le père routier, absent la plupart du temps, le jeune garçon s’était tout naturellement donné la mission de s’occuper de ses frères et sœurs avec tout le sérieux de l’enfant pleinement conscient de ses responsabilités. Il chérissait sa mère et venait chaque soir à sa rencontre. Il l’attendait en haut des marches de la bouche de métro de la station Porte de Vincennes pour la délester de tous les « paquets », courses qu’elle avait faites en sortant du travail avant de rentrer chez elle.
Elle laissait toujours un peu d’argent en cas de besoin dans le tiroir d’un buffet. Il l’utilisait chaque jour pour acheter le pain ; Le vin, quand son père rentrait en fin de semaine, le vendredi soir.
Il s’était installé dans la cave, pièce de 8m² au sous-sol. Il l’avait aménagée tout spécialement pour s’investir entièrement dans l’électronique et l’informatique. Son père descendait quelquefois pour le voir œuvrer sur ses machines.
Au collège, il préférait se mettre à l’écart des autres. D’une sauvagerie timide, il appréhendait la compagnie. Il ne la cherchait pas. Inéluctable, mais nécessaire, il consentait à une présence restreinte et n’intervenait que très rarement. Il prêtait toutefois une oreille attentive aux autres.
Face à certaines confidences, il masquait une révolte sourde par une présence appliquée.
Un jour, il remarqua qu’un de ses camarades était couvert de bleus. L’adolescent lui confia que son père buvait et cognait sa mère. Quand il se mettait entre les deux, la plupart du temps, ça l’arrêtait mais parfois son père s’en prenait aussi à lui.
En classe, le garçon se plaçait au fond de la salle ; du côté droit. Ainsi, il avait un aperçu sur toutes les filles possibles. Il avait jeté son dévolu sur l’une d’entre elles. A ses yeux aucune ne la surpassait. C’était une intouchable. Vaines, toutes les avances étaient éconduites d’un refus poli majoré d’un sourire resplendissant. Le râteau, si vexant habituellement, se digérait avec le naturel d’une friandise onctueuse.
La jeune fille très entourée ne tombait sous le charme de personne. On ne l’avait jamais vue ni avec un garçon, ni avec une fille.
Elle avait toujours un livre dans les mains. Parfois, inoccupée, solitaire, elle s’asseyait sur un banc du préau et commençait sa lecture. De temps en temps, une camarade venait la sortir de sa fiction. Avec un sourire, elle écoutait patiemment son histoire. Il s’ensuivait toujours une conversation animée jusqu’à la reprise des cours.
Chaque vendredi, le professeur de français désignait un élève pour réciter une poésie. Cet après midi là, ce fut son tour.
Le timbre vocal de la jeune fille emplit l’espace et transporta le jeune garçon dans des contrées pleines et absolues. La délicatesse sereine de ses inflexions enflammait la partie la plus profonde de son âme alors qu’une légère et subtile fêlure dévoilait le secret intime du poème et de ses mystères obscurs. Quelques silences discrets le confiaient à l’apesanteur. Puis vint la chute. Dix petits pieds pétrifiants le dépouillant des passions perpétuelles qui désormais le sacrifiaient à l’éphémère.
Le jeune homme ne se remit jamais de cet instant. L’étonnement cédait la place au saisissement ; l’enthousiasme à l’éblouissement.
A la sortie, il s’approcha d’elle.
- Merci murmura-t-il et il s’éclipsa
Elle n’eut pas le temps de répondre ; il était déjà loin.
Le lendemain, malgré elle, ses yeux se portaient sur ce garçon discret, d’une timidité pudique et délicate. Il était comme un peintre qui par petites touches, habille sa toile. Cette pudeur fragile le distinguait des autres garçons. Il en était presque impressionnant. Elle décida d’en savoir plus.
- Bonjour, dit-elle en s’approchant de lui
- Bonjour tu vas bien ? demanda-t-il comme s’il s’attendait à sa venue.
- Tu aimes Rimbaud ?
- Oui tout comme la poésie en général lui répondit-il mais je préfère les bons récitants murmura-t-il comme s’il ne voulait pas être entendu.
Il était touchant avec sa façon de se cacher derrière ses émotions.
- Viens dit-elle en lui prenant la main délicatement, on va faire un bout de chemin ensemble. Tu veux bien ?
Il sourit en guise de réponse.
Les jours suivants, ils ne se quittèrent plus. Ils marchaient de long en large dans la cour du collège conversant, animés par les mêmes passions. Ils se donnaient rendez-vous pour un musée, une toile ou une exposition.
Un jour, alors qu’ils se promenaient dans les galeries du Louvre, ils tombèrent sur un tableau tout en ondulation. Il était tout à la fois étrange et inquiétant. Un personnage blafard se protégeait les oreilles comme s’il refusait d’écouter. Les soldats à l’arrière et les balustrades lui interdisaient toute velléité de fuir. Ils lurent sur le présentoir « le cri d'Edvard Munch ».
Ils entendirent une femme expliquer comment Munch avait eut l’idée de ce tableau.
« Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d'un coup le ciel devint rouge sang je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu noir de la ville — mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété — je sentais un cri infini qui se passait à travers l'univers et qui déchirait la nature. »
- J’ai plutôt l’impression que ce cri vient de l’intérieur du personnage chuchota Serge
- Et c’est d’autant plus angoissant ajouta-t-elle.
Ils restèrent un moment et décidèrent de partir ; ça suffisait pour aujourd’hui.
Ils se découvrirent d’autres passions, la course à pied et l’escalade. Toutes les semaines, ils se donnaient rendez-vous pour aller courir dans les allées du bois de Vincennes. Parfois, ils allaient grimper sur les rochers de Fontainebleau. Une amitié profonde s’était installée entre les deux adolescents.
Un après midi, alors qu’ils reprenaient leur souffle le long du lac Daumesnil, elle lui parla de son arrière grand-mère. Jeune fille, elle était tombée amoureuse d’un garçon qui s’était fait tuer pendant la première guerre mondiale. Elle s’était donc mariée avec son arrière grand-père mais dans la fièvre, au crépuscule de sa vie elle implorait son amour de jeunesse.
- Tu vois dit-elle on n’oublie jamais son premier amour.
Il la regardait avec une délicatesse toute personnelle et comme elle se tournait vers lui, il la prit dans ses bras et ils s’embrassèrent. Hésitant, le baiser devint plus intense, un gage d’amour éternel. De ces baisers pleins de promesses, pleins de futurs joyeux, de lendemains radieux. Ils se dirent des mots tendres, leurs voix n’étaient plus qu’un souffle. La vie autour d’eux n’existait plus. Le monde se réduisait à leur tendresse, à leur amour naissant, à leur regard. Leur champ visuel et auditif se resserrait dans leur unicité. Quelque chose les avait séparé pour l’éternité, ils s’étaient retrouvés au hasard des chaos dans un temps et un espace instable et transitoire. Mais pour l’heure, le temps s’était arrêté et l’espace s’était assujetti à leur somme.
Les soirs de février tombaient rapidement. Revêtus de leur chaleur amoureuse, ils retournèrent chacun chez eux, le cœur en fête et l’âme en joie.
Cette idylle dura longtemps jusqu’à cette date fatidique. L’ombre s’en souvenait comme si c’était hier. C’était une année à frelons. Les frelons occupaient l’espace et il était hors de question de venir les chatouiller. Il y a des territoires où le frelon impose sa loi. Et il est impitoyable.
Les amoureux revenaient d’une journée d’escalades. Ils s’étaient attardés profitant de ses longues journées ensoleillées de juin. Ils s’étaient arrêtés manger puis ils avaient flâné en route jusqu’à la station du RER. La nuit était tombée et, sur le quai ils avaient dû courir pour attraper, de justesse, le dernier train. Tout essoufflés, ils entrèrent dans le wagon et s’accrochèrent à la barre, pliés en deux par l’effet combiné du fou rire et de l’anhélation. Cette nuit là, la rame était vide.
Ils n’avaient pas remarqué tout de suite le nid de frelons au fond de la rame. Ils s’en aperçurent rapidement quand ils vinrent virevolter autour d’eux. Ils essayèrent de les chasser. Mais le frelon est un animal têtu. Dès qu’il a décidé quelque chose, rien ne peut le stopper. Au départ, il n’a pas d’idée bien arrêtée, il jauge d’abord sa proie. Il joue à la mouche du coche. Ensuite, il décide.
Ils attaquèrent. Ils se jetèrent sur la jeune femme après avoir neutralisé le jeune homme. Flétrissant et souillant sa peau duveteuse, la pénétrant de leur dard, profanant les alvéoles, les frelons butinèrent le pollen sous le regard horrifié du jeune homme. La force de l’attaque et les assauts répétés n’ensemencèrent que la mort. Les frelons n’ont que cela à offrir.
L’adolescent resta un moment sans bouger, sidéré, la bouche ouverte, asphyxié par un besoin primordial : celui de hurler. Mais le cri restait vissé aux cordes vocales, obstruant la gorge. Quelque chose s’accrochait désespérément en lui comme une lèpre. Un mal inconnu jusqu’alors, un sentiment occulte. L’abandon et l’infamie. Il sentait confusément que, dorénavant, il serait à la merci de sa propre solitude.
L’ombre vivait chaque seconde le calvaire de son amour. Cette âme sœur qu’il chérissait tant. Ces yeux corail dans lesquels il aimait tant s’immerger lui dévoilaient durant toute la curée, sa profonde douleur, sa peur et son angoisse ; des reproches aussi… Désormais, cette image là ne le quittait plus. La culpabilité s’était irrémédiablement ensemencée en lui et une haine farouche s’était enracinée au plus profond de son être.
On n’avait jamais retrouvé les agresseurs. Ses parents avaient tout essayé pour le soigner de ses cauchemars. Rien n’y fit. Un jour, il disparut sans laisser de traces ; Laissant parents et passé derrière lui.
L’ombre entama alors une longue traversée du désert quand l’armée refusa sa candidature pour problèmes psychologiques majeurs. Elle se mit à travailler à l’étranger sur les plates formes pétrolières. Elle développa son pécule et sa force musculaire. Des femmes et des hommes tournaient autour de lui. Elle aimait une nuit mais ne s’attachait jamais.
Un jour, sur un coup de tête, l’ombre partit vers des provinces mystiques, des atmosphères androctones. Elle entra au djihad comme on entre au purgatoire, se dépouiller de ses censures. Elle se vêtit de ce manteau sépulcral et glacial. Elle se présenta à cette aridité implacable qu’on ne trouve que dans ces déserts où la vie n’a de sens que la mort, où la fraternité fait écho à la haine. Il apprit forcément l’arabe, le coran partisan de la guerre sainte et donc toutes les ficelles du métier de guerrier.
Le message arriva sur son écran : 2 février 8h00
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