SERGE
Le 2 février 7h00
La pression est montée d’un cran. Au petit jour, à la périphérie de Paris, la nuit sans lune et sans étoile a fait place à un ciel totalement bleu dénué de toute menace d’orage et de tempête. Le zinc et l’ardoise des toits des immeubles grisonnent l’atmosphère. Les rayons du soleil naissant démêlent les dernières brumes matinales. Le chant des passereaux imprègne l’environnement d’une mélodie harmonieuse alors que, sur les corniches, les columbidés, claquant leurs corps, en une cacophonie discordante et crispante, crient, caracoulent, roucoulent et se querellent.
Serge émergeait doucement d’un sommeil réparateur. Il est de ceux qui apprécient particulièrement la fermeté du lit et le moelleux des oreillers.
Il faisait dorénavant parti des jeunes qui n’étaient plus jeune. A 26 ans révolus, il n’avait plus droit aux réductions. Pour la société, il était arrivé le temps de l’autonomie et des factures cash. Tout ce qu’il achetait devait être payé plein pot. Le mariage et la paternité étaient les seuls moyens de réduire ses frais fiscaux. Mais cela restait une option vague et lointaine. Seuls quelques prolétaires privilégiés par le biais d’un CE puissant avaient des avantages et des réductions sur leurs activités éducatives et sportives. Les chômeurs avaient quant à eux des facilités pécuniaires sur leurs sorties socio culturelles mais les allocations diminuaient comme peau de chagrin au fur et à mesure que le temps passait.
Serge était de ceux ci. Sans travail, il écrivait. Sans se l’avouer, il espérait qu’un jour, un éditeur repérerait son originalité, son style et publierait un de ses livres. Il avait envoyé un roman et un recueil de poésie mais aucun éditeur n’avait répondu. Si, un seul pour lui dire que ce n’était pas le genre de la maison. Parfois, il faisait les salons du livre qui s’organisaient près de Paris. Un vrai sacerdoce.
Il habitait dans un grand studio mansardé. Ce n’était pas une simple chambre comme au siècle dernier. Le propriétaire avait eu l’idée géniale de récupérer les mansardes d’un groupe d’immeubles pour en faire deux ou trois appartements. Les toits étaient entièrement isolés du froid l’hiver et de la chaleur l’été.
Il fallait donc payer le loyer. Serge s’était émancipé de ses parents à l’âge de 17 ans. De sa Bretagne natale, il était parti à Paris bien décidé à percer. Ses parents ressentaient une certaine fierté pour ce fils unique qui, si jeune, décidait de sa vie. Pourtant une sourde inquiétude venait se cacher derrière les sourires confiants. Serge avait vécu une enfance pleine d’amour et d’attention. Ses parents, surtout son père, s’étaient attachés à faire de lui un homme porté par de hautes valeurs humaines. Il lui avait prouvé toute la vaillance et toute la générosité du compagnonnage en lui montrant toutes les astuces des professions manuelles. Sa mère lui avait donné en plus des leçons de musique la stabilité affective et la confiance en soi.
Serge était donc devenu un garçon avisé et disposait de plusieurs cordes à son arc. De temps en temps, il signait des articles dans un quotidien. Parfois même, il se débrouillait pour vendre des photos de star. Les photos payaient bien. Polyvalent, il excellait aussi en mécanique et en informatique. On l’appelait donc pour réparer des automobiles et des ordinateurs. Le week-end, il jouait du piano dans les bars.
Un soir, alors qu’il entamait « just one of those thing » de Cole Porter dans un angle retiré du bar, un black, une trompette à la main, vint se poster à côté de lui. Dès les premières notes, un silence inexpliqué s’installa dans la salle. Le temps s’était arrêté. Une envolée de notes emplit l’espace et retint les souffles. Au comptoir, comme en salle, le monde, en groupe ou en couple, s’était tu, suspendu à la portée, soumis à l’altérité, conquis au répertoire. On écoutait. Dehors, des gens s’étaient attroupés au seuil de la porte. C’était inimaginable. Dans ce lieu engourdi de calembours futiles et de fausses amitiés, la musique avait repris ses droits. Le factice avait cédé la place au spontané, le médiocre à la grâce, l’accessoire à l’essentiel. Ensemble, les deux musiciens reprirent le refrain. Un tonnerre d’applaudissements salua la fin du solo.
Ils décidèrent une pause.
- Salut, moi c’est Serge se présenta le pianiste.
- Hey my name is Jude
- Jude, Jude de l’Iroise à Brest ?
- Euh yes euh oui.
- Bordel mais c’est incroyable c’est moi Serge !
- Serge ?! Serge oh my friend !
Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
A l’époque, le professeur de musique du lycée avait constitué un ensemble instrumental de jazz. Cet enseignement était ouvert à tous. Serge et Jude s’y s’étaient inscrits dès la 6e. Rapidement, ils s’étaient entendus dans la manière de jouer. Le soir après les cours, la plupart du temps chez Serge, ils se retrouvaient pour rejouer les morceaux. Serge au piano, Jude à la trompette. Au fond du jardin, Serge et son père avaient construit un studio entièrement consacré à la musique. La pièce était insonorisée et tournée essentiellement sur l’acoustique.
Un jour, il était venu chez lui. Serge avait deviné tout de suite que quelque chose n’allait pas. Assis sur le canapé, les larmes au bord des yeux, Jude lui apprit qu’il partait aux Etats-Unis.
- Aux Etats-Unis s’exclama Serge mais c’est génial, où ça !
Il avait pensé à la Californie avec les grandes plages de sable de Santa Monica.
- oui eh bien parle pour toi ! on va à Harlem pour le boulot de mon père.
- Ah ouais Harlem dit Serge subitement calmé. Ah ouais pas de bol.
Dans leur imaginaire fertile, Harlem représentait une jungle où règlements de comptes et mafias s’entremêlaient, où les bandits les plus sanguinaires de la planète évoluaient ; un endroit totalement dépourvu de droit et de justice.
- Promotion comme il dit. Mon père aura un logement de fonction. On habitera tout à côté du lycée Harlem Renaissance.
- Et tu pars quand ?
- Dès la fin de l’année scolaire, début juillet.
Serge ne releva pas mais quelque chose s’accrochait désespérément à lui comme une lèpre sournoise. Un mal inconnu jusqu’alors, un sentiment occulte. L’abandon. Il sentait confusément que, dorénavant, il serait à la merci de sa propre solitude.
Ils s’aperçurent rapidement que leur complicité n’avait pas pris une ride. Le temps, lui qui aime à flétrir les plus belles choses, montrant un zèle efficace à la dégradation, n’avait en rien altéré leur amitié.
A partir de ce moment là, sans doute pour rattraper le temps perdu, ils ne se quittèrent plus. Des nuits entières, à parler musique, à s’enthousiasmer sur des textes et des poésies. Quand ils ne jouaient pas, ils passaient une partie de leur soirée dans les caves parisiennes saluer les musiciens. De temps en temps, on les invitait sur scène pour faire un bœuf.
Ce matin, Serge devait couvrir le discours du chef du parti de l’extrême droite à la demande exprès du patron du journal. Il s’était donc levé à l’heure où la plupart des gens prennent leur petit déjeuner.
« L’homme nouveau », le parti de l’extrême droite, récoltait de plus en plus de crédit aux yeux d’une population de plus en plus inquiète. Comme on déplorait un nombre d’attentats de plus en plus grandissant, une corruption avérée mais loin d’être généralisée, leur chef de file en profitait pour fustiger le gouvernement et l’opposition ; "cette fraction laxiste et félonne" martelait-il.
Serge n’était pas franchement excité à l’idée de se rendre au meeting d’un parti à l’antipode de ses idées politiques. Heureusement Jude s’était proposé de l’accompagner. Ils s’étaient donc donnés rendez-vous à la station Porte de Vincennes.
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