Entends-tu,

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I

Entends-tu, ce cœur qui bat six cents coups par minute ?

Ce sont les âmes rayées, les traînes de comètes rougies. Suivons-les, et où qu’elles nous mènent, frappons et gardons la cadence comme nous l’avons toujours fait.

II

Ce quartier du niveau médian, à la fine-fondue de bordure des plateformes ouest, n’est presque pas déplaisant pour un endroit qui s’est bâtit par-dessus les anciens docks. Ses ruelles tortueuses fleurent bon le tétanos et la coriandre. Sa populace y cause plus de deux cents langues et chacune se tire pour des boulots que les robots ne font pas assez bien.

Déjà, le petit cinéma s’enclenche, même si l’aube n’a pas encore mordu les tours. La masse active croise le quatrième âge qui se ruent en gyropode vers le supermarché 24/7/365 pour avoir un peu de conversation avec des hôtesses de caisses. Des vraies, pas ces visages en silicone tout-sourire. Dans cet embrouillamini de furieuses roulettes, Mémé Mo lutte à contrecourant.

Notre cliente du jour a subi, comme on dirait, des avaries de transports. Ce qui a contrarié beaucoup de gens. Une cargaison subissant les aléas de la météo passe. Deux et le sort s’acharne, mais trois… Une histoire de glaçons plus tard, et un appel d’offre de réhabilitation urbaine en préparation, il nous faut solder les comptes.

Aussi, restons concentrés. Des dérapages suivent et la file de centenaires s’ordonne mal entre les deux battants automatiques. La raison : une serviette sur laquelle une frankée en cloque et loques levant un moignon, auxiliaire en évidence d’aumône. Ça bipe cinq unités MareNos par passage, puis la bousculade se poursuit à l’intérieur.

Jusque-là, rien de neuf sous le soleil endimanchée de notre belle cité. Mémé Mo bataille à son rythme de pachyderme motorisé dans la marée. Nous attendons, aux aguets et le café froid. Nous n’avons pas dormi de la nuit – nous ne dormons jamais les nuits de tempête. Bien que les prévisions jure l’inverse, nous avons promis du feu. Question de fiabilité de matériel.

Voici : treize ans râblés de guingois sur son skate, visage nu, cape imperméable longue, l’arme bandoulière en dessous. Tu as plutôt bien bossé. Notre gâchette s’est équipée sérieusement: combinaison de peintre, gants, scotch au poignets et aux chevilles, casque à visière opaque. Propre, pour du sale.

Le skate stoppe de biais par rapport à la ligne d’attente. Cible repérée. Manipulation maladroite de la guitare. Mémé Mo n’est pas encore entrée, pas plus qu’elle n’a le temps d’être inquiète. Et musique, maestro !

Un pan de toile volète. La séquence aurait pu être artistique si le gosse s’était pas empêtré dedans. Puis le canon jaillit et gicle. La vieille et des vieux claquent des dents et du reste, des pneus crissent et des rideaux de métal tombent alentours. Mais la rafale s’étouffe à moitié de magasin. L’arme éclate en petits morceaux et le bras, déjà haut à cause du recul, qui la tient, avec. Le tireur bascule en arrière. Crade et cris.

Notons que les vitrines sont de qualité ; elles n’explosent pas. Les balles ont tracé une ligne ascendante avant de crever du luminaire. Nous ne nous attendons jamais à beaucoup de précision avec ce genre de main-d’œuvre. Tant pis pour les assurances et leurs clauses fallacieuses – tu sais, si ça ne vole pas en mille éclats… Ça attendra la fois d’après. Nous y veillerons. Nos amis ont de jolies vitrines à vendre. Incrustations holo dynamique et filtrage thermique polarisé avec toute la gamme de nanobots défensifs... Blindage ? Rupture de stock. Désolé, nous ferons mieux la prochaine fois.

Toujours est-il que le shooter a généré un sacré bordel, de si bon matin. Les uniformes débaroulent. Les gyropodes caltent aux gyroscopes ; et y’a du monde sur le carreau. Voilà bébé sous la huée des corbeaux drones qui hurle en tenant son bras contre son ventre. Fin du spectacle. Pas de témoin, bien sûr. La frankée a remballée et rampé. Et nous n’avons jamais été là.

III

La sciure épanchée, plus tard et la pluie qui bruine, Faucon passe ses doigts dans les trous des vitrines. Nous l’observons de biais. Nous le surveillons depuis un bout, lui et tous ses semblables ; ceux qui essayent de passer au travers des réponses toutes faites. Le cadavre de Mémé Mo, un énième règlement de compte maladroit par un tueur franchisé à usage unique. Et tant pis pour les dommages collatéraux. Non. Mobile trop limpide.

Faucon incarne le prototype du trentenaire journaleux idéaliste mais désabusé, un cinglé dans un imper. Il a des amis qui sont aussi les nôtres, des gens bavards qui savent où chercher d’antiques numéros de série. Aucun intérêt d’imprimer une arme pour que le Ficher s’excite, non ? (Ah, ta précision du calcul est presque effrayante, tu le sais ça ? Et mets ta main quand tu bailles, putain.)

Aussi, Faucon est venu pour vérifier si c’était vrai. Si les zombies reviennent après minuit. Si, peut-être, l’armada de combinaisons, les croûtards, puis la foule de badauds et les vents, n’auraient pas oublier un morceau de plastique, ou mieux encore, un étui collector dans un recoins. Un truc aussi antique que le reste, tenons le thème. Mais ici, personne n’oublie rien.

Le numéro de série gravé remonte à loin, lui a-t-on bavé. Il y a très longtemps, à une époque où les moteurs thermiques vrombissaient encore, dans un pays que l’on appelait Yougoslavie, était l’usine Zavasta à Kragujevac qui fabriquaient des fusils d’assaut avant de se reconvertir en automobiles. Du genre robuste : carcasse de tôle emboutie, crosse en bouleau légère et pas chère pour remplacer la bakélite orange. Moins de style que le modèle original certes, mais toujours aussi efficace. De quoi faire la guerre dans le monde entier. Un âge d’or et de fer rouge.

Toutefois, cet endroit n’est pas le début de la légende, mais simplement un point sur la carte. Le vrai début a encore droit à un musée dont le succès ne faiblit pas, à Izhevsk, le plus grand bled d’Oudmourtie, autrefois république.

Faucon s’est renseigné sur l’histoire, celle qui ne mérite pas de majuscule, mais il ne comprend pas comment un gamin a pu se lever aux aurores pour canarder une supérette sans aucune dette, et des petits vieux avec une mauvaise réplique d’une Zavasta M70 en polymère, elle-même digne copie de l’AKM-59, celle-là version low cost de la fameuse AK-47. Les chiffres font références à l’année du dernier siècle du précédant millénaire. Un vrai morceau de collection !

Bref. Faucon, grattant de l’ongle les bordures des impacts, décide de mettre les mains dans la merde – main que le gamin n’a plus. Ça vient de passer sur le canal de Mid-Inter ; ça non plus, les assurances assurent pas. Donc… qui a bien pu fournir un jouet foireux pareil et, surtout, pourquoi ?

Parce que lui, c’est un emmerdeur de première. Un justicier mal encapée. Alors, tenons-le à l’œil.

IV

Faucon mène sa petite enquête avec sa caméra gonzo incrusté dans l’œil droit. L’ultime objectivité dans la subjectivité, toutes ces conneries. Il monnaye quelques ragots sur les manœuvres du port. (Du périmé, mais cela nous contrarie quand même. Nous te laissons t’en occuper.) La conscience professionnelle des brigadiers n’a souvent qu’un œil, ainsi Faucon échange des nom et des adresse d’un paquet de témoins à la cataracte opaque. Et après avoir emmerdé tous ces braves gens, et s’être fait cordialement envoyer foutre une fois sur deux, se rend finalement chez la mère du shooter, pas plus avancé que la veille.

Notre jeune tireur n’a aucun passif. Pas plus que sa famille. Tout semblait, jusqu’à la vieille, bien sous tous rapport. Rien qui ne le prédestinait à jouer la cartouche. Lui et sa mère logent dans un appart’ Ascension, de ce qu’on refile à des parents méritants qui ont eu la bonne idée (ou l’abnégation. Pourquoi tu ris ?) de pondre un futur cotisant. Maman solo travaille dans le tertiaire à temps-plein, un peu plus haut. Aussi, ça ne manque de rien sans faire de folie.

La mère accepte de rencontrer Faucon pour lui pleurnicher les conneries habituelles, avec l’espoir que ce type s’intéresse vraiment à son bambin à l’inverse de ces enquêteurs et autres experts psycho venus déblayer le cas avec une rigueur tout administrative : intelligence normale, mauvais ancrage à la réalité, carence affective. De la culpabilisation gratuite qui fait les choux gras des médias. Comme si, à un moment donné, une mise à jour avait méchamment zouké le code d’une éducation sans faille.

Séquestré dans la cuisine, Faucon accepte trop de cafés et épanche les larmes à défaut de sa vessie. Impossible de se dépêtrer de là avant que l’éplorée ne se tarisse d’elle-même.

En version courte ça donne : le gamin aime bricoler son skate. Sa mère espère le caser dans une formation de mécano. Après tout, c’est ça qui l’occupe la majorité de son temps : s’immerger en VR, regarder des tricks qu’il essaye de reproduire. Des tentatives qui ont déjà couté deux poignets et une cheville. Le gamin est assidu à l’école avec des résultats tout à fait moyens, il se gère depuis des années malgré les heures qu’enchaîne sa mère.

« C’est peut-être bien ça, le problème » pense Faucon. Mais il le ravale. Quelle idée, pardi, de commander un bébé à un labo comme un bengal nain pour s’en occuper seulement le dimanche après-midi ? Rhétorique trop facile qui nie l’influence environnementale d’un quartier ruiné. Appât du gain, sentiment de toute-puissance ou d’appartenance font souvent d’étranges mélanges. Le plus significatif ne tarde pas :

« Et par la Sainte Mère Non-Née, pourquoi a-t-il fait ça ? Il a dû se laisser embrigader, c’est sûr ! À cause de ces foutues jeux immersifs ! Il ne parlait plus que de ça depuis six mois. De ça et de se câbler en direct. »

Faucon joue la carte de la validation et s’échappe. Interroger les amis confirment. A-t-il été approché par un rabatteur ? Il n’en tire que des haussements d’épaules blasés. « Ouais, c’est dingue mais ça arrive. Des fois, c’est comme ça. » Voilà. Ça fera 50 MareNos et bonne soirée.

L’enquête préliminaire, l’officielle, taquine aussi cette hypothèse. Néanmoins, les historiques ne démontrent pas cette fascination morbide pour les exécutions publiques à des divinités sanglantes ou pour des barbecues à la mexicaine. Le gosse a trop joué en immersif voilà tout ; la réalité s’est floutée. Classique engrenage de désinhibition à la violence. Le commanditaire et la cheville logistique n’avaient qu’à sélectionner et téléguider leur marionnette. Mémé Mo, elle n’est qu’une ligne de plus sur une longue liste.

Quatre petits vieux à la crémation, le double de blessés, dont une amputation du tibia, et un gamin avec une main moins, ça n’excite personne. Les gens sont trop occupés à finir la journée sans étrangler le collègue, le boss ou le client ; trop fatigués pour se faire livrer le repas à gober sur le canapé ; trop peu motivés à baiser. Un enfant soldat ? Trop de problèmes pour ça devienne le leur.

Oui, tu as vraiment bien travaillé.

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