ce coeur
V
Après avoir pissé un coup sur la tête d’un croûtard, Faucon se sent comme imprégné des odeurs de rouille et de soufre que la pluie colle au quartier. La vie consumériste a déjà repris ses droits. Toujours la même file d’attente, toujours les mêmes clodos à la manche. Il guette les taches à ses semelles, cette crasse qu’on prend pour acquise au point d’oublier la vraie couleur des bâtiments. Il voit à travers la trame de la pauvreté qui ne dit pas son nom. Moyen, affirment les statistiques du Ministère. Tout est moyen ici ; classe sociale, revenu, niveau d’études, indice de reproductivité… Faucon n’est pas dupe. Le système de perfusions dégouline sur les façades qu’on repeint tous les dix ans de couleurs brillantes. Du téléphérique, il survole les projets de réhabilitation du gymnase et de la piscine, l’aménagement des voies accélératives pour gyropodes, le parc d’hydroponie label Fresh Planet. Une publicité pour une école, des têtes blondes de toutes les couleurs, avec pléthores de projets pédagogiques en lettres capitales, lui saute à la figure.
Du marché public comme nous aimons.
Faucon est plutôt à jour sur les embrouilles, les vaines tentatives et les arrangements préférentiels des politiques locaux pour éviter que la délinquance remonte comme d’un chiotte bouché. À travers la vitre et les jolis échafaudages, Faucon ne voit que les accords officieux sur les carottes trimestrielles pour flouter le contribuable.
Il est convaincu que, sous les couches vernis des immeubles écrasés par les plateformes supérieures, grouille une infâme créature qui se nourrit de la moelle de ses habitants. Ce parasite recycle et consigne tout ce qui est possible de revendre en matière première, dont les saloperies organiques (un service indispensable), assure la salubrité de l’eau dessalée, la distribution d’électricité, l’accès aux réseaux (oui, même ceux que les ministères n’approuvent pas) et, soyons honnêtes, un peu plus de sécurité contre un peu moins de mixité sociale par le biais de la gestion pilotée de l’attribution de logements sociaux. Personne n’a envie de subir le débarquement des familles de la Mèche et des anciens docks. Impartialité des algorithmes ? Mais de rien.
Faucon n’a pas tort. Déjà, fleurissent les promotions pour les grillages électrifiés pour balcons. Et ça ne concerne pas l’invasion de pigeons, mais l’incursion de monte-en-l’air de plus en plus acrobatiques.
VI
Faucon est plutôt bien inspiré. Le choix du modèle de l’arme pour la fusillade est lui-même porteur d’un message, d’une signature. Oui, nous aimons les classiques. Crois-tu qu’il va détricoter notre affaire avec Mémé Mo ? Ah !, peut-être… Toutes les guerres font des morts. Mais, pour celle-ci, nous sommes l’arbitre.
Le voilà qu’il descend d’un niveau, là où le bleu du ciel n’a plus d’empire. Car Faucon sait, parmi les ruelles qui s’étranglent en couloirs, les rampes qui clignotent d’agonie et les passerelles bouffées de sel et flaquées de pisse, qu’on peut trouver des réponses. Ou pour le moins, de quoi abreuver la machine à questions.
Il fait la tournée des bars, en quête d’un armurier archiviste pour compléter la petite histoire avec la grande. Il prend sa leçon dans un boui-boui où l’on vend des cartouches sous le comptoir et de la bière tiédasse qu’on ne lui fait même pas cadeau malgré le tarif prohibitif.
Le barman plaisante : « Avec ou sans glaçons ? »
Faucon rigole du mieux qu’il peut. (T’as la tremblote, petit. Ça va ?)
Le cours particulier est assuré par un fanatique d’armes anciennes. Pour lui, Kalachnikov est un mythe, un in-dé-mo-da-ble.
Faucon fait trier les papiers. À une époque où l’on ne trempe plus beaucoup dans l’encre, l’expression te fait peut-être sourire mais nos registres – oui, tout à fait, qu’est-ce que tu imaginais ? – ne mentent pas.
VII
Nous te sentons trépigner sur ton tabouret, alors dépoussiérons nos archives pendant que Faucon prend des notes dans son calepin de papier. Laissons-le se persuader d’être impiratable.
Notre cher fusil-mitrailleur, l’original en métal qui a servi à faire la modélisation pour la tuerie d’hier matin, aurait pu quitter l’ex-Yougoslavie, aujourd’hui Serbie, bien au chaud dans un camion tout ce qu’on faisait de plus officiel : du kaki à képi. Ou bien aurait-il pris la mer. Au crépuscule du second millénaire, c’est plusieurs dizaines de tonnes d’armes, soit des centaines de containers, qui débarquèrent à Kosper, en Slovénie pour le compte des Croates en échange de plusieurs millions imprimés sur papier (ça date, hein ? tout était tellement plus simple). Remercions quelques armateurs grecs et chypriotes et des sociétés enregistrées au Panama pour le compte d’un scorpion Russe.
Enfin, ce trajet en vaut un autre. Lui et ses copies auraient tranquillement fait leur affaire avant d’être peut-être ramassés par des Albanais en manque de fer, et pour d’autres, par l’OTAN, cette antiquité de paix mondiale (notre meilleur marché) qui n’aurait rien trouvé de mieux que de le bourlinguer un peu avant de tout ranger à la base Gricignano di Aversa, en Italie. Jusqu’à l’occasion d’un inventaire-déstockage où ils seraient tombés du camion. À moins que ce ne soit les Albanais qui aient fait ménage de printemps dans leur armurerie, pour une vieille guerre dont ils auraient oublié la raison, avant de le refourguer à leurs cousins frontaliers… Va savoir. Toujours est-il que ce sont des choses qui arrivent en Campanie, ou ailleurs.
Si nous cherchons bien, il doit nous en rester quelques-unes dans un fournil à pizza, sur une pente du Vésuve, dans une cave à Marseille, ou dans un container oublié à Anvers. Si l’iode ne les ont pas rendus à l’Histoire.
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