Départ
Le vent vient du nord et dans quelques jours, tout sera figé. Je lève le nez vers le sud et je contemple les trois reines, alignées au mitan des quatre tours. Plus haut, la grande voie laiteuse est toujours insondable.
- Tu aimes les étoiles ? Me demande Belice.
- Elles m’ont toujours fascinée. Mon père m’a expliqué ce qu’il savait à leur sujet : quelques constellations remarquables pour bien me repérer et la course des planètes aussi.
- Tu devras oublier ce que tu sais, ajoute Gweb.
- Nous serons chez moi après ce coin, dis-je pour éluder le sujet.
Un tour de clé, ma porte s’ouvre, mes invités pénètrent dans le vestibule et j’allume une lampe.
- Venez dans le salon, je vous prie. Ajoutez une bûche dans le poêle, réchauffez-vous et mettez-vous à l’aise. Je monte préparer mes affaires.
Bon sang ! J’avais oublié dans quel état j’ai laissé cette maison. Le salon est encombré de journaux et de papiers volants, pas un coin libre sur la table, l’encrier et les plumes séchés, en tas vulgaires les livres précieux. À la hâte, je débarrasse un fauteuil, ajoutant encore du vrac au chaos.
Les odeurs de mon dernier repas se sont propagées. J’ai laissé en plan dans la cuisine assiettes, couverts, plats et ustensiles. En urgence, je cherche quelque chose à leur offrir. Plus rien à manger et ma bouilloire traîne dans la bassine de vaisselle depuis… quelque temps. J’ai honte.
J’allume une autre lampe, je fonce à l’étage et je pénètre dans l’insondable désordre qui me sert de chambre. Mon armoire est totalement vide, et pour cause ! Ma garde-robe se résume à trois monticules de linge sale vaguement trié ici, et là une montagne de repassage. C’est la panique, je n’ai rien à me mettre. Au fait, où est ma valise ?
J’ai passé un temps fou à trouver quelques robes, des sous-vêtements, un peignoir, une nuisette et un pyjama au cas où j’aurais froid, des tricots de laine, des chaussures de rechange, un manteau d’hiver, un chapeau pour la pluie. J’ai réussi à me constituer une trousse de toilette avec du savon, une brosse et un peigne, un nécessaire pour les dents, un autre pour les ongles, une éponge, deux gants et deux serviettes. Pas question de partir sans trousse de maquillage avec au moins une poudre de fond, des rouges à lèvre, pour les yeux du khôl et un far, et mes deux parfums préférés. Je referme à grand peine la valise et je dévale vers mes hôtes, en grand fracas.
- Je suis prête, dis-je, déboulant au salon. J’ai perdu haleine tant cette valise est lourde.
- Sais-tu que l’intérieur d’une maison est le reflet de l’âme qui l’habite ?
- Que voulez-vous dire, Gweb ?
- Ta vie est en désordre, tes souvenirs sont éparpillés et tu dois avoir beaucoup de peine à rassembler tes idées. Si tu entretenais ton petit univers, ton esprit deviendrait clair comme une source.
Je parcours la pièce du regard. Le salon est méconnaissable. Sur la table, il reste seulement deux piles de papiers et une pile de journaux. L’encrier est rempli et bouché, et les plumes sont nettoyées. Les fauteuils sont libres et des bougies sont allumées çà et là. Tous les livres sont dans la bibliothèque et Gweb, de dos, aligne les derniers.
- J’ai mis ici les livres d’histoire et tes cartes. Çà, la magie et les sciences, et là, les romans. Ils sont rangés par auteurs, dans l’ordre alphabétique. Sur la table tu trouveras une pile de tes notes et schémas, et une pile de dessins. J’ai assemblé toutes ces feuilles par thème, mais tu devras vérifier ; j’ai peut-être fait une erreur. Quant aux journaux, tu dois t’en débarrasser.
- Où est Belice ?
- Dans la cuisine, je crois.
Je trouve Belice s’essuyant les mains, déposant ensuite le torchon replié sur le dossier d’une chaise. Toute la vaisselle est rangée et la bouilloire s’apprête à siffler. Elle me sourit.
- Je fais du thé, en veux-tu ?
- Belice…
Elle s’est emparée de la cuisine. Elle a tout rangé et nettoyé dans cette pièce qui n’est pas la sienne et pourtant, tout ce qu’elle attend en retour c’est que j’accepte une tasse de thé. Je suis subjuguée par la bonté de cette femme.
- Tu n’es pas prête pour partir, m’annonce-t-elle. Cependant, notre devoir est te t’aider à le faire. Maintenant que l’ordre règne, tu pourras te détacher de ce lieu.
- Belice, pourquoi faites-vous cela ?
- Allons prendre le thé et discutons.
Au salon, Gweb occupe un fauteuil, les jambes allongées et les poings repliés sur sa poitrine. Belice nous sert ; elle a déniché des biscuits qu’elle nous présente dans une assiette. Sans ouvrir les yeux, Gweb déclare :
- Ne vous endormez jamais les jambes ou les doigts croisés sinon, vous passerez un sale quart d’heure, croyez-moi !
- N’oublie pas ça, me chuchote Belice. Tu peux le croire.
- Gweb, Belice, vous êtes si affectueux. Personne ne m’a prêté autant d’attention que vous ; pas même mes parents je crois. Vous m’avez d’abord effrayée mais maintenant, je crois que je vous aime.
- Cette pimbêche va bientôt nous cirer les godasses, dit Gweb en se redressant.
- Allons Samara, montre-moi ce que tu as mis dans ta valise, dit Belice, lui fronçant les sourcils.
J’ouvre la valise sous pression, son contenu jaillit, retombe et se répand.
- Cette valise est vraiment trop petite ! Je crois que j’aurais dû en faire une deuxième.
- Trop petite ? S’étonne Belice. Mais où vas-tu avec cette quincaillerie ? La première étape de notre voyage se trouve à quelques pas d’ici. Allège-toi et choisi ce qui t’est vraiment indispensable.
- Alors je prends tout.
- Non, Samara, non ! Il te manques la légèreté, la fluidité et l’aisance pour ce qui t’attend. Renonce à ces fanfreluches si tu veux pouvoir nous accompagner.
- Mais je n’ai pris que le nécessaire.
- Alors je choisirais pour toi.
- Belice, si vous étiez à ma place…
- Prends tes sous-vêtements, un change et ta trousse de toilette.
- Jette-moi cette valise, dit Gweb coupant court. Et trouve un sac que tu porteras sur le dos.
J’ai remis la main sur le sac à bretelles de mon père. Il est bien trop grand pour ce qu’il reste de mes affaires. Toute fière, j’annonce aux deux oiseaux que je suis prête à partir.
- Assieds-toi et terminons ce thé avant qu’il se glace, dit Belice.
- Nous avons besoin d’un éclaireur, dit Gweb comme un écho aux propos qu’il tint lors de notre rencontre.
Mon regard se détourne vers les papiers empilés puis les livres classés. Je me rappelle ce que j’avais laissé en suspens : les mille questions qui se bousculaient. Je les retrouve en ordre, empilées comme ces papiers, classées comme ces livres. Belice regarde fixement ma poitrine et Gweb vient de souffler au-dessus de son épaule. Ils m’attendent, figés dans la lumière de la lampe.
- Un éclaireur, qu’est-ce que c’est ?
- L’éclaireur est un porteur de lumière et il marche en avant.
- Mais je ne suis pas cela. Je crois que vous vous trompez, Gweb.
- Tu es un éclaireur et tu nous l’as montré hier lorsque ton feu chancelait au pied des chênes. Tu t’es allongée près de la source verte puis tu t’es endormie.
- Et tu brillais Samara. Autour de toi, tout était clair car tu es une flamme.
- Personne n’aurait osé affronter la nuit, l’hiver et l’inconnu, pour finalement s’endormir comme tu le fis.
- Je n’y entends rien. Vous parlez comme les magiciens ou les sorciers. Vous ne me posséderez pas avec des boniments. De force s’il le faut, je vous empêcherais de me faire du mal.
- Ce que nous faisons s’apparente à la sorcellerie, mais nous nous tenons à l’écart des vieilles traditions. De ce point de vue, tes livres ne seront d’aucun secours.
- Nous sommes des voyants en quête de vérité. Nous utilisons les ressources de notre corps et ce qui nous sépare pour contempler le monde tel qu’il est : magnifique et effrayant.
- Ce qui nous sépare ? N’essayez pas de m’embrouiller avec des allusions Gweb.
- Ce qui se trouve entre toi et moi n’est pas une allusion Samara. C’est une force et sa pression nous tient en place. Tu comprends ?
- Entre vous et moi je ne vois que l’air, l’air qui fait du vent, l’air que nous respirons. Quant à ce qui nous tient en place c’est… c’est…
- Si tu nous voyais, tu verrais que nos corps vibrent. Tu verrais nos liens qui se tendent vers le dehors, les miens vers toi et les tiens vers moi.
- La force qui se trouve là, enceinte de nous, nous empêche de nous répandre. Nous ne sommes pas isolés, crois-moi.
La voix profonde de cet homme me tient en respect. Elle me chatouille la nuque et me saoule de plaisir. Secouant la tête, j’essaie de me libérer mais elle me captive. J’aimerais fermer les yeux et je baille.
- Lorsqu’on voit, que voit-on ? Dis-je en m’abîmant dans le fauteuil.
- Le monde dans sa beauté stupéfiante, la vérité dans toute son horreur. Nos yeux, voilés dès l’enfance, se tournent vers l’infini, là dehors. Le rideau gris se lève et le spectacle commence, empreint de mystère. Nos oreilles bouchées par la connerie claquent, et la musique de la vie nous passe par le ventre… Nous sautillons dans l’inconnu.
Je n’ai gardé qu’un œil ouvert. Sa voix lancinante résonne comme avant le sommeil. Ses phrases me transportent vers un souvenir d’enfance. Je crois que ce sont les siens ; je suis sûre de n’avoir jamais fait pipi debout sur mes chaussures. Je ne me sens pas très bien. J’ai l’impression qu’on me malaxe les tripes.
- Arrête, Gweb. Tu vois bien qu’elle décroche ! S’exclame Belice.
- Je ne comprends pas, dis-je en m’éteignant.
Je n’arrive plus à aligner. La pièce tourne et mes jambes ne me portent plus. Ma tête tombe et mes bras suivent. Je me sens… esseulée.
De l’eau froide coule sur mon visage. On me frotte les jambes et ça me donne chaud. Belice me couvre le front d’un torchon mouillé et dégouttant. Gweb s’acharne sur mes cuisses, une poignée de plantes dans les mains. Ma pudeur en prend un coup.
- Que faites-vous Gweb ? Cessez de me tripoter vieux goujat !
- Ton manque de discipline t’a égarée, répond Belice. Nous avons failli te perdre. Garde le silence et laisse-toi faire ; il n’y aura plus de réponses pour toi cette nuit.
Une vague nausée s’est dissipée. J’affirme que je vais bien pendant que Gweb me tient sous les bras. S’il en profite pour me peloter, je lui envoie une claque magistrale… demain si j’en ai la force. Allez, j’abandonne…
- Nous devons partir maintenant, dit Belice.
- Oui partons, j’irais bien dormir un peu, répond Gweb.
- Endosse ton sac Samara, conclue-t-elle.
Dans un relent d’hydromel, je verrouille la porte d'entrée d’un tour de clé. Les deux oiseaux me tiennent à leurs côtés. Nous arpentons les rues obscures. Tout en haut, le ciel a bien tourné ; les reines se sont couchées. Dans le froid, je suis engourdie et je somnole en marchant. Le temps passe, nous virons d’un coté, puis de l’autre ; d’autres détours encore et enfin, Gweb pousse une porte du pied.
Un peu de lumière, je titube, Belice me retient. Nous passons une nouvelle porte et je m’écroule dans un lit.
Rideau.
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