Arrivée
Je m’éveille dans une chambre arrosée par le Soleil, toujours trop bas en cette saison. Les rideaux de la fenêtre n’ont pas été tirés. La lumière traverse des volets ajourés, et des voilages clairs la filtrent à peine. Je suis allongée dans un très grand lit, couverte d’un drap, et par-dessus, un édredon de plume pèse une tonne. Je suis vêtue d’une chemise de nuit, signée des liserés de Belice. J’ai trop chaud, je me découvre et me redresse sur mon oreiller, immense et dense. J’ai la gueule de bois. Mes yeux roulent encore. Je pense que je ne devrais plus céder au plaisir de l’hydromel.
Face à moi, une armoire colossale s’impose avec ses deux grands battants qui ferment à clé. À droite de la porte, une commode à trois tiroirs est adossée au mur. Au-dessus, un broc, une vasque, un gant et une serviette m’invitent à me débarbouiller. Je ne peux résister à l’appel du savon et… de ma trousse de toilette ! Je pose les pieds sur un sol revêtu d’un dallage de terre rouge ; j’y cherche un motif mais les jointures sont agencées en courbes croisées, rompues, inégales, sans répétition ; cette mosaïque doit être l’œuvre d’un grand artisan. J’enlève ma chemise et j’entreprends un ravalement complet. Je savonne mes odeurs animales, me frotte les joues espérant un teint frais, et j’insiste sur mes dents, chargées des excès de la veille.
Belice fait irruption après avoir frappé à la porte sans attendre de réponse. Je suis nue et très gênée. Elle se dirige vers la fenêtre sans m’adresser un regard. Elle ouvre les volets, referme la fenêtre, se retourne et me sourit. Je prends une grande bouffée de lumière et d’air vif. Avec respect, elle ne regarde que mon visage. Je m’empare au plus vite de la serviette et m’en protège.
- Tes cheveux sont encore en bataille, engage-t-elle. Quand tu auras terminé, rejoins-moi dans la cuisine ; le petit déjeuner est prêt.
- Belice, je n’ai rien à mettre hormis les vêtements que je portais hier. Je crains qu’ils ne soient défraîchis.
- Cette chambre est la tienne, Samara. Fouille dans l’armoire et la commode, tu y trouveras ton bonheur, j’en suis sûre.
Elle pose un index sous le nez pour masquer un sourire évident et, laissant la porte ouverte, disparaît en tournant à gauche. Seule avec ma nudité, j’entreprends de visiter le contenu des meubles.
Dans l’armoire, je trouve en haut, du linge de maison : des draps, des couvertures et un oreiller. La penderie propose au choix des robes et des jupes. Elles ont été assemblées à la main, c’est certain. Les plus légères sont bordées de voiles fins ou de riches dentelles. Les autres sont brodées ou enrichies de fourrures. Leurs couleurs sont un assortiment d’ocres et de brun, de rouge et de bleu foncé, et de noir et blanc pur. Dans les mêmes tons, je trouve aussi des manteaux et des vestes sobrement ornés de galons brodés et de boutons de bois ou de métal. Au plancher de la penderie, je m’étonne de trouver des pantalons. Plus bas, dans un tiroir, se trouvent des accessoires : des ceintures, des bretelles, des foulards et des écharpes, des rubans, des épingles et une trousse de couture. Dans le dernier tiroir, je trouve bien alignés des chaussures plates, des escarpins, des souliers pour la marche, et une paire de mi-bottes à lacets. Je suis une enfant qui découvre un trésor.
J’ouvre le premier tiroir de la commode. Des lainages occupent toute la place : des gilets légers, des chandails pour les temps cléments, et deux tricots pour l’hiver. Dans le tiroir du mitant, je trouve quantité de chemisiers. Les uns sont sobres, les autres affriolants et transparents. Certains se lacent à la poitrine, d’autres ont des manches bouffantes ou le col ras. Viennent une pile de chemises épaisses à carreaux sombres et des pantalons assortis. Enfin, des tricots de corps serrés aux manches longues ou courtes convenant à tous les temps. Dans le tiroir de tierce, je découvre des chausses, des bas et des collants en quantité, des soutiens-gorge, des corsets et des gaines, des calicots…
Je choisis une délicieuse jupe longue en feutre, composée en diagonales de tons automnaux. J’aurais besoin de cette veste sombre, dans la même matière, avec des manches courtes et des boutonnières brodées. Ce chemisier chaud s’impose, avec ses larges manches serrées aux poignets. Je laisserais mes jambes nues, mais j’habillerais mes pieds de socquettes et de chaussures plates. Quant aux sous-vêtements, j’irais les chercher dans mon sac. Au fait, je ne trouve pas de miroir dans la chambre et pas d’articles de maquillage non plus. Tant pis, je me fais une queue de cheveux en serrant un ruban, et c’est toute crue que je quitte la pièce.
Une porte en face, et à droite, deux autres encore bordent le couloir. Au fond, j’en distingue à peine une dernière. Belice a tourné à gauche vers un rideau qui cache ce qui se trouve au-delà. Refermant la porte, enveloppée d’obscurité, je tâtonne le couloir, j’écarte le rideau et je trouve Belice baignant dans la lumière.
Passé l’éblouissement, je suis impressionnée par les dimensions de la pièce. Au milieu, le tronc d’un vieil arbre desséché et sans écorce s’élance vers le toit. Sans plafond, la charpente de la maison est apparente ; l’espace entre les chevrons est recouvert de chaux. Quatre poutres imposantes, partant du tronc, soutiennent l’édifice et portent chacune une lampe.
- Veux-tu du thé ? Demande Belice. Ou j’ai du café si tu préfères.
- Du café ? Qu’est-ce que c’est ?
- Ce sont des grains torréfiés qu’il faut moudre et tremper dans l’eau chaude. Ils viennent du pays… Mais, goûte plutôt.
Elle me sert un bol empli d’un liquide noir, chaud et très parfumé. Je m’installe sur une chaise rustique au bord d’une table assez grande pour porter un gros vase plein d’épis séchés, de boules et d’ombelles fleuries. Je me trouve dans une cuisine, cernée par des crédences, des rangements, des garde-manger. Derrière moi, un énorme fourneau dispense sa chaleur. Posée sur le foyer, une marmite dégage un peu de vapeur. Il s’échappe du four une appétissante odeur de pain et de rôti. Des poêles, des casseroles, des couteaux et tout un lot d’ustensiles sont suspendus de ce côté, et de l’autre, des jambons, des saucisses, des herbes. Sur une table de service je découvre des fromages sous cloche, des conserves, des boîtes à épices…
Belice me propose du miel, un pot de lait, des tranches de pain et du beurre. Je goûte le café pour la première fois. Son parfum empli ma bouche et persiste, très amer ; j’y ajoute du miel et un peu de lait. Je tartine une tranche épaisse que je dévore en silence ; elle me regarde, un sourire en coin. Je bois tout d’un trait sa chaleur, elle se diffuse, mon cœur accélère et je m’éveille un peu plus.
L’autre moitié de la salle est un salon pour géants. Une bibliothèque occupe un angle. Elle est richement instruite de livres anciens dont les rangées incomplètes sont maintenues par de magnifiques pierres cristallines. Des parchemins sont posés en piles, d’autres sont enroulés. De l’autre côté, une ludothèque propose des instruments et des jeux : un luth, un tambourin, deux flûtes, l’une petite et l’autre grave ; des jeux de cartes, des dominos, un petit damier portant des figurines guerrières, des baguettes pointues que je n’ai jamais vues ailleurs ; du papier, de l’encre, des plumes, des pinceaux… Les murs à colombages blanchis à la chaux portent quelques toiles abstraites aux couleurs vives. Je plonge un instant dans l’une d’elles : c’est une vitre fêlée dont les bords sombres tranchent avec le centre brillant. En arrière, je devine une flamme qui vit.
Face à moi trône un canapé spacieux visiblement confortable ; il invite à la détente. De part et d’autre gisent deux fauteuils dépareillés l’air tout aussi reposant. Face à eux, une table basse posée sur un tapis rouge sombre, et derrière, une large baie vitrée s’ouvre givrée sur un paysage vallonné, couvert de champs labourés, enclos de haies généreuses et de murets de pierre. Après l’horizon d’une forêt dormante, noire et dense, une chaîne de montagnes blanches se détache sur un ciel plongeant dans l’azur.
- Regardez Belice, nous ne sommes plus en ville ! Dis-je, le nez collé à la vitre. Quand sommes-nous arrivés ici ?
- Cette nuit. Tu ne te souviens pas ?
- Mais c’est impossible, il y a des montagnes dehors, des montagnes !
- Oui, je vois. Elles sont là depuis longtemps tu sais, et…
- Ne plaisantez pas. Les plus hauts sommets que j’ai connus, ce sont des tertres. Dites-moi comment nous sommes venus.
- Comme tu somnolais, nous t’avons maintenue fermement et nous sommes arrivés… Tu devrais t’asseoir, tu es pâle.
- Belice, vous n’expliquez rien.
- Je te l’ai dit : tu somnolais et nous en avons profité. Nous avons pris un raccourci et nous sommes ici à destination. Tu étais fluide et légère comme une plume, et tu m’as bien aidée.
- Aidée ?
Elle me détaille de pied en cape, marquant une pause. Puis elle esquive.
- Comme tu es ravissante ! Tu choisis tes vêtements avec beaucoup de goût. Tourne-toi pour voir. Ta coiffure est réussie.
- J’ai dû recommencer plusieurs fois et j’ai bien failli renoncer car je n’ai pas trouvé de miroir.
- Nous n’en avons pas dans cette maison. Notre premier devoir et de nous transformer et nous perfectionner. Si tous les matins nous soutenions notre propre image nous serions freinés ou, pire encore, arrêtés.
- Je crois que je n’ai pas encore dessaoulé. J’essaye de faire bonne figure mais je n’y entends rien.
- Si tu te tenais devant un miroir en lui demandant si tu es la plus belle que répondrait-il ?
- Je vois.
- Tu vois ? Est-ce que tu vois que je suis ton miroir en ce moment ?
Je n’ai pas le courage de tenir une conversation philosophique pour l’instant. Elle soutient un regard incliné, attendant ma réaction. Je trouve à la hâte une échappatoire.
- À qui sont toutes ces affaires dans ma chambre, Belice ?
- Ta chambre ? Ha oui, c’est bien ta chambre maintenant. Tout ce qui s’y trouve t’appartient. C’est à toi pendant le temps de ton séjour. Autrefois, une femme qui te ressemble la possédait, elle en a hérité comme toi. Et puis elle est partie.
Je comprends maintenant l’affection qu’elle me témoigne. Son regard, devenu humide, se perd au loin. Elle tend son cou qui s’allonge, sa tête passe la vitre, ses cheveux se mêlent à la bise et elle s’élance pour atteindre les montagnes.
- Où est Gweb ? Dis-je, pour la retenir.
- Ce vieux fou est encore parti chasser. Mais ne l’attendons pas ; nous risquerions de briser sa solitude. Vas te rafraîchir dans la petite pièce là-bas, et ensuite, nous étudierons un peu, veux-tu ?
- Très volontiers, Belice.
Dans la petite pièce, je me sers de l’isolement pour tenter de me souvenir. Comment suis-je arrivée ici ? Une douleur de fatigue à raidie mes mollets et je me masse un peu. Ça y est, des images reviennent : tout proches du mien, les visages en sueur de Belice et Gweb, empreints de gravité et de maîtrise sont hors d’haleine. Ils me ceignent et me serrent. À l’arrière plan, le monde tourne, et tourne…
Je dois revenir vite et quitter cette vision sinon je vais rendre mon déjeuner. J’ai besoin d’eau sur mon visage, dans mon cou, sur ma poitrine, mon ventre, partout. Je lave mes yeux et je sors.
Je m’attends à voir Belice piocher quelques livres en bon professeur. Or, elle m’invite à la suivre dans le couloir, à passer au-delà du rideau. Je poursuis les froissements de sa robe jusqu’à la porte du fond. Mes yeux grands ouverts espèrent un peu de lumière. Dans le néant, je passe le seuil et j’avance un pas. Je n’entends plus la robe et je m’essouffle.
- Belice, je suis perdue.
- Ouvre les yeux, répond-elle, quelque part à ma gauche.
- Ouverts ou fermés, ça ne change rien. Ne pouvez-vous pas allumer une lampe ?
- Il n’y en a pas dans cet endroit. Avance encore un peu, tourne-toi vers moi, recule d’un pas et assied-toi.
- Me prenez-vous pour une chauve-souris ? Dis-je, enfin assise.
- Ta première tâche consiste à me retrouver.
Nos voix sont mates. Je suis incapable de sentir les limites de la pièce. En fait, il n’y en a pas. Il n’y a rien. Je suis prise d’un vertige et je m’accroche aux accoudoirs. Mon souffle s’écourte, je perds haleine, je panique.
- Où sommes-nous ? Qu’y a t-il tout autour ?
- Calme-toi et écoute-moi. Nous sommes du côté sombre de la maison. Ici, il n’y a rien, à part toi et moi, et les fauteuils où nous sommes assises. Maintenant, ouvre bien les yeux et trouve-moi.
- Mais tout est noir, dis-je, à bout de souffle.
- Non, pas quand tu es là. Agite les mains devant toi et tu verras.
Agiter les mains ? Enfin tout de même, là dans le noir, malgré son ton ferme et direct, sa demande est insolite ! J’essaye de me calmer, de contrôler mon souffle, de me rassurer. Finalement, les nerfs piqués par la curiosité, je lève les mains. Je les approche puis les éloigne, les fait tourner, les ouvre puis les ferme. Le temps s’allonge et s’éternise dans le silence. Et puis quelques traînées grises apparaissent et s’éteignent, incertaines. Je me souviens : quand j’étais enfant, je faisais la même chose parfois, avant de m’endormir.
- Belice, je les imagine comme dans un rêve.
- Est-ce qu’elles t’obéissent ?
- Oui, mais…
- Alors ce sont tes mains. Maintenant, regarde-moi.
Je suis fascinée par mes propres mains. Je vois mes ongles et même les lignes de mes paumes. J’imagine que, tellement habituée à elles, il est aisé de me les représenter.
- Belice, que faisons-nous au juste ?
- Toi, tu cherches ta propre lumière. Moi, je suis l’objet que tu éclaires. Maintenant, trouve-moi.
- Je crains fort d’en être incapable.
- Ferme-la, petite sotte ! Tu es à un cheveu d’un accomplissement et tu gâches tout avec tes mots et tes doutes. Alors tais-toi et baisse les mains.
Je suis choquée. Elle m’a décoché une flèche en plein cœur. Ma colère n’a même pas germé ; je suis seulement vexée. Je baisse les mains.
Elle est assise là, fantomatique. Elle affiche un semi-sourire bienveillant. Elle pose une main en visière et me fait de grands signes. Son geste est trop inattendu pour être le fruit de mon imagination. Éberluée, je lui envoie un signe timide.
- Excellent travail, Samara. Allons préparer le déjeuner.
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