Le passage
Comme le merle, Belice fut éveillée la première. Un étourneau, un hérisson et un soleil paressèrent longtemps puis ce fut Gweb et moi. Chacun débarbouilla ses yeux, son nez, ses dents, ses oreilles, toutes ses aisselles. Chacun picora un peu, tout en buvant. Chacun se réchauffa des flammes, d’un sourire, d’une attention, d’une connivence. Chacun se tînt au plus profond des silences.
- Nous avons convergé, murmure à peine Belice.
- Chère amie, j’en suis bouleversé, susurre Gweb.
- J’ai l’intention de vous faire traverser.
Tout est silence, aucun chant ne traîne.
- Je me demande pourquoi j’aurais confiance, confie Gweb.
- Explique-nous Samara. Tu sembles très déterminée.
- Mes amis, si tout est bien en place, nous avons rendez-vous.
Je borde en urgence le feu de ses propres cendres et il s’endort, casserole et tasses cachées. Chacun referme son sac sur le nécessaire : blague, pierre, fer, lichen. Ainsi bien préparés, trois debout, la gueule de roche nous régurgite.
C’est étrange. Je n’avais jamais pensé que le chemin de retour puisse être couru à l’envers. Il descend lentement en tournant vers la gauche. Tout en bas, chemin balisé de grosses pierres nues, le pont de bois est là, plus solide que jamais. De l’autre côté, sur une basse branche, oscille un bec noir. Un œil cligne.
- Grand-Route !
- Grôa !
- Ainsi, les présentations sont faites, ironise Belice.
- J’ai presqu’envie de me promener, lui sourit Gweb.
- Voyons, nous sommes clairement invités à faire une excursion. Je connais ce vénérable oiseau pour être enclin à désigner de rebec un chemin de fortune. Suivons-le.
Je m’engage en avant sur le pont, pleine fougue, jusqu’au mitant des flots encore rancuniers des colères d’hier. La voix de l’eau est forte. Elle s’est aggravée. Je me tourne vers mes compagnons qui s’éternisent, qui à regret ne peuvent me suivre. Hors d’haleine ils se soutiennent, lui serré à ses hanches et elle accrochée à ses épaules contre un vent démonté auquel je ne m’attendais pas. Sa longue chevelure blanche explose quand le visage de Belice me montre sa détresse. Les yeux de Gweb ont changé de couleur. Mes amis n’iront pas franchir l’orée de cette manière, c’est certain. Quelque chose ne convient pas.
- Grand-Route.
- Croâ ?
- Ne t’éloigne pas trop.
Nous avons adopté notre position de défense à trois de face. Gweb est en sueur et Belice en stupeur. J’attends qu’ils retrouvent le souffle de l’air qui nous entoure. Certes, il gronde encore un peu mais il est vif d’une fine brume irisée. J’attire l’attention du couple sur la draperie qui ondule entre nous. Les deux oiseaux… non, les deux chrysalides se calment dans la nuée qui va et qui revient, encore, puis recommence autant qu’il faut. Enfin métamorphosés, le sourire apaisé, ils me toisent du menton.
- Vous êtes complètement cinglés.
- Elle t’a insulté, lui fait constater Belice.
- Continue, Samara, lui tordant sa bouche.
- Vous avez vu cet oiseau, vous comprenez ce qui nous sépare de lui ?
- Pas très bien, Samara, répond innocemment Belice.
- Savez-vous ce qu’est le vent qui vous retient ?
- Je crois que c’est ce qui s’échappe de Gweb.
- Venant de toi, tout est compliment ma chère.
Cette bonne humeur me rend optimiste. Je relève mes compagnons par le coude tout en les invitant à se tourner vers le corbeau. Aucune tension ne flotte, rien ne les force. Les deux papillons font quelques pas, se détachent et volètent un peu de temps, puis longtemps, puis longuement. Belice n’est même plus à sa place. Elle a pris les devants de Gweb, lui à sa droite. C’est passé, le pont est dépassé.
- Vous avez dû confondre l’inconnu et l’inconnaissable.
- Tu saisie la nuance, Belice ?
- Peut-être, Gweb, peut-être.
- Vous m’avez donné l’impression de vouloir faire une sortie ou un saut périlleux là-dehors. Vous n’avez, en procédant ainsi, trouvé qu’un vent furieux. C’est purement délétère. Selon moi, aller dans l’inconnu s’apparente à une visite. Il faut y aller en entier, bien éveillé et prêt à tout. Simplement.
- Samara, nous avons fait une erreur magistrale.
- Nous en étions presque à une erreur de trop.
- Grand-Route ?
- Grâââ !
Je suis retournée dans mon creux sous la voûte. Sur le banc d’un tronc, nous avons passé le temps à nous détendre, à rire d’une petite blague et à refaire une chanson pendant que le corbeau fouillait dans ses papiers.
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