07 - 3 - La descente, le salon de thé

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Le Capitaine suivit la Commandante jusqu’à un deuxième escalier situé un peu plus loin. Vu la hauteur du bateau, il se dit qu’il ne devait pas y avoir plus de deux paliers. À moins que, par un improbable miracle, la coque ne s’enfonce profondément sous l’eau.


– Un bateau sous l’eau ? Pourquoi pas non plus un qui volerait ? ricana-t-il tout haut pour lui-même.

– Vous dites ?

– Non, rien, je parlais tout seul. Savez-vous d’ailleurs que, d’après des études très sérieuses, c’est signe de grande intelligence.

– Savez-vous que, d’après des études plus communes, c’est un des signes principaux de la folie.

– Les études communes ne sont pas très sérieuses !

– Donnons raison à ceux qui ont cherché : vous êtes intelligemment fou. Cela vous convient-il ?

– J’aurais préféré qu’on tranche pour follement intelligent.

– La différence étant subtile mais notable, j’ai hésité, pas longtemps, l’important était de terminer par fou. Mais peut-être allez-vous me faire changer d’avis, j’ose donc vous demander : à quoi pensiez-vous ?

– Je me disais que l’impossible est toujours irréalisable.

– Ah oui, vous m’en direz tant... Je ne sais pas à quoi vous faisiez référence et, pour m’immiscer dans votre réflexion, je dirais, moi, que des fois l’inimaginable peut devenir plus qu’une éventualité. Puis reste inimaginable ce que l’on ne connaît pas.

– Oui, car après ça devient ordinaire.

– C’est tout à fait cela.

– Vous approuvez ? La folie que vous avez vu en moi, cru voir en moi, n’est donc plus d’actualité. Je suis maintenant à vos yeux un homme à l’intellect hors du commun. J’en suis heureux.

– Heureux, autre trait de caractère des simples d’esprit. Ne nous précipitons donc pas pour requalifier votre intellect, nous avons le temps. Puis évitez d’être "à mes yeux" vous y seriez comme des lunettes inadaptées déformant sans cesse la réalité, dit-elle, heureuse, de sa répartie.

– Je serais plus vu comme votre troisième œil, celui de la connaissance de soi, l’œil à l’intérieur de votre tête. En quelque sorte je m'imaginais être votre nouveau regard, votre nouvelle pensée, plus juste et plus pertinente, répondit-il fier de lui.

– Voilà qu’après mes fesses, mes yeux, vous vous en prenez maintenant à ma tête. Je suis désolée mais je vous perçois plutôt comme une maladie incurable rongeant tout doucement le corps… jusqu’à la mort.

– Je suis certes incurable, mais je m’arrêterai à votre cœur.

– Juste devant, cela ne fait aucun doute, je ne suis pas prête à vous l’ouvrir.

– Et on en revient au début, ce que vous n’imaginez pas pour l’instant deviendra bientôt plus qu’une éventualité, croyez-moi.

– Et nous en revenons au début, un excès d’assurance est encore une fois le propre des fous.

– Après tout, apportons un peu de folie dans ce monde.

– Après tout, plutôt que de tirer le monde vers le bas, apportons lui un peu d’intelligence.

– En parlant d’en bas, ne devrait-on pas descendre ?

– Oui, il est grand temps. En espérant quand même que toute cette conversation vous ait au moins préparé à vous confronter à l’inconcevable.

– À l’inconcevable entre-nous ? En un seul étage vous allez m’ouvrir votre cœur, quelle belle promesse !

– Entre nous, la seule promesse que je peux vous faire est de ne pas vous tomber dessus ! Alors, je vous en prie, après vous, dit-elle en désignant l’escalier de la main.

– Trop d’honneur. Vous pouvez me mater les fesses, à loisirs, je n’en serai pas offusqué.

– Je ne m’en priverai pas, soyez-en certain.


Le Capitaine, très bavard, et d’apparence passionné par la Commandante, n’avait cependant pas oublié d’observer ce premier niveau. Rien d’extraordinaire. Il ressemblait à tous les intérieurs de bateau qu’il connaissait : de l’humidité, peu de lumière, de-ci de-là des couchages, une senteur de nourriture venant assurément d’un coin cuisine, et par-ci par-là du matériel classique entreposé, nécessaire à la vie de l’équipage et au bon fonctionnement du navire. La seule chose un peu étrange était l’absence de bibelots que tous les marins emportaient généralement avec eux. À croire que ces femmes n’avaient aucun grigri, aucun objet fétiche, souvenir, ou petit objet, propres à elles-mêmes. Le Capitaine en déduisit qu’ici tout se devait d’être identique, la rigueur et la discipline étant de mises, les initiatives ou les petits plaisirs personnels n’y avaient pas leur place.


– Ahahah, les petits plaisirs personnels, ricana-t-il encore une fois tout haut pour lui-même.

– Vous dites ?

– Non, rien, c’est juste une petite scène que je me jouais dans ma tête. N’insistez pas, je ne voudrais pas que vous me trouviez lourd.

– Tellement loin de moi cette idée.


Moi, qu’est-ce-que j’emm’nais durant mes voyages ? V’là que vous vous intéressez à moi, vous allez mémeutre... mémouve… Putain, quel verbe de merde !

Oui, bon, ok, cette fois-ci d’accord, putain et de merde dans une mêm’ phrase, on peut éviter. Évitez ! Mais parfois, y’a des trucs qui nous échappent. Tiens, par exemp’e les pets, eux aussi des fois s’échappent, pourtant ils concernent tout l’monde.

La morale, mes p’tits pirates, c’est qu’les gros mots, c’est comme les pets. C’est pas folichon, ça sort tout seul, mais c’est naturel et ça arrive à tous.

Et donc la morale ? Bah, c’était ça. Comment ça c’est pas une morale mais juste une comparaison ? Mais, mais… pas du tout... arrêtez ! Faut péter sinon on explose, donc faut aussi dire des gros mots sinon on explose ! Vous me faites CH’SUER ! Voilà, ça m’a fait du bien, même si ce n’était pas vraiment un gros mot. Vous notez que j’prends sur moi pour m’contrôler, hein ?

La nouvelle morale, mes p’tits pirates, c’est qu’si on n’veut pas exploser, les gros mots c’est comme les pets, faut les lâcher, ça soulage.

Puis avouez que pour dire émue, le verbe est compliqué ! Emuvoir ! Je l’ai... je crois... Bon, vous m’émuvez... c’est pas ça, tant pis on s’en contentera. C’est dommage, ça partait d’un bon sentiment et vous avez failli m’énerver. Énerver, ce verbe par contre avec vous, je l’maîtrise bien.

Bon, pour répondr’ à vot'e question, j’vais vous décevoir car je n’emmenais rien d’extravagant. Just’ un livre, un beau roman. Même pas mon livre préféré, j’essayais simplement d’avoir toujours une nouvelle belle histoire. Sachez que quand on vit dans un bateau d’pirates, ce n’est pas évident d’en trouver. Peu de pirates savent lire, et peu s’intéressent à la lecture, c’est d’ailleurs pour ça qu’les cartes au trésor comportent toujours des dessins.

Bien sûr, tant qu’il était en vie, y’avait ceux que l’Der emm'nait, mais ça r'ssemblait plus à des dictionnaires qu’à des romans. Par contre, de temps à autre, il se mettait à écrire. J’dois admettre qu’il écrivait bien, l’vieux bougre ! Sauf quand il partait dans ses délires, ou dans des prophéties, faut dire que sur la fin il perdait un peu la tête. Une fois, il m’a fait lire douze fois son œuvre pour que j’en comprenne le sens. Un pur délire ! Est-ce que je délire, moi ? Non, jamais.

Bon, pour que ce passage serve à quelque chose, j’vais vous apprendre ce qu’est une prophétie. J’suis certaine que personne ne l’sait... J’en étais sûre. Une prophétie, c’est une information révélée par quelqu’un qui sait, ou devine, ce qui va arriver ; pour faire simple, c’est l’annonce d’un événement futur. Comme un voyant, c’est ça. Si ça existe ? Bien sûr que ça existe. Si moi je suis voyante ? J’peux faire dire aux cartes c’que les gens veulent entendre, et m’faire un maximum d’argent ! Si moi aussi j’caresse les boules de cristal ? Ahaha, non, pas celles de cristal !

Hum hum hum, bon, donc, et puis j’m’arrangeais aussi pour avoir toujours un peu d’maquillage. Et un ou deux bijoux. Et un bon oreiller, le sommeil c’est important. Pensez à bien dormir ! Non pas maint’nant ! Et un couteau, oui j’ai toujours un bon couteau avec moi. Bon, en fait j’emm'nais pas mal de choses. Disons qu’le Capitaine m’a toujours accordé des privilèges.

Le Capitaine, qu’est-ce qu’il avait toujours avec lui ? Ah, pour le Capitaine c’était différent, c’était son bateau, il avait sa cabine, il pouvait emmener tout c’qu’il voulait. Par contre, je sais c’qu’il aurait sauvé si son bateau avait coulé. Mais continuons donc l’histoire…


Le Capitaine, toujours en haut des marches, déclara :

– Je ne sais pas pourquoi mais je m’attendais à être surpris. Cet intérieur est si classique. Excepté peut-être cet ordre obsessionnel. Ce qui officialise que, vous, les femmes, êtes ordonnées. Ne voudriez-vous pas m’en envoyer une ou deux pour nettoyer ma cabine ?


La Commandante, qui commençait à s’impatienter de cette descente à n’en plus finir, répliqua :

– Vous êtes désespérant. À vous entendre, et c’est donc désormais officiel, vous les hommes êtes des rustres. Vous ne voudriez pas m’en donner un pour… non oubliez, gardez vos hommes qui, effectivement je vous l’accorde, sont… sales.

– Ah, mais sachez que l’on peut être plus que propres ! Il y a d’ailleurs propres et propres. Je remarque que vous êtes bien trop maniaques, il faut savoir vivre avec un peu de saletés, ça renforce le système immunitaire. Et puis trop d’ordre crée de l’aisance, savoir vivre sans confort, ça renforce et maintient l’envie. Et ça, c’est utile pour un pirate.

– Si j’extrapole, c’est du fait de votre saleté que vous voulez piller d’autres bateaux ? Êtes-vous méchants parce que vous êtes sales ?

– En fait ce n’est pas tout à fait ça, mes hommes sont sales car ils sont fainéants. Du fait de leur fainéantise, ils ne veulent pas travailler. Sans travail, ils sont pauvres. La pauvreté crée le désir de richesse. En fait c’est de la fainéantise que vient notre méchanceté. Je crois, mais je ne m’étais jamais vraiment posé la question.

– Pourquoi se la poser là, maintenant, ici ?! Oui, j’y suis ! Je n’avais pas remarqué, mais c’est tellement évident : cet escalier est un salon de thé !

– Sans thé et sans chaise...


Ne prenant même pas la peine de répondre à cette pauvre remarque, la Commandante continua :

– Si je vous comprends bien, vous êtes fainéants et cela vous rend sales. À vivre dans la crasse et le désordre vous en devenez mal à l’aise. Cela fait apparaître l’envie, et cela vous rend malfaisants. En parallèle, tout en gardant le point de départ qu’est la fainéantise, vous n’avez pas envie de travailler, donc vous ne gagnez pas d’argent, d’où un sentiment de désir et de richesse qui se crée. Vous en devenez alors doublement impitoyable. Bien que ça puisse se tenir, votre raisonnement ne serait-il pas un peu trop complexe ? À vous entendre, votre condition d’êtres vils, vient donc essentiellement du fait que vous soyez paresseux ?

– Vous m’impressionnez, vous avez l’air de mieux saisir mes propos que je ne me comprends moi-même. Alors pour vous répondre, oui, je crois que c’est ce que je voulais dire.

– Sachez que nous ne sommes pas fainéantes, et en plus nous sommes propres, pourtant méfiez-vous, peu nous qualifient de gentilles !

– Peut-être que mon raisonnement ne fonctionne pas avec les femmes. Et j’en conclus donc qu’une femme est, et sera toujours, naturellement malintentionnée. Pour finir, puisque votre remarque sur le salon de thé me fait comprendre que vous n’avez pas envie de causer avec moi, je vous dirais simplement que l’on est sale parce qu’on n’a pas à plaire. Mais je ne vais plus le tolérer, et vous verrez, je vous jure qu’un jour on nous surnommera les pirates propres ! Après réflexion, je m’en vais aussi changer les choses concernant la fainéantise, on sera un jour surnommés les pirates travailleurs ! Mais la méchanceté restera, n’ayez crainte. Parce que, entre nous, c’est plus facile que d’être gentil, et c’est surtout plus excitant. Puis sans nous les méchants, pas de gentils.

– Réciproquement, pas de gentils, pas de méchants.

– Oui, vice et versa. Sans l’un, pas l’autre. Finalement le monde serait triste sans nous ! dit-il ravi de cette nouvelle vision des choses.


La Commandante éclata d’un rire franc et sonore et conclut :

– Oui, je vous remercie Capitaine, grâce à vous et pour la première fois de ma vie, je me sens gentille, je fais partie des gentilles, je contribue donc à rendre le monde plus rassurant !

– Je vous en prie, j’ai toujours su qu’une jolie femme comme vous ne pouvait être que bien attentionnée.


Pour elle-même, elle marmonna et se répéta :

– Sans moi pas de gentils, je suis si gentille, ah ! Voilà que je change de camp. Cela me fait plaisir d’être si bonne.

– Je vous entends, attention, vous en venez à parler toute seule.

– Alors j’en viens à adopter votre théorie, se parler seul est l’apanage des grands esprits !

– Et quand les grands esprits se rencontrent…

– Ils descendent les escaliers, le coupa-t-elle sèchement.

– Et déduisent ensemble que c’est vrai, vous êtes bonne !

– Vous êtes lourd ! Vous gâchez tout ! Descendez ! finit-elle par dire dépitée.


Puis des fois les gentils deviennent méchants et les méchants ne l’sont pas toujours indéfiniment. Les choses évoluent, un jour on est gentil, un autre on est méchant. Rares sont ceux qui n’sont que méchants ou que gentils. Aux yeux de certains on est gentils, tandis que d’autres nous verrons comme des méchants. Final’ment, tout est une question de point de vue.

Ah et au fait, jamais nous n’avons été surnommés les pirates travailleurs…

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