21 - 4 - Le voyage, carpe diem

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Dès qu’il mit le nez dehors, le Capitaine constata que les conditions climatiques avaient changé. Le ciel, avant si bleu, s’était chargé de nuages blancs mêlés à quelques rares gris. Le vent était également de la partie, pas encore une tempête, mais de-ci de-là des rafales plus ou moins fortes. L’océan, il y a peu si plat, montrait désormais des signes d’agitation. En somme, ici, rien de bien alarmant.

Par contre, au loin, le Capitaine vit un spectacle bien différent : des nuages sombres, noirs et menaçants, zébrés d’éclairs, s’amoncelaient en un bloc compact au dessus d’une mer qu’il devinait plus qu’agitée. Pour achever ce spectacle, le Capitaine entendit, avec un trop court décalage à son goût, le son intimidant du tonnerre.


– Alors voilà où nous sommes, bien proches d’une belle tempête, récapitula le Capitaine.

– Oui, mon Capitaine. Même bien trop proches, sembla bon de préciser Second.


Le Capitaine le fixa un instant, avant de l’engueuler :

– Tu n’aurais pas pu me prévenir plus tôt ?!


Second resta éberlué, médusé, avant de tenter de lui retourner sa propre responsabilité :

– Mais mon Capitaine, si vous ne m’aviez pas…

– Tutute, si, je ? Attention Second, attention, tout ça commence bien mal, l’avertit le Capitaine.


Pas bête, Second prit en compte l’intimidation du Capitaine et sut se taire avant de l’échauffer plus encore. Il prit sur lui et recommença d’une traite :

– Mais mon Capitaine, si vous ne m’aviez pas repris à l’instant, j’aurais pu vous renvoyer la faute ! Bien heureusement, tous deux nous savons ce qu’il en est…

– Et qu’en est-il ? voulut savoir le Capitaine.

– Il en est que nous savons ce qu’il en est ! brava Second.

– Savons-nous la même chose ? voulut s’en assurer le Capitaine.

– Bien heureusement, insista Second.

– Soit bienheureux que je ne te punisse pas d’avoir fauté, traduisit le Capitaine.

– Merci mon Capitaine, je suis en effet bienheureux que vous ne me déclariez pas coupable, interpréta Second.

– Ai-je dit ça ?

– Ai-je mal compris ?

– Comprends donc qu’être convaincu, que défendre ses idées, que ne pas renoncer et ne pas vouloir plier, c’est louable, c’est tout à ton honneur, mais comprends donc que le jeu n’en vaut pas toujours la chandelle. Un jour, Second, un jour, je prédis et devine que ça te coûtera cher, peut-être au point de te perdre, lui expliqua le Capitaine, mais cette fois-ci sans menace aucune.

– Merci mon Capitaine, me voilà prévenu, ne se démonta pas Second.

– Bien, bien, conclut le Capitaine sans autre élan moraliste.


Il n’a pas tort le Capitaine, des fois dans la vie, faut savoir mettre sa fierté d’côté, et savoir dire « Amen » ; d’autant plus si ça peut vous éviter des ennuis.

La moralité, mes p’tits pirates, c’est qu’l’honneur c’est bien beau, mais il faut savoir s’en passer, avant qu’ça n’monte à la tête, avant de l’subir…


<< – Me voilà prévenu, tout comme je vous avais prévenu, >> ne put s’empêcher de conclure Second dans un élan d’orgueil.


Le Capitaine le fixa un instant, essayant de lire dans ses pensées :

<< – J’ose espérer que ce petit merdeux n’est pas en train de jubiler. >>


Second, à qui rien n’échappait, lui rappela le principe des pensées :

– Mon Capitaine, personne ne peut lire dans les pensées.

– Que tu crois Second, que tu crois ! Ai donc l’esprit un peu plus ouvert, se régala de répliquer le Capitaine.


Second le fixa un instant, ne sachant qu’en déduire :

– Je ne voudrais pas trop l’exposé, mon Capitaine.

– Je crois en effet qu’il ne vaudrait mieux pas, Second, sous-entendit le Capitaine.

– Je crains que vous ayez raison, mon Capitaine, admit Second.


Le Capitaine, satisfait de la finalité, approuva.

La discussion étant close, et les responsabilités parfaitement suggérées et plus ou moins non reconnues, pour le tester, le Capitaine en revint à leur préoccupation première :

– Que devrions-nous faire en temps normal ?

– Le plus sage serait d’éviter cette tempête bien visible en la contournant, répondit Second, en bon élève.

– Et là, qu’as-tu deviné ?

– Je crois que l’on s’y dirige tout droit. À ce que je vois, les femmes naviguent vers elle.

– J’en ai bien peur.

– Pourquoi font-elles cela ?


Plutôt que de s’avancer à trouver une explication, le Capitaine préféra contourner la question :

– Apparemment, c’est donc ça la suite plus mouvementée… Normalement il n’y a pas d’inquiétude à avoir, la Commandante m’a informé que c’était sans risque.

– Normalement est loin de vouloir dire assurément, sembla bon de s’inquiéter Second.


Le Capitaine laissa échapper un petit rire.

– Te sens-tu l’âme clairvoyante, Second ?

– Quelque chose me dit que le "sans risque" affirmé a peut-être été minimisé.

– Tâchons alors de nous préparer au mieux pour le pire !


Et sans plus se lamenter ou chercher à comprendre, le Capitaine prit les choses en main :

– Bon, occupe-toi d’alerter l’équipage, que tout le monde se tiennent prêt. Ceux qui n’ont rien à faire dehors restent en cale ; pour les autres, qu’ils se positionnent et s’occupent des voilures. Moi, je reprends le gouvernail.

– À vos ordres, mon Capitaine.


Aussitôt, prenant son rôle très au sérieux, Second s’appliqua à remplir la mission confiée avec un professionnalisme zélé :

– BANDE DE FAINEANTS, on s’active ! Toi, toi, toi et toi, à l’avant vers la…


Un peu en manque de vocabulaire, il se retourna vers le capitaine :

– Euh… mon Capitaine, je m’excuse mais… c’est quoi le nom de cette voile ?


Le Capitaine, étonné par tant d’aplomb, resta bouche bée une demi-seconde avant de se mettre à rire.

– Tu ne manques pas de toupet ! Mais fais attention à qui tu traites de fainéant. Aujourd’hui tu es second, mais demain est toujours un autre jour…

– Alors autant profiter de ce jour, laissons les critiques pour demain ! s’enflamma Second.


Le Capitaine, bon public, rigola encore avant de reprendre :

– Profiter du jour présent sans se préoccuper de représailles futures ! C’est soit la façon de penser d’un débile profond, soit… soit…

– C’est une pensée new age, mon Capitaine, carpe diem !


Le Capitaine, étonné par cette réplique, resta bouche-bée plus d’une demi-seconde – disons au moins trois -, avant de, pour une fois sans jugement, idée ou point de vue, questionner de manière construite :

– Nieou aige carpé quoi ?

– Cueillir sans tarder le bouton de la rose, en latin on exprime ce sentiment en disant « carpe diem ». Vous n’en connaissez pas la signification ?

– Cueillir le bouton de la rose… sans tarder… j’ai bien une idée, mais c’est un peu… déplacé.

– Ah ? Ce n’est pas grave, lancez-vous !

– Hum, d’accord : je dirais que carpe diem a quelque chose à voir avec la virginité !

– Euh… non, mais merci d’avoir participé… à moins que vous ne vouliez parler de la virginité du jour présent, alors là oui !


Le Capitaine, intéressé et perplexe, hésita. Il décida de répondre en toute bonne foi :

– La virginité du jour présent… je ne suis pas sûr que l’on parle de la même. Parce que la virginité, c’est la virginité ! Nom de non ! Tu m’embrouilles ! Sois plus clair !

– "Carpe diem" c’est saisir le jour, mon Capitaine. Saisir l’occasion. Cueillir lorsque l’occasion se présente.

– Oh, ne t’inquiète pas pour ça, ne t’inquiète pas pour moi ! Si une vierge se présente je ne la laisserai pas passer !


Oh non… Quoi ? C’est quoi une vierge ? Pfff… pourquoi… ok, très bien : c’est une fille chaste, pure, candide, innocente et vertueuse ; qui n’a jamais connu l’loup.

Comme toi ? Bah j’espère bien ! Mais toi non, parce que tu as déjà vu des loups. Je n’suis pas sûre qu’on parle du même. Que je sois plus claire ? Euh… ok ! Le loup dont je vous parle vit à l’abri d’une sombre toison et passe sa vie à l’affût de conquêtes. Il guette, guette, attend le moment idéal pour agir et sexetirper de sa cachette ! À l’approche d’une jeune-fille, candide, innocente et pure, ce loup s’agite, se dresse et s’allonge, de tout son long, et plus que mordre, il pénètre leurs chairs les plus intimes ! Il se repaît, goutte, savoure, goutt’ encore, s’enchâsse et se répand… en vous, de vous braves jeunes filles ! Il vous transforme et, alors maintenant corrompues, coupables et impures, vous subtilise votr' innocence, pour ne jamais vous la rendre. Perdue à jamais ! Si candides que vous étiez pour avoir osé vous approcher, voilà que pour toujours vous porterez sa marque ! Et vous, dorénavant machiavélique, vous en arriverez à le guetter, puis agirez, débauchée, pour le sexxxefiltrer et, à votre tour, toujours, vous réjouir de sa vue et jouir de sa venue.

Il fait peur ? Tant mieux ! Ce n’est pas d’votr’ âge de l’côtoyer ! Non, Gigi, n’y pense même pas, ne commence pas à échafauder des plans et à entraîner tes camarades !

Jamais vous n’irez l'voir ? Que vous dites ! Si je l’ai vu ? Chut, chut, tout ceci ne se raconte pas. Voilà, c'est ça, c'est une toute autre histoire... une toute autre.


Est-ce que le Capitaine est un loup ? Hein ?! Parce qu’il a dit qu’il ne laisserait pas passer une vierge… Euh… je… disons qu’il a tenté de protéger une des vierges le plus longtemps possible !


– Non, mais oui mais… Bon, je n’en doute pas une seconde mais, mon Capitaine, je crois que vous n’y êtes pas. Comprenez-vous si je vous dis que nous sommes tous de l’engrais pour vers de terre ?

– Oula, stop stop ! Déjà un, tu fais ce que tu veux mais nous ne sommes pas tous prêts à être engrainés ! Il y a des endroits qui, je te le garantis, resteront tels quels ! Puis deux, moi mon précieux machin je ne le qualifie pas de vers de terre, encore une fois parle pour toi ! Et de trois, es-tu en train de me dire qu’il faut que je le plante ? Parce que rassure-toi, je ne vais pas me priver de fertiliser tous les trous !

– Oula, vous m’embrouillez, mon Capitaine, même s’il me semble que tout est parfaitement clair que ça ne l’est pas.

– Attends, on parle bien de…

– Carpe…

– Poisson ?! dit avec fulgurance le Capitaine.

– Si vous préférez. Disons alors, vu que nous sommes sur un bateau, que nous finirons tous par nourrir les poissons. Est-ce mieux ?

– Quoi ?! Se nourrir, se nourrir et les poissons, je ne vois pas le rapport ! À moins que manger une moul… mais je rêve ou j’ai déjà eu cette discussion ?!

– Pas avec moi ! s’empressa de dire Second. Je m’en rappelerais. Mais puisque vous me le demandez, je suis plus fruits que fruits de mer.

– Comme les abricots ? Mais en fait je ne t’ai rien demandé, s’aperçut le Capitaine.

– Non, plus les bananes ! Je sens que vous voulez le savoir.

– Hein ?! Pas du tout, ça ne devrait regarder que toi !

– Quoi ? Ce n’est qu’une question de goût.

– Oui, mais les bananes…

– Oh oui ! Et si possible bien longues, mais pas les molles, les bien fermes.

– Si jeune et si dépravé…

– Non, ce n’est qu’un petit plaisir de temps en temps. Bien que je me dévergonde quand je rajoute un petit coulis de chocolat. Vous connaissez le chocolat ?

– Quoi ?! Mais c’est immonde !

– Non, c’est un régal ! Je vous assure, à peine j’ingère la banane que tous mes sens se mettent en émois !

– Dans ce sens c’est une souffrance !

– Vous dites ça parce que vous n’y avez jamais goûté.

– Et jamais, moi sobre, je n’expérimenterai !

– Alors nous nous enivrerons et je m’attellerai à la tâche pour que vous dégustiez.


Contracté, le Capitaine en perdit son latin :

– Tu…

– Je ?

– Es-tu sûr que l’on parle toujours de la mème chose ? se ressaisit le Capitaine.

– Bien entendu, de fruits.

– Ah… et comparativement… bon laisse tomber, reprenons sans cette idée de nourriture, veux-tu ?!

– Pourtant je vous assure que vous prendrez et en reprendrez, s’exalta Second.


À cette idée le Capitaine se crispa. Second, lui, retourna à son idée de carpe diem. Il se mit alors à marcher en cercle autour du Capitaine :

– Parce que pensez ce que vous voulez, seulement personne n’en réchappe, tous autant que nous sommes, nous cesserons un jour de respirer, nous refroidirons, et nous mourrons !

– Oh… Es-tu déprimé ces derniers temps ? C’est d’être un pirate qui t’amène à avoir des idées noires, peut-être ?

– J’aimerais que vous regardiez attentivement, mon Capitaine, regardez autour de vous. Tenez, contemplez cet océan, vous le voyez souvent, mais je ne crois pas que vous l’ayez examiné de près.


Le Capitaine se prit au jeu et regarda l’océan toujours parsemé de petites vagues plus ou moins violentes.


– Au fond, il n’est en rien bien différent de d’habitude, dit-il presque déçu.

– Regardez au delà, invincible, le monde lui appartient, il est destiné à de grandes entreprises, ses vagues giclent, brillent, cassent, fracassent, portent, supportent ! Mais alors, qu’attend-il pour être le roi du monde, pour submerger, inonder, noyer ? Observez, seul et fier, là-bas vers la tempête, comme il montre sa puissance, s’emballe, s’emporte. Ici, bienveillant et en notre compagnie, il prend plaisir à nous bercer, à nous faire flotter. Autre part, il sera méchant et égoïste, il se plaira à chavirer, nous voudra pour lui, pour toujours, et nous coulera. Oh comme il hésite, réfléchit, ressasse ! Cet imprévisible océan. Mais si vous l’écoutez bien, au fond de lui, il n’oscille pas. Et puisque vous le contemplez, voyez qu’il fait tout en même temps, partout, tout le temps, au hasard, suivant ses envies, ici ou là, sans qu’on l’attende, sans qu’il s’annonce, alors qu’il s’annonce, alors qu’on l’attend ! Et quel est ce message qu’il rabâche, qu’il porte et qu'il transporte ? Ce message, tendez l’oreille, approchez-vous, retenez votre souffle, vous entendez ? Caaarrrpppeee… Caaarrrpppeee… Caarrppee diem. Sautez sur l’occasion, Capitaine, donnez à votre vie un sens extraordinaire !

– Le voilà poète, se désola le Capitaine.


Joignant le geste à la parole, pour calmer toute cette exaltation lyrique, pour mettre fin à tout cet enthousiasme excessif, pour lui rappeler où ils étaient, le Capitaine donna un sens à sa main : une extraordinaire claque percuta la nuque de Second.

– Continue et tu auras disparu dans cet océan bien avant d’avoir fini !


Allez just’ comme ça, pour vous, la scène de fin :

Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! Levez-vous tous ! Dressez-vous ! Montez sur les tables ! Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! Merci les enfants ! Merci.

Vous savez, le Capitaine a réussi à donner un sacré sens à sa vie ! Alors n’oubliez jamais, même si vous n’avez pas tout compris, Carpe diem les enfants ! Carpe diem.


Quoi ? Moi, j’suis en train d'tout inventer ?! Tu as déjà vu tout ça dans "Jumanji"… Pfff… comment voulez-vous qu’moi j’carpe diem. Si seulement j’pouvais aussi joindre le geste à mes pensées.

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