25 - La fin.
Si tu t’emmer… nuies, t’as qu’à bailler !
Non mais… non mais plus j’vous r’garde, j’vous r’garde tous là, et c’que j’vois, j’vous vois, m’f’ait halluciner ! Oui, oui, tels que vous êtes, tous, vous m’faites halluciner ! Halluciner, j’me permets d’vous l’répéter, j’vous l’dis et j’vous l’redis, vous m’faites H-A-L-L-U-C-I-N-E-R, et c’en d’vient H-A-L-L-U-C-I-N-A-N-T !
J’hallucine de voir qu’vous avez pris la confiance, j’hallucine parce que vous m’avez faite grave suer, mais j’vous rassure de suite "grave suer" signifie bel et bien : CHIER. Vous m’avez faite grave grave chier – donc imaginez l’ampleur – avec vos remarques incessantes comme quoi c’que j’vous racontais pendant la tempête ça n’tenait pas la route… Vous vous rapp’lez, hein ? Non ? Vraiment ? Alors permettez-moi d’vous l’rapp’ler moi-même :
Pour vous, l’Capitaine et Second auraient dû êt’e ballotté en tous sens, ils auraient dû s’noyer, ils n’auraient pas dû discuter, ils n’auraient pas pu s’disputer, l’Capitaine n’aurait pas dû faire le fanfaron dans l’eau, moi j’n’aurais pas dû en rajouter, j’aurais dû m’contenter des faits, et j’aurais dû vous dire la réalité, la réalité vraie ! C’est bien ça qu’vous m’avez dit, hein ?! Voilà, on s’remémore.
Et bah voilà qu’j’vous la dis, que j’n’amplifie plus rien, que je n’m’essaye plus à vous montrer les pensées des uns et des autres, et tout ça pour quoi ? Tout ça pour quoi ?! Ne répondez pas tous à la fois ! Tout ça pour quoi ?! Pour que j’hallucine, oui, exact ! Et j’hallucine ! J’hallucine de vous savoir perdus, de vous entendre rouspéter et de contempler vos grandes bouches ouvertes bailler !
Oui, oui, je généralise, je sais, toi tu as bien aimé. Mais r’garde donc les autres ! Regarde-les, tous, là : on dirait des bulots qu’ont découvert le fil à couper l’beurre ! Et je n’parle même pas d’Gigi, olala mais quelle tronche elle fait, on dirait un bulot d’vant un bulot qu’a découvert le beurre ! Ou un truc dans l’genre…
Au passage, un bulot, c’est un mollusque qui vit dans l’eau, un coquillage qui n’sert à rien, une sort’ d’escargot marin dont le seul vrai rôle est d’êt’e présent sur les plateaux d’fruits d’mer !
Alors tout ça pour dire que… pour vous dire quoi, après tout ? Et bah que moi, moi, j’vous ai parlé avec conviction, et par delà tout ça, j’vous ai même sensibilisés à l’art. Je m’suis jouée des règles, j’ai manié narration et dialogue en un mélange alchimique parfait – oui, oui, rien qu’ça –, j’ai voyagé avec vous dans le passé et le présent, j’ai été et je vous ai fait entrer dans le texte, je l’ai vécu, je l’ai passionné ! J’ai su me passer des conventions. Pirate des fleuves, des mers, des océans, j’étais ; pirate des écrivains, des conteurs, des littéraires, je suis devenue ! Mieux, je suis la pirate de l’orthotypographie !
Ahah, notez au passage que je n’vous avais pas menti : ce mot fait toujours mouche et sensation, n’est-ce pas ?
Donc on résume : je suis ici présente devant vous telle l’orthotypographe hallucinogène qui ouvre vos esprits vers de nouveaux horizons plus conceptuels. Remerciez-moi, adulez-moi, inclinez-vous car voilà ce que je suis !
Ou ce que j’ai tenté d’être… je m’suis peut-être un poil trop emportée. Pour ma défense, il est probab’e que vot’e cerveau n’soit pas encore prêt pour halluciner devant mon âme d’artiste qui outrepasse les codes conventionnels et fait fi des règles grammaticales, conjugales et j’en passe !
Mais bon, la morale, mes p’tits bulots, c’est qu’être trop en avance sur son temps, et de surcroît devant un public peu réceptif, n’amène qu’à être critiqué, qu’a être pris pour fou ! Et sachez qu’la folie, vaut mieux qu’ça reste un délire personnel plutôt qu’une exposition aux yeux de tous ; car les fous ou les supposés fous effraient, sont mis à l’écart, ou pire… toujours pire suivant les époques et les lieux.
Quoi ? Qu’est-ce qui peut bien leur arriver de pire, aux fous ? À travers le temps ils ont été enfermés, ils ont été guéris avec des trait’ments plus ou moins inadaptés, ils ont été pris pour des démons et ont donc été exterminés, des chanceux ont été adulés puis piétinés, des moins chanceux ont été considérés comme de la vermine et ont été torturés… à mort. Non, non, j’vous assure, quelque soit la société les fous n’sont pas aimés. Alors faites entrer d’la folie dans vos vies, mais n’soyez pas fous… ou pas d’vant n’importe qui.
J’hallucine où vous m’avez encore faite divaguer ? Si on continuait, non ? Je crois qu’il est grand temps de voir ce qui attend le Capitaine et Second :
– Vois-tu comme moi ou j’hallucine ? demanda le Capitaine à Second toujours accroché à lui.
Second attendit quelques minutes, ouvrit les yeux et zyeuta médusé ce qui se déroulait devant eux.
Oh, c’est bon ! J’ai encore un peu exagéré, certes… mais ça m’avait manqué.
Second contempla, de suite, de ses yeux grands ouverts l’hallucinant spectacle qui se produisait face à lui.
– Je vois comme vous, il n’en fait aucun doute, mon Capitaine.
– En es-tu certain, Second ?
– Complètement, garantit-il obnubilé par la vue.
– Dans ce cas, que vois-je ?
Reprenant ses esprits, Second réalisa qu’il avait confirmé hâtivement sans trop savoir.
– C’est vrai ça, que voyez-vous, d’abord, mon Capitaine ?
– As-tu l’impression que je parle pour le plaisir de converser avec toi ?
– No… ui, mélangea Second.
Le Capitaine, peu disposé à perdre son temps, prêt à exploser, reformula plus aimablement :
– Car c’est justement ce que je te demande, ce que je vois ?!
Second s’attarda sur le Capitaine, puis prit en considération le panorama :
– En tout cas, moi, je crois que ce que je vois est proche de la folie.
– Moi aussi, assura le Capitaine d’une voix plus lasse.
Satisfaits d’être aussi réceptifs l’un envers l’autre, ils hochèrent la tête quelques secondes – l’un de bas en haut, l’autre de haut en bas, pour satisfaire tout l’monde ! – . Second fut le premier à reprendre la parole :
– Pensez-vous qu’il s’agisse d’une hallucination ?
– Comme une sorte de mirage ?
– Dans ce cas, si je peux me permettre, c’est un hallucinant mirage, mon Capitaine.
– La version pessimiste parlerait d’une vision cauchemardesque, Second.
Second se tendit, troublé par cette dernière parole ; il prit pleinement conscience que devant lui se dressait une scène incroyable, folle, insensée… inespérée qui lui fit perdre tout espoir.
– Ces vagues… rougeâtres… ne sont pas normales, hein ? quémanda-t-il.
– Non, elles sont anormales.
– Rassurez-moi, vous avez déjà vu ça auparavant, dans votre vie de capitaine, hein, mon Capitaine ?
– Je te rassure : jamais. Ni dans ma vie de capitaine, ni dans ma vie de marin.
– N’avez-vous pas toujours été capitaine ?
– As-tu toujours été second ?
– Non, mais c’est une autre histoire, mon Capitaine.
– Moi aussi, bien lointaine.
Tous deux se plongèrent dans leurs pensées, le regard dans le vide à se remémorer le passé. Le premier à reprendre la parole fut Second :
Comment ça, c’est le second ? Car oui, c’est c’que j’ai dit : c’est Second. Non, c’est le second ? Oh, le deuxième ! Oui, bah parlez français, y’aura moins d’confusion !
Et comment ça, c’est le deuxième ? Vous me dites qu’il était déjà l’premier à reparler, donc là il est l’deuxième…
Vous avez d’jà vu quelqu’un êt’e premier et deuxième en même temps ?! Ça n’a aucun sens c’que vous dites ! Vous m’faites… vous me faites… vous savez hein ?! Vous savez c’que vous m’faites ! Et j’suis sûre que j’n’suis pas la première à vous l’dire.
Second parla :
– Et le fait que les vagues soient comme éclairées, ça aussi c’est anormal ?
– Oui, ça aussi ce n’est pas normal.
– Ce n’est pas comme ça que vous allez me réconforter ! angoissa Second.
– Non, soutint le Capitaine peu enclin à parlementer.
Second hocha la tête de haut en bas, dubitatif, et, tentant de trouver une explication, persévéra :
– C’est… c’est… ce rouge, c’est comme la couleur du sang, ne trouvez-vous pas ?
– C’est… c’est… finalement plus orangé-foncé, je dirais, comme la couleur d’un violent incendie, non ? spécifia le Capitaine.
– Des vagues incendiaires ?! paniqua Second.
– Des vagues qui s’éclairent, qui s’illuminent, pas incendiaire ! Parce que je ne peux pas dire que je ne me gèle pas les roubignolles !
– Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est !
– Pfff, faut tout t’apprendre… Ce sont les couilles, Second !
– Hein ?!
– Quoi ? Ne me dit pas que tu n’en as pas ? Non, non, tu n’es pas une… Tu es une…, non… le Capitaine réalisa, douta et resta bloqué.
– Hein ?! s’étonna Second, en totale incompréhension.
Le Capitaine le dévisagea, en totale incompréhension de ce que Second n’avait totalement pas compris. Puis il se lança dans un petit cours :
– Second, si je peux toujours t’appeler ainsi. Les filles ont… hum… n’ont rien entre les jambes, du moins… Bon, les garçons – et bien qu’un peu efféminé tu ressembles à un garçon – ont un truc qui pendouille, ou qui s’érige, fièrement, mais là n’est pas la question !
– Mais, mais… pourquoi me parlez-vous de ça ? Les garçons ont un pénis et les filles une vagin, je le sais. Mais là n’est pas la question ! Et ce n’est pas du tout le moment adéquat pour vous mettre à… à… me parler de ça ! sermonna Second.
– Oh oh, du calme, après tout c’est toi qui m’a demandé ce que c’était, se défendit le Capitaine.
– Je n’ai rien demandé ! Vous délirez ! Si ce n’est ce que sont ces vagues rougeâtres, orangeâtes, comme vous le voulâtes ! s’agaça Second.
– Tu veux dire que tu sais ce que sont des roubignolles ? s’assura le Capitaine.
– Mais… mais… pourquoi faut-il qu’on en vienne à causer de ça maintenant ? Et pourquoi faut-il en permanence qu’avec vous les discussions dérapent ?!
– Parce que… parce que les miennes sont glacées et que tu voulais savoir ce qu’elles étaient ! s’énerva à son tour le Capitaine.
– Mais… mais… pas du tout ! Je ne vous ai jamais sollicité sur ce point ! Et en plus je me fiche de savoir que votre quéquette soit gelée !
– Ne généralise pas ! Bien que l’ensemble soit en effet à la même température. Bon, je vois que tu te fâches, moi, je disais ça pour t’expliquer que si elles étaient gelées, mes bourses, c’est que l’eau était froide, très froide, et qu’il ne s’agissait donc pas de vagues incendiaires. Mais bon, maintenant tu t’en fiches ; tu m’y reprendras à vouloir subtilement te réconforter, bouda le Capitaine.
– Oh, oh, parce que c’est là toute la subtilité dont vous êtes capable ?!
– Excuse-moi d’être trop raffiné pour toi !
– Un simple "l’eau est froide" m’aurait suffi !
– S’il te suffit, alors suffit !
– Oui, suffit.
Tous deux se plongèrent dans leurs pensées, renfrognés, les sourcils plissés, à se remémorer cette discussion. Le premier à reprendre la parole fut le Capitaine :
On ne recommence pas ! Non, non, tu te tais ! Chut !
– Second, tu peux tout me dire, je ne t’en voudrais pas. D’ailleurs, ça expliquerait et je comprendrais mieux ton sale caractère, tes raisonnement biscornus, ton endurance faiblarde et ton courage un peu en deçà de la moyenne.
Second le dévisagea et se prépara à la question à venir :
– Ne me dites pas que vous vous êtes mis en tête que…
– Second, es-tu…
Le Capitaine chercha comment tourner sa phrase et la formuler au mieux :
– Second, dois-je t’appeler Seconde ?
Second en resta bouche-bée, la question à laquelle il s’attendait était bien celle que le Capitaine venait d’oser lui poser. Il ne se laissa pas abattre pour autant et, joueur, répliqua :
– Appelez-moi comme ça vous chante, je n’entrerai pas dans votre petit manège, mon Capitaine.
– Non, mais… dis-moi, tu comprends bien qu’il faut que je le sache.
– Je ne comprends rien du tout, je ne veux plus vous parler, je ne veux pas vous répondre, je ne vous dirai plus rien. Rien ! Considérez d’ailleurs que je suis asexué, ça me fera des vacances ; en vous remerciant.
– Ah non, non ! Je me dois de savoir quel est ton genre ! s’esclaffa le Capitaine.
– Asexué, voyez-vous, je me permets de vous le répéter, je vous le dis et je vous le redis : considérez-moi, asexué !
– Non mais asexué, non, non, ça ne me va pas !
– Pourtant, voyez-vous, asexué, c’est une personne sans… hum… comment puis-je me mettre à votre niveau ? Hum, disons que c’est quelqu’un sans roubiverge, sans vaginabricot, sans minou, sans coucougnette, sans…
– Ça va, j’ai compris ! Sans chatte, sans bite !
– C’est bien ça, dépourvu de sexe, aima à mieux définir Second.
– Sans chatte, sans bite ! aima à répéter le Capitaine.
– Tout dans la délicatesse, je n’arriverai donc jamais à me mettre à votre hauteur… mon Capitaine.
– Appelle ça comme tu l’entends, ce qui m’importe, c’est que je sache !
– Je ne pense pas que ça vous apportera quoi que ce soit.
– Bien évidemment que si.
– En quoi ?
– Mais… Mais… je ne me comporterai pas pareil avec toi si tu es une fille !
– Ah ? Et pourquoi donc ? Êtes-vous sexiste, mon Capitaine ?
– Sexiquoi ? Me dragues-tu ? Alors c’est d’autant plus important que tu te confies à moi.
– Je ne vous courtise absolument pas ! Être sexiste, c’est considéré que les femmes ne peuvent être l’équivalent des hommes.
– Cette bonne blague. Qui, de sensé, raisonnable, intelligent, franc, instruit, sage…
– Ça va, j’ai compris, passez !
– Oui, bon, qui avec un minimum, et je dis bien mini minimum, un tout petit peu, un tout petit riquiqui…
– J’ai COMPRIS, passons. Je vous rappelle que nous sommes dans une tempête, tout de même.
– Exact. Donc, qui, avec un cerveau en bon état de marche, peut bien penser qu’une femme est l’équivalent de l’homme ?! Toutefois, je te félicite, car celle-ci, elle est bien bonne, je la ressortirai.
Ne perdant pas de son assurance quant à ce sujet délicat dont le Capitaine se moquait, Second insista :
– Je suis convaincu qu’un jour les femmes demanderont l’égalité dans tous les domaines, qu’elles exigeront les mêmes droits, qu’elles dirigeront des pays, qu’elles…
– Quel monde affreux tu t’imagines là, le coupa le Capitaine effrayé.
– Tout ça viendra, c’est inévitable, mon Capitaine.
– Ce sera l’apocalypse, Second, e ou pas. Un monde comme celui-ci serait à l’agonie, nous parlerions de sa fin. Un monde où l’équivalence des sexes serait reconnue, verrait surgir des désastres aussi bien économiques, qu’écologiques, que migratoires ; ce monde n’aurait plus de respect pour rien, il serait procédurale, capitaliste, la violence serait banalisée, marginalisée ; la population en deviendrait égoïste, matérialiste, chacun chez soi et plus de communication possible. Non, je t’assure ce serait un calvaire, abandonne cette idée.
– Pensez-vous que les hommes feront mieux, s’ils sont les seuls à diriger ?
– Bien entendu ! Seconde, ou… bon faut que l’on revienne sur ce détail, je ne lâcherai pas ! Les femmes sont vénales, cupides, manipulatrices, d’elles, rien de bon n’en sortira, laissons-les à leur place.
– Oh, et quel est leur place, mon Capitaine ?
– Au foyer, à choyer leur homme et leurs rejetons. J’admets que de temps à autre, l’une ou l’autre un peu plus extravertie puisse faire sensation dans un milieu quelconque. Je l’autorise, je ne suis fermé à rien de manière ponctuelle.
– Cette femme, que vous décrivez, que vous autorisez, serait… une sorte de bête de foire ?
– Je la verrais plus comme une bête de cirque. Tu sais, le genre d’animal exotique que l’on aime à découvrir et que l’on admire faire de jolis spectacles.
– Oh, rien que ça, tandis que les hommes, eux, pendant ce temps, géreront le monde ?
– Exact, acquiesça le Capitaine ravi que Second comprenne aussi facilement.
– Que faites-vous des guerres, des atrocités, de l’injustice qui caractérise notre monde "d’hommes" actuel ?
– Dans notre monde il n’y a que ça à gérer, un peu de violence, mais chacun à ses chances ; les plus forts, les plus dégourdis s’en sortent ; les autres bah… ils n’ont qu’à être moins faibles, moins gauches !
– Vous me désespérez, et vous banalisez vous aussi la violence.
– Mais non, notre violence est bien encadrée. Allez, dis-toi que je suis bien trop réaliste, tandis que toi, Secondeeuh – ça m’énerve – , tu es bien trop candide.
– Nous verrons qui aura raison, mon Capitaine.
– Prions le ciel pour que ce soit moi.
– Au passage, dites ça à la Commandante et à son équipage de femmes, lui suggéra habilement Second.
– Au passage, tu noteras que leur reine est un cheval cornu. Je pense que tout est dit, lui remémora le Capitaine.
– Vous me désespérez, j’ai la conviction que leur monde regorge de merveilles, d’une culture inouïe… de…. de…
– Tu sèches déjà, Secondième ?
– Secondième ? C’est nouveau ça.
– Dans le doute, tu seras Secondième.
– Pourquoi pas Secondien ?
– Tu m’emmerdes ! Et tu noies le poisson, je te disais que tu n’as déjà plus d’argument pour imaginer le monde de la Commandante et de ses greluches.
– Vous serez étonné lorsque vous constaterez qu’il y règne la liberté, l’égalité et la fraternité !
– Rien que ça ! fut sidéré le Capitaine.
– Ni plus, ni moins ! s’obstina Second.
– On dirait le slogan publicitaire et caricatural d’un camelot ambulant d’élixirs utopiques : "Liberté, égalité, fraternité, buvez et vous vivrez au pays des moutons" !
– Devant une si grande ouverture d’esprit, je vous propose que nous en reparlions lorsque nous serons arrivés à bon port. Il me plaira alors de vous voir vous incliner devant ma si lucide vision de leur monde.
– Je te signale, Secondième, que pour le moment nous sommes tout de même mal engagés pour arriver où que ce soit. Hormis peut-être en enfer !
– Au paradis !
– Tu es bien trop pur...e et tes futiles illusions sont bien innocentes ; ça créera ta perte, Secondième.
– Arrêtez, s’il vous plaît, avec Secondième. C’est ridicule, mon Capitainième, copia Second.
– Alors dis-moi si tu es une fille ou un garçon ! relança le Capitaine.
– Je ne suis qu’illusoire, que pure innocence, vous venez de le dire, Capitainième !
– Estime-toi chanceux que je tienne à deux mains cette dague qui nous raccroche au bateau, sinon j’aurais déjà été vérifier.
– Ce serait une agression sexuelle, mon Capitaine.
– Ne dis pas n’importe quoi, je ne compte que te palper l’entrejambe !
– Ce serait une agression sexuelle ! persista Second.
– Es-tu obligé de toujours tout dramatiser ?
– Les faits sont là, si vous me touchez…
– Oh ! Je ne te toucherai pas ! Comme ça tu arrêteras de te plaindre ! Satisfait ?! s’exaspéra le Capitaine.
– Assez.
– Si tu me dis quel est ton genre, poursuivit le Capitaine.
– Mon genre, mon genre… mon genre… Très bien, je vais vous le dire, céda Second.
Second marqua un temps de pause. Le Capitaine n’accepta pas ce suspens insoutenable et s’impatienta :
– Accouche !
– Je vais vous dire, je vais vous avouer que…
– Que !
– Que vous n’êtes pas mon genre ! Pas du tout !
Le Capitaine hésita entre s’offusquer et vérifier pour de vrai de par lui-même. Il opta pour s’offusquer :
– Et pourquoi ne serais-je pas ton genre ? Vois-tu, là, tu deviens vexant.
– Trop poilu, trop gras, trop vous : insupportable. Vous n’êtes en rien séduisant ! rétorqua Second.
– Je n’ai jamais essayé de te séduire ! se justifia-t-il, un peu outré de la remarque. Et si je l’avais voulu tu serais déjà conquise, tu serais à moi, accro et en admiration.
– ConquiSE ? Avez-vous donc tranché ?
– Pour que tu me charmes, rien n’a intérêt à pendouiller ! avertit le Capitaine.
– Oh… ne put retenir Second. Mais je vous trouve bien sûr de vous, d’espérer que vous pourriez me conquérir, mon Capitaine.
– Ce n’est pas de l’assurance, tu me parlais de fait, et c’est un fait, je conquis qui je veux ! Souviens-toi donc de la Commandante, ne me dévore-t-elle pas des yeux ? dit le Capitaine l’œil pétillant et le sourire en coin.
– Excusez-moi, mais vous vous fourvoyez, c’est elle qui vous a séduit.
– Je l’ai domptée, corrigea le Capitaine.
– Ouvrez les yeux, elle se joue de vous !
– Quoi ? Insinues-tu qu’elle se servirait de moi ?
– Parfaitement, mon Capitaine, vous êtes son pantin, elle tire les ficelles, révéla Second.
– CQFD, abrévia le Capitaine qui en était finalement arrivé là où il voulait en venir.
– CQ quoi FD ?
– Ce Qu’il me Fallait te Démontrer, et je viens de le faire.
– Je ne comprends pas.
– Dit, pour la première fois de sa vie, cette créature encore asexuée qui a toujours un avis sur tout et croit toujours tout savoir. Alléluia, il ne comprend pas !
– Pas du tout, je n’ai pas un avis sur tout et je ne sais pas tout. Je n’ai jamais eu la vantardise que de prétendre cela, mon Capitaine.
– Bref, je t’ai démontré, en te le faisant dire par toi-même, que la Commandante me manipule.
– Oui, je l’ai dit, et ?
– Son monde de femmes n’est donc peut-être pas si fraternel que tu as pu te l’imaginer. Et, toc ! Parade secrète, je contre et je te mouche !
– Vantard !
– Quand on a toujours raison, on peut se le permettre, se félicita le Capitaine.
Second fit la moue, réfléchit, ressassa et repensa à l’ensemble de leur débat, et finit par conclure :
– Je crois que nous hallucinons bien des choses, l’avenir nous dira ce qu’il nous réserve.
– Si avenir il y a, nuança le Capitaine.
– Vous pensez que ces vagues rouges orangées ne sont pas… bénéfiques ?
– Je pense que tu es un garçon !
– S’il n’y a que ça qui compte pour vous, et bien : soit ! s’irrita Second.
– Es-tu une fille ?
– Soit.
– Tu m’exaspères !
– Soit.
– Je ne veux pas mourir sans savoir, tu ne peux pas me faire ça !
– Si. Faites-vous votre propre opinion.
Le Capitaine, prêt à tout lâcher pour expertiser la zone sensible, se retint de justesse. Second, qui sentit les yeux du Capitaine s’attarder sur lui avec insistance, le défia :
– Alors, qu’en dites-vous ?
– J’en dis que sous cette couche de crasse, se cache un garçon aux traits plutôt fins. Derrière toute cette saleté, se terre une fille aux traits plutôt durs. Laisse-moi regarder plus encore, un garçon, oui je confirme, efféminé ! Non, une fille, oui je l’assure, garçon-manqué ! Assurément, bien trop garçon pour t’avoir dans mon lit, bien trop fille pour que je te fasse confiance.
– Regrettez-vous d’avoir plongé ?
– Je regrette de… de… tu m’attires Secondième ; je regrette d’avoir à te le dire, mais tu m’attires. Tu ne me séduis pas, ne te méprends pas, mais tu as ce quelque chose d’attractif.
– Est-ce définitif, je ne suis pas à votre goût ?
– Tu seras le genre de bien des hommes, de bien des femmes, tu feras ce que bon te semble de ton corps androgyne. Mais je regrette, je vais te décevoir, tu n’es pas mon genre.
– C’est définitif, je ne suis donc pas à votre goût, admit-il.
Le Capitaine le fixa et ne sut déterminer si Second était attristé, ironique, sérieux ou moqueur. Une dernière fois il argumenta :
– Trop jeune, bien trop, trop maigre, pas de forme, trop bavard – et même ici, en pleine tempête – , trop intellectuel, limite pénible, trop penseur, vraiment candide, trop fille, pas assez femme, trop garçon, ça me freine, trop…
– Suis-je de trop ? Est-ce ça que vous souhaitez me dire ? s’inquiéta Second.
– Oui ! Tu es trop toi ! Trop, toi ! Ah, et permets-moi donc de te retourner le "insupportable".
– Être "trop", n’est-ce pas avoir du tempérament, ne pas apparaître insignifiant, être entier ?
– Es-tu en train de me demander si je t’ai fait un compliment ? questionna en réponse le Capitaine.
– Est-ce le cas ? riposta Second.
– Pourquoi le serait-ce ? ne lâcha pas le Capitaine.
– Pourquoi ne le serait-ce pas ? persista Second.
– Pourquoi te répètes-tu ?
– En quoi pensez-vous que je me répète ?
– " Pourquoi ne le serait-ce pas " ne revient-il pas à me redemander si je t’ai fait un compliment ?
– Pourquoi faut-il toujours que tout ne soit que compétition entre-nous ?
– Ne le sais-tu pas ?
– Non, puisque je vous le deman… N’est-ce pas la question que je viens de vous poser ? rectifia Second.
– Penses-tu sincèrement que je vais arrêter ? crâna le Capitaine.
– Arrêter quoi ? railla Second.
– Oui, après tout, de quoi parle-t-on ? ricana le Capitaine.
– Je dirais plus exactement, à quoi joue-t-on ? frima Second.
– Parce que tu crois que je suis en train de jouer ? trépida le Capitaine.
Second secoua la tête, de droite à gauche, pouffa et déclara, presque dégoûté :
– Vous êtes incroyable ! Même ça, tout ça… mais quel est votre problème ?
– Mais, moi, je n’ai aucun problème…
– Ça y est ! Là ! N’ai-je pas gagné ? exulta Second.
– Non ! Non ! Tu m’as coupé la parole ! C’est trop facile ! Tu n’as rien gagné du tout ! enragea le Capitaine.
– Est-ce bon ? Avez-vous fini ? tempéra Second.
– Oui, oui, dit-il plus calmement, mais reconnais que tu as triché.
– J’ai rusé, modifia Second, et maintenant je viens de gagner !
– Mais pas du tout ! se réenragea le Capitaine. Nous n’étions plus en train de jouer !
– Où avez-vous vu que nous n’étions plus en train de jouer ?! Vous avez fait votre réclamation, je l’ai prise en compte, je vous ai gracié, j’ai enchaîné, vous avez perdu et j’ai gagné. Et, toc ! Ruse secrète, je contre-attaque et je vous…
À la vue du Capitaine, Second réalisa qu’il était préférable de s’arrêter là, alors il tourna sa langue dans sa bouche et épura le sens de sa phrase :
– … redonne la parole.
Le Capitaine, une nouvelle fois prêt à réexploser, se radoucit aussitôt et fit fi de la bravade de Second :
– Non, non, et… et… et de toute façon, dès qu’il y a réclamation, il y a élimination !
– Vous ne pouvez pas changer les règles au fur et à mesure en fonction de ce qui vous arrange, argua Second.
– Excuse-moi mais je suis l’inventeur de ce jeu, il me semble donc que je connais mieux les règles que toi, expliqua à son tour le Capitaine.
– Il n’existe même pas ce jeu ! C’était nul, c’était… c’était… juste pour… vous êtes compétiteur à outrance pour n’importe quoi !
– Pourtant ne dis pas le contraire, tu viens d’y jouer, à mon jeu, et tu as même essayé de gagner.
– Oh… et puis… si ça vous fait plaisir, vous avez gagné, voilà, content ?! se désespéra Second consterné.
– Ah ah ! Victoire ! Ah ! Je t’ai eu ! Je suis imbattable aux "questions-questions", ah ah, quel talent ! C’est extraordinaire comme suis doué pour tout ! Des comme moi, on n’en fera pas d’autres ! C’est inné, c’est comme ça, je suis le meilleur.
Second l’observa, d’un regard totalement inexpressif, abattu par tant d’arrogance et d’admiration de soi. Ce qui n’empêcha pas le Capitaine, tout heureux, plus qu’heureux, de continuer :
– Que veux-tu que je te dise d’autre ? Ah, si : incline-toi devant ma suprématie !
Et une énième fois, Second secoua la tête, de gauche à droite – ou l’contraire, hein, comme vous voulez, j’men fous, j’fais ça pour vous, les pointilleux –, pouffa et déclara :
– Je m’incline, vous avez gagné.
– Sans autre discussion ? Sans protestation ? Sans en faire "trop" ? trouva étrange le Capitaine.
– Non, non, ce n’est pas la peine. Avec modestie, je m’incline.
– Bon, très bien, se résigna le Capitaine un peu déçu.
– Oui, je ne peux que m’incliner devant… UN TRICHEUR !
Le Capitaine ouvrit grand les yeux, comprima ses narines et serra plus encore la dague enfoncée dans la coque, tout prêt à l’arracher pour la planter dans le front de Second. Furibond, il le prévint :
– Retire ça tout de suite ou j’arrache cette dague de la coque et je te la plante au milieu du front !
– Vous faites bien d’en parler, c’est MA dague…
– Il vaudrait mieux que tu te taises, l’avertit le Capitaine.
– Non, non, laissez-moi finir, le pria Second.
– Oh, je vois où tu veux en venir, auras-tu les couilles pour continuer dans cette direction ?
Et sans attendre, Second s’affirma en s’appliquant à bien prononcer chaque syllabes :
– Rendez la moi. À moins qu’un tricheur ne soit aussi capable d’être… UN VOLEUR !
– Oh, putain ! Il a osé, il ne s’est pas tu, il a fallu qu’il finisse… et il a les couilles !
– Et ? provoqua Second.
– Peut-être ne m’en crois-tu pas capable ?
Second hésita, tempéra. Une énième énième fois il regarda le Capitaine, l’examina, de haut en bas. Et pour la première fois il flaira le danger, comprit la folie et sut qu’il était allé trop loin. En tout cas, suffisamment loin pour que le Capitaine vrille et en perde la raison. Il lut en lui et prit conscience que la mort le guettait. Il n’hésita plus et s’évertua avec franchise à apaiser la tension :
– Mais vous êtes fou, cinglé, vous côtoyez la démence, mon Capitaine. Vous seriez prêt à nous condamner, tout ça après un jeu stupide que vous avez fait mal tourner, tout ça pour une parole que je ne pense même pas ?
Étrangement, malgré les propos tenus et peu flatteurs, le Capitaine reprit un peu ses esprits et abandonna, peut-être à cause du ton calme et posé de Second, momentanément toute idée de le trucider. Lui aussi d’un ton plus serein, il se mit à débattre :
– Dans la vie, Secondin…
– Je croyais que c’était Secondième, dit Second qui sauta vers cette repartie pour détendre encore l’atmosphère.
– On s’en fout, on n’a plus le temps d’y revenir !
– C’est vrai, c’est vrai. << – Tout doux, tout doux. >>
– Enfin, pour le moment.
– Parce que nous y reviendrons ?
– Oui, en temps voulu !
– Oh, j’ai trop hâte…
– La vie est courte Secondième, même pour un centenaire. Toute vie est toujours trop courte, alors ce qu’on en fait, ça c’est le plus important, comment ceux qui restent en parleront, c’est ça l’essentiel. Je suis orgueilleux, courageux, peut-être insensé, imprévisible, appelle ça la folie si tu le veux, mais sache que ce savant mélange – sans te donner la totalité des ingrédients, car je garde en moi encore quelques surprises – fait que je suis craint, redouté, et surtout respecté, réputé. Alors oui, Secondième, je suis prêt à risquer ma vie pour un malheureux "tricheur", pour un insignifiant "voleur".
– Mais quand bien même vous me transperceriez avec la dague, après vous mourrez, et plus personne ne sera là pour raconter le pourquoi du comment, quel serait donc l’utilité de ce geste ?
– Alors déjà, un : il n’est pas sûr que je meure, je peux nager pendant des mois.
– Ah oui ? Je croyais que c’était des semaines.
– Tu me traites de menteur ?! tiqua le Capitaine.
– Non, non, non, mais… bredouilla Second. << – Carrément ! >>
– Plusieurs semaines font des mois ! Que ce soit clair ! Et de tout façon, je ne t’ai pas encore raconté toute cette histoire.
– Oh, et si vous me la racontiez maintenant, après tout, nous ne sommes plus à ça près, essaya Second en espérant détourner l’attention du Capitaine.
– Non, là je ne suis pas à l’aise, il faut que je la raconte dans les bonnes conditions.
– D’accord, d’accord. << – Je suppute qu’il va donc falloir que j’écoute son "deux" >>
– De deux…
– Et voilà.
– Quoi ?
– Non, non rien, de deux ?
– De deux, dit le capitaine qui n’avait pas perdu le fil, si je ne te tue pas pour ce que tu viens de dire, tu risques de le répéter, ça risque de se savoir, et ma courte vie se déroulera sans orgueil, je serai moins vénéré.
<< – Et dire que c’est vous qui me qualifiez de bavard et de penseur… >> – Bon, pour votre orgueil, et comme je vous vénère, je veux bien faire un effort, transigea Second.
– Je t’écoute.
– Vous n’avez pas triché, vous avez su adapter les règles… à votre convenance.
– Hein ?!
– Avec ruse ! Et un sens inné de la stratégie !
– Je préfère cette formulation, il faut être précis sur les mots, c’est important de bien choisir ses mots.
Second sourit bêtement, et n’eut plus rien à ajouter. Le Capitaine le pressa de trouver un petit complément :
– Et ?
<< – Et, et, et quoi ? >> – Et… et je fais l’objet d’une qualification.
– Donc j’ai gagné ?! Dis-le à la fin !
– Vous n’avez pas perdu, essaya Second.
Le Capitaine médita et, après un dilemme intérieur, retrouva la raison et accepta à son tour de faire un effort :
– Je m’en contenterai. Qu’en est-il du voleur ?
– En y repensant, je vous donne ma dague avec grand plaisir, déclara Second avec un sourire convenu sur le visage.
– Oh, merci pour ce cadeau, je saurai m’en souvenir, c’est très gentil. Merci, vraiment.
– Mais de rien, c’est un plaisir de voir qu’elle vous est profitable et que vous l’utilisez à bon escient.
– On arrête avec les amabilités ? décida le Capitaine.
– Oui, accepta Second harassé.
Alors, pensif, le Capitaine hocha la tête, de haut en bas ; il reporta son regard vers l’horizon et en revint à un sujet plus que préoccupant : la tempête. Dubitatif, pour tenter de tout expliquer, il finit par lâcher :
– J’ai bien peur que ces vagues rouge-orangées soit surnaturelles, peu conventionnelles, voire irréelles… en fait, je ne pense pas trop m’avancer en te disant qu’elles sont magiques.
– De la magie ? Mais qui…
Ne le laissant pas terminer sa phrase, le Capitaine acheva :
– La Générale.
– Générale ? Quelle générale ?
– Licorne !
– Ah oui, c’est que je l’avais presque oubliée, celle-là.
– Et si la Générale Licorne en est bien à l’origine, peut-être avons-nous une chance, Secondiè… << – Hum, m’embarrasse lui-elle ! Va falloir que je lui trouve un titre neutre. >>
– Croyez-vous ?
– De quoi ? Qu’est-ce que je peux croire ?! s’irrita le Capitaine.
– Que nous pouvons avoir une chance.
– Ah, oui, euh… En tout cas, je ne pense pas que ses intentions soient de nous tuer.
– Si je suis le fil de vos pensées, il est vrai qu’elle n’a aucun intérêt à nous voir périr, puisqu’elle a besoin de nous et compte bien nous amener en vie dans son monde.
– Enfin "besoin de nous" là-dessus je n’en ai pas toutes les certitudes du monde. Elle a besoin de moi, elle m’a choisi, moi seul suis L’ELU ! s’exclama le Capitaine en toute modestie.
<< – Et c’est reparti >> – Et nous…
– Vous ? Vous avez le privilège d’être avec moi, j’espère pour vous que ça suffira.
– Euh… << – Hum… >>
Subitement, la tempête se rappela à leur bon souvenir et vint mettre fin à leur petite discussion, – comment ça ouf ? – somme toute tranquille depuis quelques secondes, avec une vague violente qui se fracassa sur eux.
Le Capitaine faillit lâcher la dague, mais aidé d’une poigne forte, il tint bon. Second ferma les yeux, se cramponna et, aidé d’une emprise digne d’un étau, tint bon.
En rouvrant ses yeux, Second remarqua que la lueur rougeâtre s’amplifiait, jusqu’à éclairer l’océan tout entier autour d’eux. En une poignée de secondes, elle devint de plus en plus vive, se projetant ainsi sur la coque, illuminant leurs visages, transperçant la grisaille du temps et transformant la pluie en une myriade de rayons tombant du ciel. Les vagues, baignées de cette lumière, s'apparentaient maintenant à des flammes d’eau irradiant tout sur leur passage. En levant les yeux, il remarqua que le bateau, du bastingage à la vigie, était auréolé d’un halo rouge. En les abaissant, il se surprit à voir, dans l’eau, ses jambes jusqu’au bout de ses pieds. Et plus il observait, plus toute cette lumière s’intensifiait, encore, encore, jusqu’à devenir omniprésente, jusqu’à devenir éblouissante.
Un gémissement l’arracha à sa contemplation. Un gémissement pas anodin, venu d’un capitaine orgueilleux et respecté. Second tourna la tête vers lui, puis vers ce que le Capitaine lui désigna. Dans le même temps, il l'entendit hurler :
- Oooooohhhh... accroche-toi, celle-là est IMMENSE ! Flûte, c'est quoi cette merde !
Bon, bien sûr, là j’prends des pincettes parce que vous êtes des enfants. Même si on a pu le voir un tout p’tit peu auparavant, les insultes existent et le Capitaine en échappe une de temps à autre. Mais sachez qu’plus la situation était compliquée, plus le Capitaine était injurieux. Et là, comme c’est vraiment mais vraiment une situation d’merde, il n’est pas très très poli ! Donc je préfère, qu’on reste sur une bonne note et qu’on minimise.
Non, ne m’regardez pas comme ça... Non, arrêtez ! Ok ! D'toute façon, vous savez qu’j’vous dis tout, que je n’vous mens jamais, donc pour ceux qui veulent le savoir, ceux qui sont curieux et qui sont un poil imaginatifs, le Capitaine a crié : « Oohhhhh, pu…. de sa mè.. accroche-toi petit c.. de sale enf… de put…, cette enc…. de vague est IMMENSE !!! Mais pu…. de putain – celui-là, à force vous l’aviez d’viner – c’est quoi ce bordel de mer.. ! Aaahahah viens là sale …., je t’attends de pied ferme !
Non ! Je n’vous en dirais pas plus, complétez !
Quoi ? Il ne peut pas dire « je t’attends de pied ferme » alors qu’il gémissait, parce que s’il gémit, c’est qu’il a peur... Oh putain, putain de sale petit enf…. fant. Tu as décidé d’êt’e tatillon ? Parce que si vous voulez qu’on en r’vienne à la version réaliste, on va y rev’nir !
Après un gémissement qui lui avait échappé, le Capitaine reprit prestance et se mit à vociférer – qu’il l’attendait d’pied ferme, toc, encore ! – en voyant la vague incommensurable se diriger vers lui. Une vague d’un rouge vif, une vague aveuglante, éclatante, fascinante ; le Capitaine devina qu’elle était la source des lueurs rouge et orange constatées tout autour d’eux.
Son cerveau en ébullition, inspiré par ses soudaines déductions, le Capitaine fit aussitôt le rapprochement avec la lueur qu’il avait pu voir dans la cabine de la Générale Licorne.
Et là je me gausse, car j’en suis persuadée, j’en suis sûre et certaine, il n’y en a plus aucun qui s’en souvient ! Oh les poissons rouges, les poissons rouges, les poissons rouges !
Allez, j’suis gentille, petit rappel :
" En quittant la cabine de la Générale, le Capitaine se retourna et, avant que la Commandante ne referme la porte, il put voir que la lumière à l’intérieur de la pièce avait changé de nuance. Un ton coloré rouge et jaune, tel le rougeoiement de flammes brûlantes, inondait la pièce. Une fois la porte refermée, la cloison en bois se mit étrangement à vibrer. Le Capitaine s’imagina aisément la Générale faire usage d’une puissante magie."
Et vous voyez, j’suis sûre que j’vous ai r’ssorti tout ça au mot près ! Quelle mémoire, je m’épate.
Tiens tiens, d’ailleurs, petit sondage, qui s’en souvenait de ce passage ? Répondez-moi sincèr’ment, je n’vous engueulerai pas.
Ah ouais ! À c’point là ! Alors maint’nant on fait attention, car n’faut pas croire que j’vais parler dans l’vide toute la journée ! Quand j’dis que’que chose on m’écoute ! Parce que moi, l’histoire, j’la connais ! Les détails, c’est ça qu’est important, sans les détails, sans les p’tites subtilités dont j’fais preuve, qu’est-ce que ça d’vient tout ça ? Ça d’vient du tralala, des jacass’ries, du blablabla ! Est-ce que j’ai l’air de tralala… de blablater ?! Alors à partir de maint’nant, vous m’faites le plaisir d’écouter attentiv’ment !
Non mais, ça fait à peine deux heures qu’ils sont là et ils ont d’jà tout oublié, j’n’y crois pas…
Le Capitaine cogita, un brin admiratif :
<< – Tout ça est bien plus qu’une simple vague. Que de puissante magie il doit falloir pour créer quelque chose de si grandiose... >>
Second interféra dans ses songes pour y aller de son petit commentaire :
– Vous aviez raison, mon Capitaine, cette vague, si majestueuse soit-elle, a beau tout rougir, a beau paraître enflammée, elle ne dégage aucune source de chaleur…
Le Capitaine, très sérieux, à l’affût du dénouement, ne répondit pas, il se contenta d’acquiescer intérieurement :
<< – Oui, l’eau reste froide, voir gelée, mais c’est maintenant sans importance, la vague va tout submerger : le bateau, moi, et Second, tel qu’il est et qui se cramponne autant qu’il le peut. >>
Second, devant ce spectacle effrayant, n’arriva pas à tout intérioriser et ne put retenir sa crainte :
– Vous… Mon Capitaine… Je… J’ai bien peur que l’effet de cette vague ne soit catastrophique.
Le Capitaine n’argumenta pas plus qu’il ne l’avait fait auparavant, se borna à hocher la tête – de gauche à droite pour les puristes – et spécula :
<< – Oh oui ! Oh oui l’impact va être terrible, Second… Secondin ou dième… mais même ça n’a plus grande importance… Second, regarde donc et admire, admire cette vague qui se dirige vers nous et qui, mieux, va se briser sur nous… >>
Cette fois-ci, dans sa tête, dans tout son être, il finit par hurler, à moitié de peur, à moitié de défiance, à moitié de colère, à moitié de folie.
Pas de réaction ? Non, bon, ok, pas grave… c’est fou comme j’peux encore avoir foi en vous… j’en d’viens naïve… allez, j’n’insiste pas.
Le Capitaine douta et commença à se dire que la Commandante et la Générale l’avaient bien eu. Il se demanda pourquoi toutes deux avaient pris autant de peine pour l’attirer dans cette tempête surnaturelle :
<< – Pourquoi toute cette machination pour que mon équipage et moi-même finissions ainsi ? Peut-être survivrais-je, vous m’avez dit, Commandante, de ne pas douter… Permettez-moi d’émettre, quand même, quelques petites réserves quant à ma survie. J’ai comme cette impression, tenace, qu’un piège mortel se referme sur moi. >>
Plus le temps de penser aux pourquoi, plus le temps d’analyser les intentions des femmes, plus le temps de constater, plus le temps de réfléchir. Plus le temps d’agir. La vague, rouge, jaune, orange, démesurée, impensable, froide, glaciale, finalement sinistre, s’abattit sur le bateau, s’abattit sur Second, s’abattit sur lui, emportant avec elle les couinements angoissants qu’ils ne purent retenir.
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