Mon île - 02
Le Capitaine échoua sur cette petite île, qu’il surnomma aussitôt : Mon île.
Ah oui, au fait, j’suis r’venue en arrière. Là, rien à voir avec la vague dévastatrice qui a percuté le Capitaine et Second. Non, là, j’vais r’faire un p’tit point sur les origines du Capitaine, ça coup’ra un peu avec notr’ aventure qui dure plus longtemps qu’prévu. Puis bon, faut bien qu’j’arrive à vous t’nir en haleine, je n’vais pas, déjà, tout vous dévoiler.
– Mon île, ce sera MON île ! exulta-t-il pour commencer.
Une fois son cri de revendication poussé, il se laissa tomber à genoux sur la plage. Fidèle à la tradition des naufragés, des explorateurs, des découvreurs, il en embrassa alors le sable.
– Pfff, pfff, quel con ! J’en ai plein la bouche ! pesta-t-il pour continuer.
Notez qu’j’ai toujours trouvé ça ridicule, cette tradition d’embrassade de sab’e. Enfin, malgré les mises en garde du Capitaine, j’m’y suis essayée une fois, tellement heureuse de r’trouver l’rivage après une longue période de mer ; bah croyez-moi, ne l’faites pas ! Un simp’e bisou et ce sadique de sab’e, je n’sais pas comment il fait, il s’infiltre partout ! À croire qu’il est vivant et qu’il veut nous faire chier en permanence ! On en a plein la bouche, ça colle sur la langue, après ça croque sous les dents, on en avale, ça gratte la gorge… non, non, vraiment c’est dégueulasse et pervers, le sab’e.
Ah, sinon, j’voulais vous préciser qu’à cette époque, le Capitaine, il n’avait pas encore sa grosse barbe ; donc n’commencez pas à vous l’imaginer avec ! C’est bon, quoi ! J’vous entends déjà : « le sable il ne s’est pas mis sur sa barbe ? Gnagnagana. » Pas la peine de voir du sab’e plein sa barbe !
C’n’est pas vrai que j’vais en arriver à avoir les mêmes qualificatifs pour vous que pour le sab’e ! Vous êtes de connivences, c’est ça ? Pfff , vous faites équipe ?!
Le Capitaine, harassé, épuisé et meurtri par les efforts fournis, s’allongea.
Je vous rappelle, puisqu’il faut toujours que j’fasse en fonction d’vot’e mémoire défaillante, que le Capitaine, d’ailleurs pas encore capitaine, vient de s’échouer sur cette île, après avoir fait une croix sur sa vie d’marin chasseur de baleines. Quoi ?! Vous vous en souveniez ?! Oh, bah là j’suis… tout à coup… admirative ! Et j’pèse mes mots.
La moralité, mes p’tits pirates, c’est qu’à force de s’habituer à la médiocrité, on en d’vient tellement moins exigent, qu’un rien nous ébahi ! Moralité : n’soyez pas ébahis !
Essoufflé, heureux d’être vivant, satisfait de son nouveau chez-soi auto-proclamé, il se fit une promesse :
Bon, au passage, il l’avait déjà faite à son père… cette promesse ! Il lui avait promis qu’il deviendrait riche, que ses voyages le rendraient célèbre à travers le monde et qu’il pourrait êt’e fier de lui. C’est vrai, mais disons que là, alors qu’il a survécu au naufrage et à la baleine, il enfonce le clou.
Bah ouais, quand on veut quelque chose, il faut se l’répéter sans cesse et s’en convaincre pour que ça d’vienne une certitude absolue et inéluctable !
Inéluctable ? Ouais, soit, j’vous l’accorde, celui-là n’est pas facile. Un truc inéluctab’e, c’est un truc qu’on n’peut pas empêcher, qu’on n’peut pas éviter et qui va obligatoirement s’réaliser.
Quoi ? Ça n’a pas fonctionné parce que le Capitaine n’est pas célèbre ?! Oh oh gamin, je crois que tu t’méprends et que tu n’sais pas d’quoi tu parles ! Alors si c’est pour dire des conn’ries, tu f’rais mieux… Oui, voilà, c’est bien ça, bien, très bien, mais n’en rajoute plus !
Donc, petit un… chut chut chut chut chut ! Je n’veux entend’e personne protester ! Je prendrai le temps qu’il faudra pour que les choses soient claires, que ça vous plaise, ou non !
Petit un… le Capitaine est devenu riche.
Petit deux… comment ça c’est tout ? Il est dev’nu riche il est dev’nu riche, qu’est-ce que vous voulez qu’j’vous dise de plus ? Vous travaillez pour les impôts ou quoi ? Vous voulez ses fiches de paie ?! Ah, vous voulez savoir où, comment, quand ? Dites-moi, c’n’est pas vous qui étiez en train d’vous plaindre que j’prenais trop d’temps ? Voilà, donc pour le riche, vous n’avez qu’à attendre la fin d’l’histoire, ou la suivante… Pour l’instant, croyez-moi sur parole et laissez-moi vous démontrer l’caractère inéluctable de ses promesses répétitives ; qu’on a d’ailleurs pas encore répétées.
Petit deux, ses voyages l’ont rendu célèbre. Et là, j’dév’loppe, car vous vous êtes cantonnés à votre petit monde !
Mes p’tits pirates, que vous ai-je dit au tout début de ce récit ? Les mondes féeriques existent, tout n’est pas comme vous l’croyez, des mondes extraordinaires sont là, tout autour de vous, tout autour de nous ! Le Capitaine est célèbre dans bien des mondes. Sa légende, perdue pour beaucoup au fil des siècles dans notre civilisation, perdure à travers mon récit. Et se répandra encor’ à travers vous. Il y aura toujours des hommes et des femmes qui connaîtront la vérité, qui sauront qui il était et ce qu’il a fait. N’est-ce pas là de la célébrité ?
Petit trois, son père peut être fier… oui, euh… passons, il est tant d’avancer :
– Après ce que je viens de traverser, ma vie doit changer. Après l’exploit que je viens de réaliser – le combat contre la baleine et la nage, j’viens d’vous l’redire ! –, il me faut voir plus grand. Après le deuil qui me frappe – celui d’son père, pardi ! –, plus question de me laisser diriger. Cette île, mon île, m’apparaît providentielle, salutaire, elle est un phare, mon phare, elle est un signe, mon signe, j’y ferai mon deuil, à en faire mal, je m’y reposerai, à en crever, je m’y ressourcerai, jusqu’à l’ivresse, elle me façonnera, me sculptera, et m’indiquera le chemin à suivre, pour survire ! Mon île, je me fie à toi, mon île, tu me… et le Capitaine – en fait, toujours pas capitaine – se tut tout aussi vite qu’il venait de s’emporter.
Le Capitaine – oui bah faut bien que je l'nomme comme ça sinon vous n’allez rien comprendre – commença par voir des étoiles… dans la continuité il ne vit plus rien… si ce n’est du noir, et sans même s’en rendre compte, très vite, il perdit connaissance.
– Cesse donc de palabrer, je n'entends que toi ! Sur MON île, je veux du calme, jeune freluquet.
Un mystérieux étranger, comblé par son lancé, s’approcha de lui, le toisa, et fidèle à ses convictions, suivant son instinct, se pencha et lui attrapa les pieds pour le tirer jusqu’à chez lui.
– Voyons voir ce que je vais bien pouvoir faire de toi. Je te laisse une chance, ne me déçois pas ou tu périras.
Freluquet – on va donc voir si vous comprenez – fut traîné sur le sable, puis dans la végétation, avant de rapidement arriver à la maison de l’Étranger.
– Voici ma demeure, mon palace, mon château ! Je règne en souverain craint et respecté sur toute cette île, la mienne, elle est mon royaume incontesté ! exulta pour commencer l’Étranger.
Une fois arrivé au seuil de la porte, il modéra quelque peu ses propos :
– Bon, je te l’accorde, plus qu’une maison, il s’agit en fait d’une cabane. Plus qu’un royaume, il s’agit d’une petite île. Plus que souverain, j’en suis surtout le seul pèlerin ! l’Étranger éclata alors d’un rire bref et sonore, satisfait qu’il fut de sa rime et de sa dite condition.
D’une façon aussi soudaine qu’imprévue, il reprit son sérieux et un air grave… empli de défiance :
– Mais Freluquet, ne t’y méprends pas, je sais de quoi je parle, je suis redouté et respecté !
Sans autre présentation, qui de toute façon ne servait à rien face à l’inertie comateuse de Freluquet, l’Étranger l’amena à l’intérieur. Dans cette bicoque spartiate, très simple autant dans son architecture que dans son ameublement, il le laissa au sol, entre le lit, son matelas de paille et un coffre cadenassé.
– Hum… Dois-je m’embêter à t’attacher ?
– T’aattaacher, t’aattaacher.
– Qu’en penses-tu, Coco ?
Ouais, bah si ça manque d’originalité c’n’est pas ma faute ! Je n’vais pas inventer un aut’e prénom just’ pour vous faire plaisir ! Son perroquet s’app’lait Coco, il s’app’lait Coco !
Quoi ? Bah, alors allez-y, dites-moi donc quel prénom vous inspirerait, comment voudriez-vous l’appeler ?! Corinne ? Corinne ? Absolument, c’est absolument c’que vous voulez ? Et vous pensez que ça lui ira très bien…
Vous m’énervez, j’n’en peux plus, vous savez… je n’vais même pas chercher à polémiquer pour si peu, app’lons le Corinne si ça vous chante !
– T’aattaacher, t’aattaacher.
– Qu’en penses-tu, Coco ?
– Cooriinnee, Cooriinnee.
Vous préférez, ça vous convient mieux ? C’était un mâle, mais bon, faites-en donc un transgenre !
C’est quoi un transgenre ? Voilà, les deux pieds d’dans… Quoi ? Non, rien, c’est euh… euh… Prenons l’exemp’e de notre perroquet. Coco est un perroquet mâle, il est rebaptisé avec un prénom féminin – pour des raisons qui m’échappent mais qui vous sont propres. Disons que c’est son choix, Coco mâle veut être appelé Corinne femelle parce qu’il ne se sent pas bien dans sa peau d’homme. C’est juste ça être transgenre, c’n’est pas plus compliqué, c’est ne pas se sentir bien dans sa peau d’homme et vouloir devenir femme ; ou vice versa ; et ça marche aussi avec les mammifères, les palmipèdes, les cétacés, les robots, etc.
– Corinne, Corinne ! s’exaspéra l’Étranger, tu n’es pas une perroquète, tu t’appelles Coco !
– Péérooquèètee… quééqueettee !
Ouais, bah c’est comme ça, il était un peu vulgaire ce perroquet ! Et n’comptez pas sur moi pour r’changer tout son comportement ! Si vous voulez vous n’avez qu’à inventer toute l’histoire, tant qu’vous y êtes !
<< Heureus’ment que je m’suis arrêtée à quéquette, si ils savaient c’qu’il y avait après Corinne… >>
– Et oui, de quéquette tu en as une, Corinne ! Tout comme des…
– Roouubiignoolees, roouubiignoolees, roucoula Corinne conscient du problème.
En fait, il n’a jamais vraiment dit ça, l’Étranger. Il dit ça just’ à cause de vous qui avez féminisé Coco, alors je n’fais que m’adapter. Qu’on soit bien d’accord, de quéquette, il en a une mais à cause de vous, de vous, il s’en pass’rait bien ! Et du coup, il est en fait dev’nu un perroquet transgenre femelle… mâle… merde, dans quel sens… Merde ! Vous êtes responsab’es ! Veut maint’nant êt’e une fille, not’e pauv’e perroquet d’origine mâle qu’avait rien d’mandé à personne ! Pfff, et dire qu’on en est là à cause d’un manque d’originalité…
Quoi ? Est-ce que Coco, ça n’aurait pas pu simplement être le diminutif de Corinne ? Euh… ça aurait pu, ça m’aurait même évité l’transgenre et… P’tain, je m’suis toujours imaginée c’perroquet êt’e un mâle quand l’Capitaine me racontait ce passage de sa vie. T’as raison, bien vu, ça s’trouve c’était une femelle… Pfff, et voilà qu’il finit transgenre… enfin, faut pas non plus qu’ça l’empêche de vivre... la suite :
– Fait bien attention qu’un jour je n’en vienne pas à te débarrasser de ta difformité, le prévint l’Étranger.
Le volatile le fixa. L’Étranger ne sut si cela lui plairait ou non, question maintes fois posée et restée sans réponse, alors il en revint à sa prise :
– Je ne vais même pas prendre la peine de t’attacher, à te voir, je ne risque pas grand-chose.
– Faaiinééaant, faaiinééaant.
– Ce n’est pas de la fainéantise ! J’ai… autre chose à faire, expliqua l’Étranger.
Corinne se mit encore à dodeliner de la tête. L’Étranger fit mine de l’ignorer, reprit le cours de sa vie et se dirigea vers un petit meuble d’où il sortit une bouteille de rhum, déjà largement entamée. Il s’installa à une des quatre chaises, regarda les verres présents, fit la moue devant l'état de propreté douteux – le lavage à l'alcool a ses limites, croyez-moi – mais, tranquillisé, car se rappelant que l'alcool possède un fort pouvoir désinfectant, en emplit deux. Il en saisit un et nargua Corinne :
– Je suis fainéant, moi ?
L’oiseau s’agita dans tous les sens, trembla, trépigna et, d’une hâtive envolée, se retrouva sur la table à hauteur du deuxième verre.
– Ouste ! Celui-là sera pour Freluquet, pour soigner son mal de crâne, ricana l’Étranger.
Le perroquet, chose normalement impensable, lança un regard furieux à l’Étranger et se mit, pour signifier son impatience, à taper de ses doigts sur la table.
Bah si j’vous dit qu’ça c’est passé comme ça, c’est qu’ça c’est passé comme ça ! Arrêtez d’tout vouloir contester ! Là ça en d’vient un toc ! Corinne était un perroquet intelligent.
Quoi ? Le perroquet n’a pas d’mains, donc pas d’doigts, c’est pour ça qu’vous tiquez ? Ah ah, mais ça c’est pa’ce qu’en fait vous n’savez rien ! Parce que vous êtes médiocres ! Heureus’ment, je suis là, j’vais pouvoir vous sortir ma science infuse, vous éblouir et vous ébahir : les perroquets ont des doigts.
Sachez que les pattes des perroquets sont terminées par des doigts dits zygodactyles. Oh, arrêtez, c’est pénible ! Zygodactyles, ce n’est pas si dur ! Ah ah, je me gausse. Des doigts zygodactyles, ça veut dire qu’ils sont opposés deux à deux et qu’ils peuvent assurer une prise très ferme. Un perroquet peut se servir de sa patte comme d’une main, et ouais, et toc !
– Espèce de perroquet alcoolique, va donc te prendre un autre verre.
Corinne se déplaça jusqu’à un verre vide et le prit de sa main…
Et bah non ! Elle le prit de son bec !
Corinne attrapa le verre en se servant de son bec et le posa à côté de la bouteille. De sa patte, elle la tapa, tout en regardant, encore, mais cette fois-ci avec des yeux de perroquets battus, l’Étranger. Il s’exécuta et le servit généreusement. Corinne abaissa aussitôt la tête dans son verre et, sans attendre un quelconque toast, de sa langue, lapa le savoureux nectar.
Si, si, les perroquets ont une langue ! Comment voulez-vous qu’ils parlent, sinon ?! Allez-y, essayez donc de parler sans bouger votre langue.
Pfff, et faut qu’ils essayent…
– À ta santé, Freluquet. Mais réveille-toi vite ou tu me retrouveras ivre. Tu nous, retrouveras ivre, corrigea-t-il.
L’Étranger joignit le geste à la parole et se délecta à son tour d’une bonne rasade.
Freluquet, quant à lui, dans un état second, grimaça, balbutia à n’y rien comprendre mais ne se réveilla pas. Le jour tomba, la nuit se leva, l’Étranger continua sa vie avec Corinne, Freluquet continua à comater... sans savoir ce qui l'attendait.
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