Mon île - 03 - Présentation.
– Aïe… mon crâne… ma tête… je… mais qu’est-ce que… se demanda Freluquet, une main posée sur son front.
– Têêtee, quééqueettee, reprit avec joie Corinne.
– Mon crâne ! Ma tête ! Je ! Qu’est-ce que ! J’ose espérer et je pense pouvoir exiger que ça ne va pas être ça tout du long ? Non, parce que moi, les discours à rallonge, les phrases qui ne se finissent jamais, les propos incompréhensibles, ça va vite me saouler ! Sans parler qu’il risque de t’arriver des bricoles, menaça avec affliction l’Étranger.
Sans tenir compte de la remarque de l’Étranger, Freluquet porta d’abord son regard vers ce singulier perroquet :
<< – Qu’est-ce que… je… mais… c’est quoi ce machin ? >>
Corinne, qualifié de machin, lui fit un clin d’œil :
<< – Quééqueettee. >>
Freluquet dévia aussitôt son attention vers l’Étranger :
<< – Qu’est-ce que… je… mais… c’est qui ce vieillard ? >>
L’Étranger, qualifié de vieillard, soutint son regard sans ciller :
<< – Qu’est-ce qu’il a à me fixer ? Fais bien attention à ce que tu vas dire, Freluquet. >>
Corinne interrompit ce duel des yeux par un sonore et inapproprié :
– Coocooriicoo !
Freluquet pensa être fou :
<< – Ok, d’accord, je suis toujours inconscient et je suis en plein rêve. >> sur ce, il referma les yeux, posa la tête au sol et s’évertua à sombrer dans une inconscience qu’il rêvait toute autre.
L’Étranger s’offusqua, autant de la réaction de Freluquet que du cri de Corinne :
– Mais pourquoi fais-tu le coq ?! Tu es un perroquet, nom de non ! Un perroquet, oui de oui ! Et toi, toi là, tu t’es réveillé, tu es conscient, pas la peine de te rendormir !
Alors que Freluquet, lui, fit mine d’ignorer ce commentaire, Corinne crut bon, lui, de s’expliquer :
– Rééveeiil Freeluuquueet, coocooriicoo !
L’Étranger réfléchit un instant puis se permit de traduire :
– Alors puisqu’il vient de se réveiller, tu fais le coq. Parce qu’un coq ça annonce le réveil, je me trompe ?
– Oouuii ! s’enthousiasma Corinne, heureux d’avoir été compris.
L’Étranger ne lui laissa guère le temps d’être gagné par une frénésie d’exaltation et sut nécessaire de le reprendre :
– Les coqs ça chantent lorsque le jour se lève ! Et là, ça réveille les gens. Ça ne fonctionnent pas à l’envers, les coqs !
– Eenveers ? se désespéra Corinne, malheureux de ne pas comprendre.
– Argh, je croirais avoir en face de moi un enfant débile à qui il faudrait sans cesse tout expliquer ! – n’y voyez aucune comparaison avec vous autres – Ce n’est pas parce que Freluquet se réveille, que c’est le lever du jour, et qu’il faut chanter cocorico ! Et d’abord, est-ce que c’est encore le jour ?!
Corinne regarda vers l’extérieur et répondit d’un simple :
– Oouuii.
L’Étranger tourna la tête vers la fenêtre et s’aperçut que la nuit n’était pas encore tombée – en gros, l’action se situe en début de soirée, pour être claire.
– Ce que je veux dire c’est que… Oh, laisse tomber…
– Coocooriicoo ! approuva Corinne.
C’en fut trop pour l’Étranger qui oublia aussi sec son "Oh, laisse tomber" et s’énerva :
– Putain, mais un coq ça chante au lever du soleil, pas à tue-tête ! Pas en pleine journée, pas parce que quelqu’un se réveille, nom de non !
– Oui mais oui ! Mais oui, c’est un putain de rêve ! Non, c’est un prodigieux cauchemar ! Alors fermez-là, bande de dégénérés ! Vous entendre me fait mal au crâne ! intervint Freluquet.
L’Étranger bondit de sa chaise et… :
– Oh, putain de rhumatisme…
– Puutaaiin, puutaaiin, rhuumaasmii… rhuumiitaa… rhuumaa… coinça Corinne.
– Ta gueule ! dirent en cœur l’Étranger et Freluquet.
Oui, oui, je sais… les rhumatismes… pour faire simple ce sont des douleurs aux os. Ça arrive quand on vieillit. Voyez vos pépés et mémés, peut-être aussi vos parents, dès qu’ils bougent ils ont un peu mal partout.
Stop ! Ne dites rien ! Vous êtiez si sages, continuez !
C'n'est pas croyab'e... non, j'n’en ai pas ! J’n’ai mal nul part ! Je n’suis pas vieille ! Je suis… oh… Ce que je veux dire c’est que… Oh, laissez tomber… C’est peine perdue.
L’Étranger, se tenant le bas du dos, s’imagina se diriger vers Freluquet et lui porter un violent coup de pied dans les côtes, la tête, le ventre, ou dans ces trois zones réunies, afin de le secouer et de lui faire ravaler son "dégénéré". Tout bien réfléchi, il préféra se rasseoir et opta pour une solution tout aussi efficace : le lancé de verre.
Freluquet – je rappelle, avant d’entendre des gnagnagni gnagnagna, qu’il est toujours couché et qu’il a les yeux fermés – ne vit pas le projectile arriver et le reçu en pleine tête. Bien que sonné, cette fois-ci il ne défaillit pas. Il mit cependant quelques secondes avant de reprendre tous ses esprits. Il secoua la tête – dans tous les sens – pour chasser les trente-six chandelles, se massa le crâne, énergiquement, au niveau de sa nouvelle bosse, ouvrit les yeux et se redressa en position assise :
– Mais… mais…
– Le voilà qui recommence !
– Reecoommeencee !
– Je suis en plein délire ; le plus effroyable, c’est que vous avez l’air bien vrai.
– Vraaiis, vraaiis, confirma Corinne.
– Vrais, en chair et en os, garantit l’Étranger. Un autre projectile, peut-être, pour te le faire entrer dans le crâne une bonne fois pour toute ?
Freluquet se crispa, fulmina, accusa :
– C’est donc à toi – Freluquet pointa du doigt l’Étranger – qu'à mon arrivée, je dois d’avoir été assommé !
– Je ne suis pas peu fier de mon adresse. Je fais toujours mouche.
Freluquet lui lança un regard noir, haineux, laissant transparaître tout le mal qu’il aimerait à lui faire subir. L’Étranger s’en aperçut :
– Oh, Freluquet, tu peux darder sur moi toute ta fureur, n’empêche qu’un seul petit caillou t’a vaincu.
Pour parfaire sa phrase, l’Étranger la ponctua d’un rire sonore qu’il trouva parfaitement approprié. Freluquet ravala sa rage :
<< – Rigole tant que tu le peux, mais sache que je n’oublierai pas. Je n’oublierai plus jamais rien, je ne suis plus le même, j’ai ouvert les yeux sur ma destinée, je ne suis plus un exécutant, personne n’osera se moquer de moi impunément, jamais plus on ne me commandera, je saurai voir les choses en grand, je… >>
L’Étranger le coupa dans ses grandiloquentes pensées :
– Ne me dis pas que tu t’emportes encore ?
– Je… dit Freluquet qui ne s’attendait pas à cette question.
– Ah bah si, il a fallu que tu recommences à monologuer.
– Je… enchaîna Freluquet qui ne s’attendait pas à cette affirmation.
– Ce n’est pas un reproche, sache que je préfère quand tu le fais intérieurement. Bien que ça ponctue la conversation de quelques blancs.
– Je… bloqua Freluquet face à cette remarque.
– Je, je, je ! JE, te l’ai déjà dit, finis tes phrases ! Ou ça risque vite de me saouler !
– Et il m’arrivera des bricoles, termina Freluquet qui parvint enfin à répondre.
– Voilà qui est parfait, on s’est compris ! se réjouit l’Étranger.
<< – Oui, je me comprends. >> pensa Freluquet, tout en affichant un sourire de façade sur son visage.
<< – Oui, il n’a rien compris. >> pensa l’Étranger, tout en affichant un même rictus sous sa barbe grisonnante.
Quelques secondes passèrent ; Freluquet fut le premier à reprendre la parole – Oui, le premier ! – bien décidé à faire toute la lumière sur ce lieu inconnu :
– Dans quel monde ai-je bien pu échouer ?
L’Étranger prit sa question au sens propre et le corrigea aussitôt :
– Ceci est notre monde, d’humains ! Pourquoi t’imaginer ici un autre univers ? Parce que vois-tu, il n’y a aucune magie à se retrouver en compagnie d’une personne d’un âge respectable, en l’occurrence moi, et bien conservé je dois dire, et d’un perroquet.
– Certes, dit Freluquet qui, l’esprit peu ouvert, n’avait jamais pensé qu’un quelconque autre monde puisse exister.
– Mais, j’avoue tout de même que, pour sa part, cette bête paraît bien trop affrétée et… mince, à la voir, à l’entendre et à bien y penser, c’est vrai qu’on devine vite que cet oiseau excentrique vient d’ailleurs. Mais ne t’y méprends pas, rien à voir avec de la magie.
– Certes, dit Freluquet qui, en bon septique, très cartésien – c’est bon ! Voyez c'qui suit avant d’lever vos mains ! L’explication arrive d’elle-même, bande d’impatients… notez qu'j'fais des efforts, j'aurais pu dire chiants – qui ne croit qu’à ce qu’il voit, n’a jamais admis que la magie puisse être réellement pratiquée.
– En fait, regarde-le, on dirait plus une malédiction, non ? l'interrogea l’Étranger qui, fier de sa boutade, éclata encore d’un rire retentissant.
Corinne, en bon perroquet, fit le serpent et cracha son venin :
– Pschiiii, pschiiii !
– Mais… Pourquoi ? ne put que demander Freluquet.
– Ah bah ça… je pense que ce perroquet souffre de troubles, confessa l’Étranger.
– Troouublees, roouulee maa poouulee.
Freluquet, perturbé, embarrassé par ce comportement incohérent, s’intéressa alors à ce drôle d’animal :
<< – Ma foi, un perroquet sur les grandes lignes bien ordinaire. Deux yeux, des pattes griffues, zygodactyles – ah ah, il vous clôt l’bec, le Capitaine, quelle culture ! – deux ailes, des plumes, un bec. Mais quels grands yeux ronds, disproportionnés, et d’un bleu si azur, presque ozone. Quels ongles longs, dorés ! Quelles ailes d’un criard et unicolore violet, tranchant avec ce corps immaculé d’un blanc ivoire. Quelle couleur de tête, d’un rose au dégradé progressif et rattrapant son violet. Et son bec, nervuré, presque sculpté, d’un jaune or. Tout ça sans parler, que ce perroquet s’est drapé d’un petit foulard noir, noué autour de son cou, et qu’il s’est paré les pattes de breloques clinquantes. Je rêve où il me fixe ? Qu’est-ce qu’il a à me fixer comme ça ?! À croire qu’il m’analyse… Non, pourrait-il me... comprendre... répondre ? Il faut que je teste : >> – Me comprends-tu, sale bête ?
Le perroquet resta stoïque.
Je n’dis rien mais il doit être un peu comme vous, alors qu’on lui parle, souvent quand j'vous parle, il et vous avez la fâcheuse tendance à n’pas réagir comme on pourrait s'y attendre, à rester perplexes, de marbre, complét’ment amorphes, atones, végétatifs, mous, ou alors carrément à côté d'la plaque ! J’en aurais tant d’autres des adjectifs pour vous qualifier qu'on pourrait y passer la Noël !
C’est quoi y passer la Noël ?
Je vais dev’nir folle, non… nom de non, non, on n’va pas rev’nir au début… non… non… NON ! Pitié, soyez mous.
L’Étranger secoua la tête – pitié, dans l’sens que vous voulez ! – et précisa :
– Cette créature est pénible, elle n’en fait qu’à sa tête.
– Têêtee, quuééquueettee !
Sans y faire attention – Freluquet se dit qu’il devait avoir tant entendu cette réplique qu’il n’y attachait plus aucune importance – l’Étranger continua :
– Bien-sûr que cet être te comprend ! Ce perroquet est différent, il a une certaine… comment dire… conscience et un… comment dire…
– Je ne finis peut-être pas mes phrases mais au moins je ne cherche pas mes mots à tout bout de champs, baragouina Freluquet.
– Comment ?
– Oui, c’est ça, comment dire…
– Ah… euh… comment dire… à l’avenir évite de m’interrompre ! Je ne sais plus où j’en suis, s’agaça l’Étranger de ne plus savoir où il en était.
– Est-ce important ? releva sèchement Freluquet.
– Bien entendu que ça l’est ! cria l’Étranger en tapant du poing sur la table.
– Bien entendu… acquiesça Freluquet en haussant les sourcils.
– Oui !
– Oui, c’est certain.
– Ça l’est, consentit l’Étranger.
– Et donc ? demanda Freluquet.
– Et donc, à l’avenir tu m’écoutes jusqu’au bout et tu ne me coupes plus la parole !
– Et donc ?
– Et donc… euh… c’est tout !
– D’accord, donc si c’est tout, oublions le "comment dire", donc finalement pas si important, conclut Freluquet tout heureux de son succès.
L’Étranger repassa la conversation dans sa tête avant de sortir un inévitable :
– Te fiches-tu de moi ?
– Comment dire…
– Coommeent diiree, coommeent diiree, tonitrua Corinne.
Et pour ne plus perdre son idée, l’Étranger compléta :
– Comment dire, si ce n’est qu’il semble avoir un certain talent pour appréhender et amener les choses là où il le souhaite, précisa l’Étranger.
– M’a l’air bête ! décréta Freluquet.
– M’aa l’aaiirr bêêtee, quééqueettee ! clama Corinne.
Freluquet commença à en avoir marre et soupira ; l’Étranger haussa les épaules, sans plus en rajouter.
Mais après avoir soupiré, Freluquet, lui, avec une pointe d’ironie, en rajouta :
– M’a l’air vraiment très intelligent, ça ne fait pas de doute.
– Ah, ah ! Ne te fie pas à ce que Coco te montre.
– Cooriinnee, Coorinnee !
– Tu ne vas pas recommencer ! Tu t’appelles Coco, point ! Que cela te sied ou non, tu es une garçon, un homme, un mâle, ou ce que tu veux du moment que ce soit masculin ! lâcha d’une traite l’Étranger.
– Tu veux dire que cet oiseau se prend pour une femme ? questionna Freluquet tout ébaubi.
– Tout à fait, l’oiseau se voudrait oiselle ; c’est une histoire un peu complexe, expliqua l’Étranger sans entrer dans les détails – ouais, tout ça est votre faute, on y r’vient pas, hein ?
Freluquet le détailla un instant et se permit, avec une joie non dissimulée, d’enchérir :
– Désolé, Corinne, mais je dois admettre que ce n’est pas tes ridicules breloques aux pattes qui te féminiseront. Que ça te plaise ou non, tu un mec, un gars, viril ! Pas une nééneettee !
Sur ces bonnes paroles, Corinne n’opposa nul autre argument qu’un :
– Pschiiii, pschiiii !
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