27 - Chez la Pirate
– Dix-huit heures trente-neuf ! J’crois qu’les enfants, il est l’heure d’vous préparer.
<< Enfin ! Alleluïa ! Wouhou ! >> s’exclama intérieurement, à tue-tête, avec joie, allégresse et sans retenue, la Pirate.
– Allez, hop hop hop, on s’lève, on s’remue, l’histoire est finie ! L’historie est finie, terminée, ça y est ! Vos parents n’vont plus tarder et j’n’ai pas, mais alors pas du tout, l’intention d’les faire attend’e, expliqua-t-elle, pressée, survoltée, toute excitée.
Les enfants écarquillèrent grand leurs yeux. La plupart rouspétèrent, certains allèrent même jusqu’à oser protester. Un, fatigué, assez lessivé, pas mal usé, bailla. Une autre, bien élevée et respectueuse des règles, se leva pour aller chercher son manteau. Deux au fond, totalement absents et ennuyés par toute cette – pourtant extraordinaire – aventure, qui subissaient cette histoire – pourtant fabuleuse, merveilleuse, sublime –, depuis les trois à quatre heures que la conteuse avait commencé, émirent un « ouf » de soulagement ; sans parler de leurs pensées : << Enfin ! Alleluïa ! Wouhou ! >>.
De son côté, la dernière, la plus vivace, la plus virulente, la plus compliquée à gérer, la belliqueuse Gigi, s’emporta, s’enflamma et, à deux doigts d’insulter sa mère, s’outragea :
– Oh ! Tu te fous de nous, maman ?! Tu nous laisses comme ça, avec cet ingrat de Fils ?!
– Ingrat ? Tu connais c’mot là, toi ? s’étonna sa mère presque admirative.
– C’est quelqu’un qui n’est pas reconnaissant ! développa Gigi qui tenait à convaincre sa mère qu’elle connaissait, oui, parfaitement ce mot.
La Pirate ne manifesta aucune réaction, elle se leva de son fauteuil, s’étira et revint subitement à Gigi :
– Oh ? C’est à moi qu’tu parlais ? Tu voulais… t’as réellement cru que je n’connaissais pas c’te définition ou quoi ?!
– Non, mais, je… C’était pour te…
Ne la laissant pas finir, elle s’appliqua à lui faire savoir la vérité :
– Gigi, quand on d’vient père, mère, parent, comme moi maman, le premier mot qu’on apprend est “ ingratitude ”. Et, désolée d’te l’apprendre, mais tu n’as pas fait exception à la règle.
– Ah, ah, ah, très drôle maman, très drôle, ronchonna Gigi.
– Et c’est qui la meilleure des mères qui t’a cassée d’vant tous tes amis ? Oh, oh, oh !
Les copains de Gigi ne quittèrent pas des yeux la Pirate qui entamait une ridicule danse de la “ cassure ”, index levés vers le ciel, bouche en trompette et déhanché endiablé. Se rendant compte de cette observation insistante, gagnée par la gène, elle se calma aussi sec :
– Oui, bon, c’est un truc entre nous. Nous disions donc quoi, Gigi ? Ah, oui, des… remarques, commentaires, récriminations ?
Devant les mines ahuries, elle comprit et se désespéra :
– Même là, mêm’ une fois l’histoire terminée, mêm’ en cette fin d’journée, mêm’ à la nuit tombante, mêm’ à l’issue d’une après-midi si interminab’e, même là, même maint’nant, encore, faut qu’ça continue.
Un long soupir plus tard, ne dérogeant pas à la règle, la définition arriva :
– Des récriminations, ce sont des jérémiades, des protestations, des revendications.
Les visages se détendirent et du coup les plaintes arrivèrent :
– Si c’est la fin, on manque des choses ! bravèrent Gigi, une mioche à lunettes et un gamin qui avait apparemment oublié de grandir.
– Quel genre de chose ?! s’offusqua-t-elle.
– Que s’est-il passé après ? enchaînèrent-ils en chœur.
– Après, après… après quoi ?
D’autres enfants se joignirent à eux et tous ensemble, de leurs voix criardes et agressives – d’enfants –, s’égosillèrent :
– Après la mort de El Capitano !
– Oh, ça… bah… déduisez !
– Non, on veut savoir ! On veut savoir ! On veut savoir ! On veut savoir ! répétèrent-ils cette fois-ci d’une voix nasillarde et franchement agaçante – toujours propre aux enfants.
– Vous êtes franch’ment agaçants ! Prenez plutôt exemp’e sur Bien-élevée qui a déjà mis son manteau, ou sur Fatigué-d’naissance qui va s’écrouler si tout ça dure cinq minutes de plus, ou sur Lassé et À-bout qui sont tout proches de l’apoplexie !
– Apo… commencèrent les enfants ignorants.
– STOP ! Le dictionnaire vient de se refermer. Regardez leur tête de désespérés, à l’idée que l’histoire puisse reprendre, et vous comprendrez le terme de ce mot !
Obéissants, les enfants examinèrent leurs deux camarades prétendument apopléxés. Bien que tous les deux fussent soulagés de pouvoir enfin rentrer chez eux, ils se dirent que, finalement, ils n’étaient plus à ça prêt et, comme tous les enfants normaux – caractériels limite schizophrènes –, ils changèrent d’avis et se rallièrent à la majorité :
– Oui, c’est vrai, il est devenu quoi le Capitaine ?
Décontenancée, dépitée, la mâchoire tombante, la Pirate se rassit, n’eut d’autre choix que de s’incliner et de se soumettre :
– Pfff… Ok, rasseyez-vous deux minutes. Non, n’enlève pas ton manteau ! Deux minutes, j’vous accorde deux minutes, pas une de plus !
Les enfants se réinstallèrent et, d’un court résumé, la Pirate tint sa promesse de ne pas les retenir trop longtemps :
– Le Capitaine porta un petit coup de pied à El Capitano, puis un plus fort et un troisième puissant – voire violent – en pleine tête. Dans quel but ?
– Parce qu’il est cruel !
– Par méchanceté.
– Pour le réanimer ?
– Pour le frapper !
– On va arrêter là avec cette toute dernière réponse débile. Il le cogne juste pour s’assurer qu’il soit bien mort ! Rien d'plus, rien d'moins. Et vous savez quoi ?
– El Capitano se relève !
– Et riposte !
– Et sort lui aussi un couteau de sa botte !
– Et l’envoie dans la gorge de la Commandante !
– Le sang gicle, arrose tout le monde !
– Et la Commandante meurt !
– Dans d’horribles souffrances !
– Ouais ! Ouais ! applaudit, guillerette, toute l’assemblée.
Ravie de leur créativité, la Pirate les scruta un instant mais, peu encline à les féliciter, elle les engueula :
– Bande de tarés ! Dégénérés ! Tous des malades ! Des meurtriers en puissance, voilà c’que vous êtes ! Ça n’tourne vraiment pas rond dans vos p’tites têtes, hein ?!
Personne n’eut le courage de lui répondre ; elle enchaîna donc avec la suite :
– El Capitano, mort de chez mort, n'a pas réagi aux coups de pieds, aussi violents soient-ils. Point !
– Oh.
– Ah.
– Non…
– Le pauvre…
– Quel ingrat ce Fils !
– C’est bon, on a compris qu’tu maîtrisais c’mot, Gigi. D’ailleurs, ne pas confond’e un nain gras et un ingrat…
Des mouettes semblèrent voler devant les yeux des enfants, leurs esprits transpirèrent le néant et la Pirate eut un moment de solitude :
– Pfff… un jeu d’mot bien trop élaboré pour vous, passons. Le Capitaine s’adressa à la Commandante et vous comprenez que tous les deux ont négocié un minimum sur le "et maint’nant, que va-t-il se passer ?". Bien que regrettant de n’pas avoir tué El Capitano elle-même, déplorant tout ce sang, au fond attristée de n’pas l’avoir retrouvé assagi et apaisé, la Commandante remercia le Capitaine d’avoir abrégé une situation compliquée avant qu’elle ne devienne encore plus catastrophique. Une grâce fut prononcée en échange de la boîte. Le Capitaine, peu désireux de ramper une nouvelle fois dans la sombre grotte, et surtout craignant de leur indiquer le lieu où se trouvaient d’autres richesses, envoya Corinne la chercher. Pour le convaincre, le Capitaine lui promit une vie meilleure, lui démontra, en blablatant encore et encore, que El Capitano devenait fou et qu’il était final’ment grand temps qu’il y passe. Corinne hésita, râla un peu, puis accepta de continuer ses aventures avec le Capitaine. La boîte rapportée, le Capitaine la remit solennellement – Pfff, cérémonieus’ment ? Pfff, avec… sérieux, sans faire l’guignol– à la Commandante. Elle l’ouvrit et en vérifia discrèt’ment le contenu, sans que le Capitaine n’arrive à en voir l’intérieur. Il remarqua qu’un sourire ému, un brin nostalgique, se dessinait, jusqu’à se figer un instant sur ses lèvres. D’un claquement sec, elle referma la boîte et se mit à le fixer. Soucieux de se voir ainsi dévisager, inquiet qu’elle puisse revenir sur sa promesse, se demandant si El Capitano ne lui avait pas menti, peut-être que la boîte ne contenait pas ce qu’elles cherchaient, le Capitaine, timid’ment, voulut se rassurer : « Est-ce bon pour vous, Commandante ? Marquise ? ». Elle lui révéla que, en dépit des dégâts considérables, le clan retrouvait son honneur bafoué. Alors, en confiance, le Capitaine, bien qu’il n’y crut pas trop, tenta de percer le secret de la boîte : « Commandante, allez-vous me laisser là, sans explication ? Marquise, me direz-vous ce que vous recherchiez ? » ; elle le toisa un instant, le sermonna : Marquise ou Commandante, ici qu’il choisisse, il était insupportable qu’il use des deux, puis lui dévoila… lui divulgua… qu’elle espérait que jamais il ne l’apprenne. Elle alla même jusqu’à ajouter qu’elle aspirait à ne plus jamais le croiser, et que sinon, elle le lui promit, la grâce s’abrogerait – c’est ça, elle le tuerait. La Commandante et les Femmes partirent ainsi, sans plus dire un mot, ramassant au passage le cadavre de Effrontée-Perforée.
– Et Défigurée aussi ?
– Oui, enfin, pas son cadavre, elle ne va pas mourir pour quelques petits coups de poings. Elle a survécu.
– Et la boîte ?! Oh, maman ! Nous, on veut savoir ce qu’il y a dans cette boîte !
La Pirate hésita, les toisa un instant et se décida à tout leur dire :
– Vous voulez savoir ?
– Oui ! s’emportèrent les enfants.
– Voulez-vous connaître le secret de la boîte ?
– Oui ! Oui ! s’exclamèrent les enfants.
– Vraiment vous le voulez ? s’amusa-t-elle à redemander.
– Oui ! Oui ! Oui ! cirèrent-ils, n’y tenant plus.
– Les enfants, mes chers petits pirates, sachez que j’espère pour vous que jamais vous n’l’apprendrez.
L’excitation suscitée retomba aussi sec. La Pirate s’en félicita :
<< – Une jolie petite vengeance après tout ce que je viens d’endurer. >>
Et en rajouta une couche :
– J’espère pour vous que jamais vous n’croiserez ces Femmes. Car je vous l’répète…
– Oui, on sait, le fantastique existe…
– Et la magie aussi…
– Sans parler des autres mondes…
– Et toute l’histoire, toute cette histoire n’est que la stricte vérité…
– Bla, bla, bla, bla…
– C’est bon, vous avez fini, p'tits insolents ?! Non mais, je crois rêver là ! J’espère pour moi, pour vous, que j’n’aurais jamais à vous dire ce qui se cachait dans cette boîte… Et d’ailleurs aussi que jamais plus je n'vous r’verrais, allez, ouste, c’est définitiv’ment l’heure !
– Bah non, la suite ! s'insurgea un garçonnet.
– Oui, la suite !
– Maman, n’abuse pas, la suite ! Tu t’arrêtes toujours là, avec moi, déplora Gigi.
La Pirate hésita, les toisa un instant, regarda l’heure et… les pressa un peu :
– Mes p’tits pirates, vous la connaissez, la suite. Le Capitaine et Corinne construisirent un radeau, chargèrent quelques richesses et le Capitaine deviendra le Capitaine du début de notr’ aventure.
– Et la Commandante deviendra la Commandante ! crut bon de faire sa maline une petite fille.
– Bah moi je trouve ça nul, parce que le Capitaine, bah il aurait dû les reconnaître, les Femmes !
– Oui, il est borgne, pas aveugle !
La Pirate s’indigna, s’inquiéta :
– Non mais… non, attendez, attendez, vous… qu’est-ce que vous avez compris les marmots ? J’ose imaginer qu’vous vous rendez bien compte que la Commandante de la fin n’est pas la même Commandante que celle du début ?
Devant quelques visages aux expressions affligées, devant si peu d’enthousiasme à lui confirmer leur bonne compréhension de l’histoire, la Pirate souffla et résuma, pour deux petites minutes de plus :
– Le Capitaine – toujours pas borgne, arrêtez, vous le sauriez ! – a perdu son père, le vrai, sur un bateau de chass’ à la baleine. Il a atterri sur une île où il a fait la rencontre d’un vieux pirate fuyard qui se cachait. En l’occurrence El Capitano, qui avait volé un truc à des Femmes. Et j’vous dirais pas quoi, pas la peine d’insister. On a vu qu’elles étaient venues le lui réclamer. S’en est suivi une bataille, etc, etc, avec un peu d'sang. La Commandante et les Femmes en blanc, du clan des Ivoires, sont alors repartie, laissant sauf le Capitaine. Oui, et Corinne. Plus tard, bien des années après, sur son propre bateau, le Capitaine a croisé un navire rempli de Femmes, cette fois-ci vêtues tout de noir. Il y a eu un abordage et, très vite, le Capitaine a fait la connaissance de la Commandante – une autre ! – et de la Générale, une Princesse Licorne-noire. Après quelques petits échanges verbaux, après qu’elles aient vu en lui ce qu’elles recherchaient par-dessus tout, à savoir un côté sombre prononcé, elles en ont fait leur champion pour une mission… bien étrange, apparemment simple : cueillir une fleur. Une p’tite tempête passe par là – bien obligé c’est une histoire de pirates – et voilà que le Capitaine arrive sur l’Île.
L’histoire étant ainsi entièrement résumée, la Pirate se laissa aller, ferma les yeux, pouffa de contentement et s’affala dans son fauteuil. Jusqu’à ce qu’une petite voix, venue du milieu du groupe, l’asticote :
– Finalement, elle n’était pas très longue cette histoire. Il ne s’est pas passé grand-chose, vous n’auriez pas pu la faire plus courte ?
La Pirate se désaffala de son fauteuil, pouffa de mécontentement, ouvrit les yeux et se laissa aller :
<< – Oh, Ah, Argh, ArghAhOh, je vais en tuer un, oui, il FAUT que j’en tue un ! Ok, respire, aucun ne mérite que tu finisses en prison, de toute façon ils vont s’en aller, respire. >> – Je travaille sur la version courte.
– Bien.
<< – Bien, qu’elle me dit ! Bien ! Calme-toi, respire. >> – Tu fais bien d’évoquer le "bien", avez-vous remarqué la subtile différence entre les deux groupes de Femmes ? Certaines sont en blanc, d’autres en noir. Un indice : le noir s’oppose au blanc, et le sombre, le mal, s’oppose au… ?
– Bien ?
– Bien, du premier coup ! Maintenant, faites les associations : Femmes, blanc, bien. Et la suite logique ?
– Bien ?
– Non, c’n’est pas non plus un mot magique ! Pas bien ! Pfff, Femmes, noir et… ?
– Bien ?
<< – Pourquoi j’insiste… >> – Dans cette histoire les Femmes en blanc représentent le bien, les Femmes en noir représentent le mal.
– Ah, ok, acquiescèrent les enfants.
<< Ah, ok… Ah, ok, qu’ils me disent… j’n’en peux, définitiv’ment plus. >> – Mais n’oubliez pas, ce qui peut être le bien pour les uns, est peut-être le mal pour les autres. Les héros n’sont peut-être pas toujours les vrais héros. Les méchants n’sont peut-être pas toujours les vrais méchants. Il se peut que tout change, il se pourra que tout se mélange.
La Pirate laissa les enfants analyser, digérer et interpréter à leur guise. Puis, compatissante, elle testa leur bonne foi :
– Bien entendu, tout cela vous l’aviez bien compris, hein ?
– Euh...
– En fait…
– C’est à dire que…
– C’est juste le… que…
– Bien entendu, tout cela vous l’aviez bien compris, hein ?! insista-t-elle d’un ton ne souffrant aucune contradiction.
– Oui.
– Très bien.
– Parfaitement.
– Tout était clair.
– Très clair.
– Aucun besoin de tout résumer, madame.
– Oh, parfait les enfants, parfait. Je suis heureuse car je vois que par-delà toute cette histoire, vous avez lu entre les lignes, écoutez à travers les mots, et vous avez assimilé le, voire les, sens-profond. Maintenant rentrez chez vous, pour de bon. Mais surtout, n’oubliez jamais, jamais, dans la vie, il faut mentir, tricher et ruser ! Et par-dessus tout, il faut rigoler, rire et s’amuser, en tout’ occasion, en toute circonstance, et le plus souvent possible ! La vie est courte, profitez et n’vous prenez pas la tête ! Allez, ouste, sortez d’chez moi !
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