Chapitre 10
Le départ de Dricielle avait considérablement abaissé le moral – déjà pas très haut – d'Eldria, et elle savait qu'il en était de même pour Salini et Karina. La pauvre n'avait pas mérité ce sort. Il était probable qu'elles ne la revoient plus jamais...
Une dizaine de minute passa. Elle commençait à avoir des crampes aux jambes, et les liens à ses poignets la faisaient souffrir. Elle n'espérait plus qu'une chose : qu'on les ramène toutes en cellule et qu'on les laisse tranquille le plus longtemps possible. Que l’on mette fin à ce calvaire qu’était l’attente. Elle s'était bien comportée, peut-être y avait-il une chance pour que Madame Martone l'ait noté et qu'elle la renvoie bientôt chez elle. De là, elle pourrait réfléchir à une solution pour faire sortir Salini et Karina d'ici... C'était maintenant le dernier espoir qu'elle avait.
Finalement, Madame Martone refit son entrée dans la cour, seule cette fois-ci. Dricielle et la jeune fille aux cheveux châtains avaient bel et bien disparu. Immédiatement, plusieurs gardes abandonnèrent leurs postes, et se mirent à détacher toutes les captives, avant de les rassembler en rang par cinq devant une massive porte à double battant située derrière les poteaux en bois. Eldria se fit la réflexion que tout avait l'air particulièrement bien rôdé, ce qui n'était pas pour la rassurer.
Karina, Salini et elle furent placées en fin de file, en compagnie de deux autres femmes. Eldria compta neuf rangées de cinq captives, elles étaient donc en tout quarante-cinq à être retenues ici... Elle ne se souvenait pas du prénom des deux jeunes femmes avec elles, mais elle se souvenait que l'une d’elles, une petite blonde aux yeux verts, avait dix-huit ans, et que l'autre, une grande brune aux yeux bleues et à forte poitrine, avait vingt-neuf ans. Elle constata également que toutes deux tremblaient.
– Que font-ils ? murmura Salini à l'attention de la fille brune à sa droite. Pourquoi nous ont-ils emmenées ici ? Qu'y a-t-il derrière cette porte ?
La jeune femme la regarda quelques instants, l'air pratiquement absent.
– Ah oui, vous êtes nouvelles c’est ça ?
On devinait la peur de sa voix.
– Nous sommes arrivées hier.
– Je vois... Nous, nous ne sommes là que depuis deux semaines. Si vous saviez...
– Sais-tu où ils ont emmené notre amie ? lui demanda Karina avec insistance.
La femme se tourna vers elle. Son visage était compatissant.
– Votre amie ? Vous voulez dire la petite brune qui pleurait ?
– Oui...
Elle marqua une courte pause.
– Je... Je suis désolée, mais je crois que votre amie va...
Mais elle n'eut pas l'occasion de finir sa phrase. Madame Martone venait de se placer à côté du groupe. De là, elle pouvait voir et surveiller tout ce qui se passait dans les rangs. Sa voix porta dans toute la cour, de façon à ce que tout le monde puisse bien l'entendre :
– Bien, mesdemoiselles. J'attends de vous que vous soyez exemplaires, comme toujours. Et rappelez-vous que la plus méritante d'entre vous sera récompensée la semaine prochaine !
Elle avait dit cela d'un ton enjoué, comme s'il eût s'agi d'une merveilleuse annonce.
– À vous de jouer ! lança-t-elle finalement, alors que la grande porte s'ouvrait dans un grondement.
Le cœur d'Eldria tambourina dans sa poitrine. Où entraient-elles ? Qu'attendait-on d'elles ? On ne leur avait rien dit !
– Que se passe-t-il ? Où allons-nous ? paniqua Salini, dont la voix était couverte par des bruits émanant de l'autre côté de la porte.
– Vous n'êtes pas au courant ? répondit la fille brune, dont la voix tremblait de plus en plus.
– Non !
Elles durent hausser le ton pour s’entendre mutuellement. Un vrai vacarme provenait de la salle dans laquelle elles étaient sur le point d'entrer. Alors que la porte finissait de s'ouvrir en grand, le groupe des quarante-cinq femmes commença à s'avancer à l'intérieur.
Le sang d'Eldria se glaça une nouvelle fois. Elle distinguait maintenant parfaitement la nature de ce capharnaüm : des voix d'hommes. De plusieurs dizaines d'hommes. Des cris de joie, des rires gras, des voix rauques remplies d'allégresse. Elles étaient toutes emmenées dans un véritable "nid" à hommes ! Et Eldria ne savait que trop bien ce que ces hommes étaient capables de faire à des filles soumises... Son cœur s'emballa encore plus, alors que le stress, puis la panique, la gagnait. Son instinct la poussa à faire demi-tour coûte que coûte. Elle se retourna, et constata avec horreur que des gardes les suivaient de très près, de longues lances menaçantes pointées dans leur direction. Pas d'échappatoire possible ! Elle entendit à peine la femme brune leur crier à ses côtés :
– Surtout avancez ! Faites tout ce qu'ils demandent ! Ne vous rebellez surtout pas ! Ça ne sert à rien ! Vous ne voulez pas savoir ce qu'ils font aux filles qui se rebellent...
Les quatre premières rangées étaient déjà rentrées dans la pièce. Les cris de joie s'intensifièrent de plus belle.
Cinq rangées.
Six rangées.
Plus que deux rangées, et Eldria serait à l'intérieur. Elle jeta un rapide coup d'œil en direction de ses deux amies. La peur panique se lisait sur leurs visages, alors qu'elles découvraient elles aussi ce dans quoi elles étaient embarquées de force. Le vacarme était tel qu'elles ne pouvaient même plus s’adresser la parole.
Sept rangées.
Eldria distinguait une très grande salle aux murs de pierre, éclairée par des torches.
Huit rangées.
Elles étaient maintenant au niveau de la porte. L'air était chaud à l'intérieur de la vaste salle.
Neuf rangées.
Elles étaient dedans. À peine rentrées, la massive porte commença à se refermer derrière elles. Cela ne prit que quelques secondes avant qu'elles ne soient toutes enfermées, comme prise au piège dans un bourbier dont on ne peut s'échapper...
À l'intérieur de la salle, deux rangées de tables étaient disposées. Eldria aperçut des hommes autour de ce celles-ci. Tous arboraient un large sourire, accueillant les nouvelles arrivantes avec un plaisir non dissimulé. La longue file des captives commença à s'avancer entre les tables. Avec horreur, elle constata que des hommes attrapaient au hasard des femmes devant elle. Certains faisaient assoir leurs nouvelles "prises" sur leurs genoux en ricanant, d'autres les emmenaient hors de vue. Très vite, sa rangée arriva au niveau des tables. Heureusement pour elle, le hasard avait voulu qu'elle soit située au milieu de ses camarades : Salini et la jeune femme brune étaient à sa droite tandis que Karina et la fille blonde étaient à sa gauche.
Rapidement, la parfaite file des captives se désolidarisa. La plupart des femmes la composant marchant au hasard. Certaines pleuraient, ne sachant pas où aller, d'autres avançaient, l'air impassible. Eldria fit de son mieux pour être de celles-ci. Elle sentait pourtant les larmes lui monter aux yeux une fois de plus. Elle aussi allait certainement bientôt être choisie par un de ces hommes. Elle n'osait imaginer ce qui l'attendait...
Les deux femmes avec qui elles étaient furent les premières à être attrapées. La brune ne se débattit pas. La blonde cria. Puis vint le tour de Karina. Eldria la regarda s'éloigner, impuissante, alors qu'un grand barbu en armure la tirait avec force en direction d'un couloir adjacent. Ensuite, ce fut Salini. Un petit homme mal rasé, à peine plus grand qu'elle, le visage marqué d'une cicatrice, l'agrippa violemment et l’attira vers lui. Les deux jeunes femmes eurent à peine le temps de s'échanger un dernier regard avant qu'Eldria ne perde son amie parmi la foule. "Courage", "Sois forte" s'étaient-elles dit avec les yeux. Elle était maintenant seule, livrée à elle-même au milieu d'hommes en rut et de femmes paniquées s'agitant dans tous les sens.
Elle pleurait.
À travers la buée de ses larmes, elle parvenait à distinguer qu'à son grand étonnement, aucune femme ne semblait avoir été déshabillée, alors qu'on aurait pu s'y attendre dans une telle situation. En y regardant de plus près, toutes étaient emmenées tant bien que mal une par une dans l'un des quatre couloirs adjacents. Certaines femmes suivaient leur bourreau docilement, d'autres étaient traînées, tirées par les cheveux, ou portées telles des sacs sur le dos de ceux-ci. Entre les rires gras des hommes, on distinguait les cris de dizaines de femmes. Des cris de peur. Des cris de terreur. Au beau milieu de cette ambiance infernale, Eldria continuait d'errer, seule, attendant que son heure vienne. Elle aussi serait bientôt emmenée dans un de ces couloirs.
Elle y serait certainement abusée...
Oubliant toute intention de faire bonne figure, de rester droite et fière, elle se lassa tomber à genoux. De chaudes larmes lui coulaient le long des joues. Elle avait du mal à respirer et fixa le sol bêtement, déconnectée de la réalité, attendant que son heure vienne à elle aussi. Et, sans se faire attendre, l’inéluctable se produisit. Une main ferme lui empoigna l'avant-bras et la releva avec force, avant de l'attirer jusqu'au couloir le plus proche.
Et voilà, c'était son tour...
Les yeux humides, elle distingua à peine la forme floue de l'homme qui l'emportait avec elle, tel un vulgaire trophée de chasse. Cela n'avait de toute façon aucune importance. Elle le suivait d'un pas mal assuré, résignée à son triste sort. Elle repensa à ce qu'elle avait entendu quelques instants plus tôt : "Faites tout ce qu'ils demandent ! Ne vous rebellez surtout pas ! Cela ne sert à rien !". Elle n'avait pas le choix. Elle se mit naïvement à espérer un miracle. N'importe quoi. Quelque chose qui lui permettrait d’échapper à son sort.
Mais aucun miracle ne se produisit. Elle entendit le bruit caractéristique d'une porte qu'on ouvre, fut tirée une nouvelle fois dans ce qui avait l'air d'être une nouvelle pièce, puis perçut cette fois le son d'une porte que l'on referme. Tout devint calme. La main lui relâcha le bras, et elle se sentit tomber au sol. Ses jambes ne la soutenaient plus.
– Nous y voilà, prononça alors une voix suave.
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