L’entonnoir rouge [2/2]

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Solveig ouvrit la porte, les mains chargées de sacs aux livrées de différents magasins.

— Peer, viens m’aider à débarrasser la voiture !

Son mari s’empressa de la rejoindre.

— Alors, quelles folies as-tu encore commises ? Nous ne sommes que le 23 et c’est déjà comme si le Père Noël avait stocké son traineau chez nous !

— Prends ces grands cartons. Tu verras tout cela à l’intérieur.

Peer fit deux voyages. L’un des cartons contenait une poussette double.

— C’est Ingrid qui va être contente ! fit-il en pensant à sa fille enceinte de jumeaux attendus pour le mois prochain.

Peer et sa femme avaient laissé la demeure familiale, bâtie à quelques centaines de mètres, à leur fille et leur gendre Henrik, pour s’installer dans la maison de son enfance où vivait son vieux père. Ainsi, Édouard ne se retrouvait plus seul et Solveig bénéficiait d’une habitation d’entretien plus facile, maintenant que les enfants avaient pris leur envol. Oscar, leur fils, ayant émigré au Canada pour y poursuivre ses études.

Comme Solveig refermait la porte après avoir apporté les derniers paquets, il lui demanda, baissant la voix :

— Et pour Papa, tu as trouvé quelque chose ?

— Heureusement que je ne t’ai pas attendu, ça fait des mois que j’ai reçu une bataille d’Afrique d’Heinsenberg-Lelong. Je crois que cela va l’occuper plusieurs jours, sourit-elle malicieusement.

Solveig aimait « ses » deux hommes, son mari et son beau-père. Elle était aux petits soins pour Édouard.

— Quel dommage qu’il perde aussi vite des forces…

L’état de son père tracassait Peer. Solveig l’avait mené chez différents docteurs, accompagné à de nombreux examens, mais le corps médical n’avait rien décelé d’anormal. Édouard se faisait vieux, voilà tout.

— Tiens, en parlant de ça, reprit Solveig, j’ai revu la gérontologue. Elle dit que cela vient peut-être de cette collection qu’il a perdue il y a si longtemps. Tu sais, celle dont il n’a plus que la boîte et pour laquelle il laisse un emplacement vide dans sa grande vitrine.

Peer était au courant de cette histoire de plats d’étain disparus mystérieusement un hiver. Il n’en savait pas plus. C’était un ensemble de gurkhas peints par Vladimir Douchkine, un tirage confidentiel édité par Gottstein. Son père en parlait parfois comme d’êtres vivants. Il décrivait un lance-naik brandissant son khukuri dont on distinguait la kauda, avec à ses côtés le havildar armé d’un fusil à baïonnette, et d’autres encore, soldats fiers habillés de vert. Seule demeurait la boîte, sur laquelle s’inscrivait en grosses lettres « Kathar hunvu bhanda marnu ramro »[1], trônant en plein centre de la vitrine, entre divers dioramas, tous plus colorés les uns que les autres.

Peer inspecta les différents sacs.

— Et pour toi, tu t’es achetée une jolie robe ?

Il se doutait que Solveig n’avait pas rapporté de robe, mais tentait de savoir ce qu’elle mettrait pour lui au pied du sapin.

— Non, tiens regarde ce que je me suis offert ! Depuis le temps que j’en rêve pour faire mes confitures !

Solveig brandit un grand entonnoir rouge.

— Il est beau. Bonne idée : ça ira beaucoup plus vite pour déverser dans les pots !

Peer se sentit mal à l’aise à la vue de l’entonnoir, avec ce sentiment d’avoir déjà vécu ce moment sans toutefois arriver à remettre une date sur la scène.

Ce n’est que le lendemain matin, en versant son café et en se demandant où était le sucre, que toute l’histoire ancienne lui sauta à la figure. Tout lui revint, son geste, qu’il avait eu enfant, les soldats escamotés et enterrés, l’entonnoir rouge brisé. Il laissa le café refroidir et enfila sa veste chaude, puis sortit prendre le pic et se mit à creuser avec frénésie au bas de l’escalier extérieur.

En peu de temps, il retrouva la cavité dans laquelle dormaient les fusiliers népalais, un peu poussiéreux, mais intacts.

— Alors ça ! C’est mon père qui va passer un superbe réveillon !

[1] Better to die than to live a coward (La mort plutôt que vivre lâchement), devise des Gurkhas, fusiliers népalais

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