Coeur Blot [2/2] À la rencontre d'un destin

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L’escalier est usé. Les marches ont pris l’arthrose du temps, sous les semelles de l’eau dans laquelle d’antiques chevaliers ont posé leurs pieds fatigués et pieux, attirés par la douceur des nues. Oh, marche, tu as des trous dans ton sillon vieillot… T’a-t-on sacrifiée à quelque déité païenne, afin que tes stigmates continuent de nous hanter ? Tu as rêvé de désirs, les hommes t’ont prise pour leur plaisir. Et abandonnée sur place à leurs dieux. Je te sais d’ailleurs, d’un jour si lointain, où une tour s’élevait, gracieuse et arrogante, dans le comté, que même un historien aurait peine à établir ta souche.

Un marmot ne saurait grimper. Il faut être un peu fou pour tenter l’ascension. À chaque pas, lever haut la jambe pour se caler dans le colimaçon de pierre enténébré, avant l’effort suivant, la lassitude qui s’installe trop vite, puis à nouveau s’arracher à l’aplomb précaire, sans heurt, en espérant atteindre le sommet sans se fracasser le dos dans ce piège à bedeau.

Sous les doigts, la pierre est polie et humide, suant les siècles et la solitude. Sous mes pieds, parfois des os secs où sont collés des nœuds de plumes ébouriffées craquent. D’autres fois, c’est le corps mou d’un pigeonneau de l’année dont l’imprudence s’est révélée fatale que j’envoie valser d’un rond de jambe vers un autre destin. Mes narines se chargent d’une poussière collante de guano et de duvets souillés, j’ai la langue amère de ces fermentations malsaines qui m’envahissent. Mon corps raidi proteste contre l’exercice inhabituel. Debout sur un giron hospitalier, étendant le bras, je rencontre le nez d’une marche à hauteur d’épaule. A-t-on voulu reconstituer l’échelle de Jacob ? Dois-je m’attendre à sentir les effluves du Paradis et voir un ange réprobateur me barrer le passage sans un mot, héraut vantant les interdits d’un autre âge ? La chaleur de l’Enfer accueille-t-elle les inconscients amoureux des vieilles sonnailles ? Légèrement essoufflé, quelques gouttes de sueur perlent sur ma nuque, prémices de l’usure de ma volonté face à la difficulté de mener à bien ses passions.

Enfin, un palier, faiblement éclairé par une meurtrière, garante de la protection de secrets inavouables. Dehors, la campagne a échappé au cours de l’Histoire. Après ce passage initiatique où l’angoisse éprouvait ses griffes, où la mort crissait sans prévenir, la vue semble sortie d’un conte idyllique. Au loin, un mouton invisible émet un unique bêlement. Le ruisseau voisin scintille dans sa pureté virginale. Un oiseau abrité dans le tilleul centenaire lance un trille joyeux auquel répond le trémolo clair d’un rossignol. D’en haut, tout est beau. Ne manque que l’appel serein d’un bourdon libre, pour égayer les âmes demeurées rétives à la sérénité.

Remisée dans un coin, sous un drap indigo décoloré par les heures de service, une cloche de fer à la pince ébréchée a respectueusement été déposée. Pour elle, la danse s’est tue. Sur le linteau invitant à l’entrée d’un nouvel escalier, encore plus étroit que le précédent, un plaisantin a gravé « A MON SEUL DESIR » en lettres semi-gothiques, espérant sans doute que l’accès aux sens serait une expérience profitable. À moins que cela n’ait été qu’une dédicace à un amour adultère, une fanfaronnade, une provocation pleine d’ironie en but de railler les lois des hommes et d’un dieu, trop souvent absent des cœurs et des folies.

Plus près des cieux, le corps devient plus léger. Les roucoulements des pigeons feraient-ils pousser des ailes ? Le dernier escalier est plus régulier, plus lumineux, résumant cette dernière difficulté à une partie de promenade. Il débouche, sans palier, sous la charpente, au jour. Un envol de colombins apeurés m’accueille en frou-frous qui s’échappent par d’immenses abat-son. Je me fige, dans l’attente qu’un calme relatif me laisse enfin le champ libre.

Mon regard émerveillé par l’élégance de la charpente, revenant sans cesse au noble bourdon dressé au centre de la soupente, finit par plonger vers… « Soldats, songez que, du haut de cet édifice, quarante mètres d’Histoire vous contemplent » … un vertige. Le plancher n’a de fonction que le nom. Des planches, certes, mais non jointées et rongées par l’acide des déjections, branlent sous mon poids. Tout en bas, à travers de larges trous, j’aperçois nettement le sol d’où ne décollent pas les vaches, et l’espace normal dévolu aux hommes. Ma salive s’imprègne du goût de la crainte et s’éclipse lâchement. Ma poitrine enserre une vie qui cogne et se refuse à la brutalité de l’imagination. J’en ai presque mal. Une douleur de faiblesse. À deux mètres de mon héros, vais-je devoir renoncer ? Ce seigneur a bien tenu des siècles sans peur et sans reproche, ne lui dois-je pas allégeance ?

Respire : tu es accroché à un arbalétrier solide. Or la rassurante senteur du bois refuse de filtrer à travers l’oppressante odeur de pigeon. Je finis cependant par m’accoutumer au lieu. Autour de moi, des battements soyeux d’ailes m’invitent à prendre possession du ciel. Mes jambes se raffermissent à la dure nécessité imposée par ma volonté. Il n’est pas question d’abandonner si près du soleil. Sous quelques planches moins mitées, les enrayures tendent leurs bras comme un filet protecteur. Deux pas, trois au plus, un risque sans courir, juste une enjambée sans les mains. C’est rien de le dire, tout un montage de film à mettre en pratique. Le scénario se joue à la catastrophe devant si peu de choix offerts. Un seul but, un seul chemin, et tant de possibilités d’écrire l’avenir. Et puis je lâche…

Deux pas et je suis contre le bourdon. J’y suis. Aussitôt une évidence me saisit, elle s’appelle « Solide ». J’exulte sans bruit, sans public, sous l’œil désintéressé de rares volatiles. Une victoire silencieuse, et elle est à nous deux, je le sens, toute appréhension évaporée. Je caresse les rinceaux comme s’ils étaient de porcelaine, comme on se complait dans des sensations nostalgiques, amoureusement. Je hume l’airain grisâtre, blanchi par des années exemptes d’entretien. J’ignore délibérément le marteau moderne installé près de la cloche, à hauteur de pince et relié aux commandes électriques. Après avoir frotté énergiquement les caractères coulés dans la masse, je déchiffre son nom et ose lui promettre : « On fera du bon boulot, Cœur Blot. Tu balanceras à nouveau tes harmonies au vent. Il est fini le temps où tu étais condamné à l’immobilité, à subir comme Prométhée sous un bec agressif les injures de l’ingratitude. L’association a les moyens de te redonner une seconde vie. À bientôt, ô grand sonneur ! Puisses-tu redevenir le symbole de l’expression libre ».


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