Chapitre 17
Il pleuvait depuis deux jours. Septembre perdait de sa superbe. L’été indien se mourrait. Les températures avaient chuté de dix degrés. Je l’ai déjà dit, j’aime écouter la pluie, les gouttes tomber une à une. Aussi me laissai-je bercer par la mélodie que le hasard avait composée pour elles alors que je reprenais possession de mon oreiller. J’avais ainsi lu jusqu’à une heure avancée.
C’était l’unique moyen que j’avais trouvé pour quitter cette réalité qui commençait à m’oppresser. Toute cette suite d’évènements : c’était trop pour un seul homme ; et encore, ce n’est pas moi qui en avais le plus souffert !
J’avais décidé en dernier recours de dormir avec la porte de la chambre grande ouverte afin d’épier le moindre bruit suspect. Je ne tenais pas à être assailli dans mon sommeil une fois de plus. Et puis, cette appréhension d’un nouvel incendie me hantait.
Enveloppé dans les draps, je me surprenais à frémir aux bourrasques rendues encore plus lugubres par l’obscurité. Les précipitations avaient redoublé. Le chant de l’ondée me berçait de son effet apaisant, hypnotique. Je sentais que j’allais dormir comme un bébé lové contre le sein de mère Nature.
C’est alors que je l’aperçus : cette lueur d’un bleu diaphane. Elle se mouvait quelque part à l’étage. La plante de mes pieds se mit à picoter ! La peur !
Encore un visiteur ! Faire le mort ! Ne pas frémir d’un centième de millimètre et retenir ma respiration qui s’emballait, incontrôlable. La bulle de lumière passa sur le palier, et je le reconnus ! Joseph…
Il semblait éclairé par une bougie dont la flamme oscillait, colorée d’azur. Tout son corps baignait dans cette aura. Il disparut dans la cage d’escalier.
Avec précaution, je me levai. Je voulais vérifier. Était-ce bien lui ? Je le suivis jusque dans la bibliothèque. L’homme paraissait irréel. Comme s’il était devenu impalpable, sans consistance. D’ailleurs j’avais l’impression de voir au travers de son corps.
Je restai figé dans l’encadrement de la porte, là, à l’observer. Il se saisit d’un livre et l’emporta jusqu’au bureau. Il s’assit et se mit à lire…
Un spectre ! Tout à coup, j’eus la certitude que Joseph s’était éteint, et que je percevais les ultimes manifestations de sa présence dans ce monde, telles les volutes de fumée d’une lanterne que l’on vient de moucher. Était-il possible qu’il se soit matérialisé, là, pour me saluer une dernière fois ?
Quelle ironie du sort ! Anne avait pris la décision de lui offrir un petit-fils et voilà que tout était fini !
Je sentis des larmes couler sur mes joues. Ma vue se troubla. Le temps de me frotter les paupières avec les poings, Joseph avait disparu. La nuit m’englobait à nouveau. Je tâtai le mur à la recherche de l’interrupteur et allumai. Je m’approchai de l’endroit où il s’était assis : le livre avait été enlevé !
Alors c’est possible ! chuchotai-je… On peut emporter dans l’au-delà quelque chose d’ici-bas ! J’observai le rayonnage. Le bouquin venait de la collection des Rougon-Macquart de Zola. Quel titre ? Aucune idée. Il aurait fallu que je consulte les dix-neuf volumes toujours en place. Et encore, je n’aurais été bien à même de les citer tous de mémoire !
La pièce inondée d’une lumière crue et agressive avait repris l’air que je lui connaissais : bibliothèque poussiéreuse où les livres dormaient telles les pierres tombales d’un cimetière ; et à l’avenant d’un cimetière, mon regard glissa d’un titre à l’autre, comme l’on s’enquière du nom des défunts, un jour de Toussaint. Il manquait juste les portraits cerclés de calcaire des disparus. Tous ses auteurs aspirés dans la nuit des temps.
Je soupirai en scrutant tous ces ouvrages, autant de cercueils remplis de mots. Tous ces testaments faits du bois des forêts englouties, matière noble corrompue par la main de l’Homme.
Un drôle de type, ce Joseph qui lisait du Zola et écoutait du Nightwish ! Je ressentis un pincement au cœur. Je le connaissais depuis peu, et pourtant l’idée de ne plus le revoir me rendait mélancolique. Je repensai à Anne et à sa proposition. Je l’avais échappé belle ! Sauvé par le gong, comme dirait l’autre. Je suis désolé de me montrer si égoïste dans de telles circonstances. Parfois, je me dégoute ! C’est ainsi…
Je ne vous cache pas qu’après cette vision, je n’avais pu trouver le sommeil. Vers huit heures, je me préparai un expresso en guettant un appel d’Anne que l’hôpital avait dû, de fait, prévenir cette nuit, ou très tôt, le matin. Le genre de coup de fil qui vous anéantit en une fraction de seconde parce que, même si l’on ne vous dit pas les faits tels qu’ils sont, que l’on y met les formes pour vous ménager, vous comprenez que le pire vient d’arriver.
Je n’avais pas pris le temps de rendre visite à Joseph alors qu’il émergeait de son opération. J’avais en effet été trop occupé. De toute façon, seule la famille proche avait reçu l’autorisation de le voir à des heures bien définies.
Mais, n’ayant aucune nouvelle de sa fille, je voulais savoir. Je me rendis donc à l’hôpital de la Citadelle.
Comme je m’y attendais, Joseph ne se trouvait plus aux soins intensifs. Une stagiaire me montra du doigt le lit vide que l’on était occupé à changer. J’avais juste pu l’observer derrière une vitre, entre deux bandes de plastique opalin. Je demandai où trouver la morgue. La jeune fille m’indiqua la route à suivre. Je n’aimais pas ça, mais il fallait bien que je m’y rende. Les morgues évoquent le malheur, lugubres comme des arrière-boutiques où jamais ne se rend le client. Froides et bétonnées. Dépourvues du moindre artifice susceptible de distraire le visiteur. Il est vrai que le seul centre d’intérêt est le défunt couché dans son linceul blanc.
Je me présentai à l’accueil et demandai à voir monsieur Vandekassbeek. La préposée consulta une liste. J’ajoutai qu’il devait être décédé cette nuit. Elle secoua la tête avec une moue dubitative. Elle me jeta un regard étonné. Qui m’avait informé ? Je n’avais pas osé lui parler de mon expérience nocturne, bien entendu ! Elle me conseilla de vérifier à tout hasard à la chapelle ardente.
Joseph avait mis les voiles !
Je retournai au rez-de-chaussée, poireautant dans la file d’attente des renseignements. Là, je retrouvai sa trace. Il avait quitté les soins intensifs et se trouvait à présent dans une chambre, bien en vie ! Quelle folie de penser que je pouvais voir les morts passer vers l’au-delà ! Quel idiot ! J’avais rêvé ! voilà tout… Les songes peuvent parfois nous leurrer avec tant de réalisme !
J’entrai dans la pièce après avoir gratouillé la porte, juste pour la forme. Joseph dormait. Je l’observai dans son sommeil en secouant la tête. Comment peut-on être aussi bête ! me répétai-je. Joseph, vivant, et piquant un petit roupillon avant la soupe du midi ! à la bonne heure !
— Espèce de connard ! fit sa voix caverneuse, une voix de convalescent asséchée par l’air aseptisé.
Je sursautai. Il continua :
— Qu’est-ce qui t’a pris d’attendre si longtemps pour prévenir les secours ?
Il ouvrit les paupières et me regarda avec gravité.
— Tu voulais que je crève ou quoi ?
Je ne sus que répondre et lui balançai ce qui me traversa l’esprit sur l’instant :
— J’ai cru que vous étiez mort ! Tout ce sang ! Et vos yeux grands ouverts et fixes. Vous ne sembliez même plus respirer !
Il balaya l’air de la main, comme si cela n’eut pas d’importance. Il avait peut-être envie de dire de gros mots pour évacuer sa colère. Ça devait lui faire du bien !
— Hum ! Il parait que j’ai bien arrangé l’autre enfoiré !
— Vous pouvez le dire !
— Je n’ai fait que me défendre ! Et la justice vient m’emmerder, maintenant…
— Je sais.
— On a une idée de ce qu’il voulait ?
J’avais honte d’avouer que l’infortune de Joseph découlait de mes déboires chez Marc, à cause de cette foutue drogue.
— Non, mentis-je.
Je n’avais pas même osé parler de la visite du lendemain et du saccage de la maison. De toute façon, nous nous étions mis d’accord, Anne et moi, pour ménager le convalescent le plus longtemps possible. Pourquoi le tracasser avec tout cela ?
— C’était lui ou moi, ajouta-t-il.
— Et moi, sans aucun doute ! lâchai-je sans réfléchir.
— Donc, ce n’était pas qu’un cambrioleur.
— Ben, un type qui n’hésite pas à tirer dans le tas… On peut se poser la question !
— C’est moi, le tas ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
— Toi, tu en sais plus que ce que tu veux bien dire ! Je me trompe ?
Je grimaçai, le regard fuyant. J’en avais trop dit ou pas assez. Pas très confortable, comme situation.
Une stagiaire entra avec un plateau.
— Bonjour monsieur Vandekassbeek. Votre diner. Café ou thé ?
— Café.
Elle me dévisagea avec un sourire avenant.
— Et vous, monsieur, vous voulez un café ?
Sans attendre ma réponse, elle souleva le buste de Joseph par les épaules et remis le traversin. Elle avança la tablette à roulettes pour y déposer le repas. Nous l’observions dans le plus grand silence. Elle déplaça un livre, un Zola, L’Assommoir… Je poussai un cri d’exclamation.
— Qu’est-ce t’as ? s’inquiéta Joseph.
Je feignis une quinte de toux afin de masquer ma surprise. Il continua :
— T’as une de ces tronches ! Tu devrais peut-être demander qu’on te garde. Il y a assez d’espace pour un deuxième lit !
La jeune femme apporta les cafés, ce qui me donna l’occasion de reprendre mes esprits. Joseph, lui, déchira à grand-peine le film de cellophane qui emprisonnait ses tranches de pain. Il jura deux, trois fois, puis mangea sans un mot. D’un accord tacite, nous avions convenu que nous en avions assez dit pour aujourd’hui.
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