Chapitre 10
La lumière crue de la salle d’identification tombait sur Amaya comme une sentence. Glaciale, elle illuminait chaque détail, rendant impossible le moindre répit. Ses yeux, rouges et gonflés, peinaient à voir clairement, brouillés par un mélange de larmes et d’épuisement qui la consumait. Les battements de son cœur tambourinaient douloureusement dans ses tempes, tandis qu’une oppression écrasait sa cage thoracique.
Devant elle, sur une table métallique, reposait le corps de Jake. Le drap blanc qui le recouvrait partiellement ne parvenait pas à gommer l’horreur de ce qu’il était devenu. Lorsque le légiste lui avait révélé le visage de Jake, Amaya avait senti une nausée violente lui nouer l’estomac. Les traits de l’homme qu’elle aimait, autrefois empreints de vie, étaient maintenant figés dans une expression d’agonie muette. Ses paupières closes semblaient protéger un regard qui, elle le savait, avait dû crier à l’aide jusqu’au dernier instant.
Sa peau, grisâtre et parcheminée, était tendue à l’extrême sur les os saillants de son visage, creusée comme si elle avait été aspirée vers l’intérieur. Les rides qui marquaient sa mâchoire et ses joues trahissaient l’extrême déshydratation qu’il avait subie. Ses lèvres, fendues et exsangues, étaient figées dans une fine ligne rigide, dépourvues de toute trace de douceur. Ses mains, découvertes à moitié sous le drap, étaient contractées en une posture presque grotesque, comme si elles avaient tenté, en vain, de lutter contre l’invisible.
Amaya recula légèrement d’un pas, mais ses jambes tremblèrent, menaçant de céder sous elle. Un goût métallique envahit sa bouche alors qu’elle se forçait à rester debout, ancrée dans ce cauchemar. Elle ne pouvait s’empêcher de scruter le visage de Jake et espérait, de manière insensée, y déceler une lueur de vie. Mais tout ce qu’elle y voyait, c’était la douleur cristallisée et le souvenir d’un supplice prolongé.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Clyde.
Le médecin légiste, vêtu d’une blouse immaculée qui contrastait violemment avec la scène, se redressa avec gravité.
— Je ne suis pas autorisé à vous divulguer cette information.
— On voit bien qu’il a subi une déshydratation extrême, mais…
— Je suis désolé, je ne peux pas en parler avec vous, le coupa le légiste.
Amaya serra les poings, ses ongles s’enfonçant dans sa paume tremblante. Chaque détail de son corps abîmé rendait ce moment insupportable. Jake n’avait pas simplement perdu la vie : il avait été brisé, morceau par morceau.
— Est-ce bien Jake Warren ?
Douglas Perry, le médecin légiste, pourtant habitué à ces moments, hésita légèrement avant de poser la question. Amaya resta muette et figée. Son esprit s’était détaché de son corps et flottait dans un brouillard où seuls les battements douloureux de son cœur persistaient.
— Oui… balbutia-t-elle enfin d’une voix presque inaudible. Oui, c’est bien lui.
Le médecin hocha la tête, son visage empreint d’une compassion contenue.
— Toutes mes condoléances.
Un silence pesant s’abattit, enveloppant la salle d’une lourdeur oppressante. Amaya baissa la tête, mais son regard resta prisonnier de la silhouette inerte de Jake. Clyde se tenait toujours à ses côtés et serra doucement sa main. Sa chaleur semblait vouloir l’ancrer au présent, mais elle n’y prêta pas attention. Elle était ailleurs, perdue entre le choc de cette vision et l’état de manque qui martelait son corps.
Elle détourna le regard avec difficulté et fixa le carrelage blanc du sol pour espérer effacer cette vision d’horreur. Depuis leur rencontre, elle avait vu Jake dans différents états de souffrance, mais il avait toujours gardé son sourire. Ici, sur cette table, son visage était figé dans un masque de souffrance. Elle voulait s’enfuir de ce lieu, mais elle savait que c’était ces derniers instants avec lui.
— Je… Je peux le toucher ? demanda-t-elle avec faiblesse.
— Bien entendu. Nous avons effectué tous les prélèvements nécessaires.
Avec délicatesse, elle caressa chaque ligne de son visage pour emprisonner sa main dans la sienne. Lentement, elle se réfugia au creux de son cou glacé avant d’éclater en sanglots. Ce contact si intense la fit revivre tous les instants qu’elle avait vécu avec lui. Grâce à sa présence, elle avait survécu et se retrouvait maintenant vidée de son âme.
Clyde avait reculé de plusieurs pas pour leur laisser un peu d’intimité tandis que le légiste terminait de prendre quelques notes. Clyde avait tellement mal qu’il voulait à son tour pleurer pour décharger sa souffrance. Même s’il n’avait pas porté Jake dans son cœur, il ne supportait pas de voir Amaya dans cet état de douleur. Il regrettait même d’avoir souhaité qu’il ne revienne jamais. Est-ce qu’Amaya allait pouvoir se relever après cette épreuve ou allait-elle sombrer de nouveau dans ses vieux démons ? Clyde en était totalement effrayé.
La vision de Jake et Amaya entrelacés dans cette scène macabre était insoutenable. Après de nombreuses minutes, Amaya se releva, le visage baigné de larmes. Elle déposa un baiser sur ses lèvres glacées avant de murmurer dans le creux de son oreille.
— Adieu, Jake… Sache que je t’aimerai toujours…
Avec lenteur, elle posa les yeux sur le légiste avant de le remercier et de sortir de la salle. Clyde dit au revoir d’un signe de tête avant de rejoindre Amaya, adossée dans le couloir contre un mur pour ne pas s’effondrer.
— Quoi que tu veuilles, je te le donnerai, Amaya. Alors demande-moi, n’importe quoi.
Amaya gardait son regard droit devant elle.
— Je… je veux faire partie de l’enquête, murmura-t-elle, soudain.
Clyde écarquilla les yeux, étonné par cette déclaration.
— Quoi ? Amaya, non… Tu peux pas f…
Elle tourna la tête, ses yeux brillants d'une lueur de défi.
— Et pourquoi pas ? répliqua-t-elle. Je veux savoir qui lui a fait ça. Et, quoi que tu dises, je sais qu’il s’agit d’un meurtre. Jake ne se serait jamais infligé ça.
— Amaya… soupira Clyde, en passant une main sur son visage. Regarde-toi. T’es pas en état.
Elle le fixa sans ciller, son visage ravagé par la douleur, mais animé de détermination.
— Je veux parler au commissaire, insista-t-elle.
Clyde savait qu’il ne pourrait pas la dissuader. Elle était déjà perdue dans sa propre quête de justice, aveuglée par la rage et le chagrin.
Amaya se détacha du mur pour commencer à s’en aller. Chaque pas l’éloignait de Jake et la douleur restait incrustée dans chaque fibre de son être. Elle n’était plus la même et elle le savait. Une part d’elle-même avait été brisée à jamais dans cette salle d’autopsie.
— Je trouverai celui qui a fait ça… Peu importe ce que ça me coûtera, se promit-elle.
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