L'attente d'une nuit
Défi :
Il est tard, très tard. Il n'y a plus d'éclairage nulle part dans la ville. Tout le monde dort. Les braises s’étouffent dans l'épaisseur nocturne quand soudain quelqu'un frappe à votre porte. Qui est-ce? Qui êtes vous pour recevoir des visiteurs aussi tard? Mais plus important encore, que peut-on bien vous vouloir à cette heure-ci?
Contraintes: Votre texte doit prendre place uniquement durant la nuit; faire moins de 2k de mots et contenir 5 des mots de la liste suivante:
-Nuit
-Noir.e
-Lanterne
-Lampadaire
-Or
-Sac
-Tronc
-Religion
-Dilemme
-Honte
La ville dormait. Pourtant, une habitante était encore réveillée. Bien qu’on ne voyait aucune lumière de l’extérieur, si on tendait l’oreille collé à la porte de la maison on pouvait supposer qu’elle était éveillée. Il était tard, très tard. Quatre heures du matin pour être exact. Naé n’espérait plus. Elle n’espérait plus s'endormir. Il était trop tard. L’insomnie, encore et toujours, avait une nouvelle fois frappé cette nuit-là. Naé y était habituée, à cette insomnie constante qui la fatiguait, qui l’enfonçait lentement dans une spirale infinie.
Le silence englobait la demeure. Il était comme un roi assis sur son trône, le regard rivé sur ses sujets. Ou en l'occurrence, Naé. Parfois, quelques bruits extérieurs comme intérieurs venaient troubler le silence. Naé ne s’y intéressait pas vraiment. Il n’y avait pas beaucoup de réactions de sa part lorsque cela se produisait. Ces nuits où elle ne pouvait pas dormir étaient comme des journées sauf qu’il n’y avait presque aucun bruit. C’était comme si quelqu’un dormait dans la même maison que Naé et qu’elle ne devait faire aucun bruit.
La télévision était éteinte. Il lui était rare de regarder la télévision, elle servait principalement pour la musique qui résonnait en fond la journée ou le soir. Naé était assise sur son canapé proche d’une fenêtre dont les volets n’étaient pas fermés. La jeune femme était recroquevillée sur le vieux canapé qui semblait comme neuf, une tasse de thé dans ses mains, le regard perdu sur la rue. Dehors, on pouvait voir un lampadaire pile en face de la fenêtre, la lumière clignotait et accentuait la terrible atmosphère que la nuit noire donnait.
L’obscurité était fascinante. Mais elle restait terrifiante pour beaucoup de gens. Naé appréciait parfois quitter son domicile pour des promenades nocturnes. Au diable si elle se faisait attaquer ! Tant pis si elle mourrait dans une attaque ! Au moins, elle aurait vécu. Naé n’écoutait plus le silence si familier de la maison, le casque sur les oreilles à un volume raisonnable, la jeune femme se laissait bercer par de douces et intenses musiques accompagnées par le bruit de la pluie. C’était si apaisant.
Le ciel dehors si vaste si majestueux que ce soit en photo ou non était si noir, si envoûtant, et pourtant si l’on le fixait trop longtemps, on s’y noyait. Aucune étoile ne brillait cette nuit.
Cette nuit-là n’était ni particulière ni banale. Peut-être… ou sûrement un mélange des deux. Cette nuit-là, perdue dans ses pensées et dans la noirceur du ciel, Naé ne vit pas la silhouette non genrée s’avancer lentement vers sa maison. Sa démarche était comme une marche funèbre, comme si on venait annoncer la mort.
La jeune femme sursauta au son de la sonnette, le casque se glissa sur son cou tandis que la musique disparaissait au même moment. Le cœur battant, Naé se redressait. Elle attendit, telle un soldat en mission, telle un assassin sur ses gardes, jusqu’à ce que la sonnette retentit de nouveau. Naé déposa sa tasse de thé encore fumante sur la table basse, se leva de son canapé et se dirigea à pas lent vers la porte d’entrée, fermée à double tour comme tous les jours et toutes les nuits. C’était peut-être par paranoïa qu’elle s’enfermait à double tour durant la journée. Ou comme elle le disait au peu d’amis qu’elle avait, c’était par sécurité.
Pas d'œillets à sa plus grande consternation. C’était pratique. Dans son ancien logement, elle prenait son temps et regardait à l'œillet avant d’ouvrir.
La jeune femme tourna les clés déverrouillant sa porte, se préparant mentalement à parler et à affronter quiconque voudrait lui faire de mal. Naé posa sa main sur la clenche, le regard figé, puis au bout de plusieurs secondes qui lui parurent longues elle prit son courage à deux mains et ouvrit la porte. Son cœur rata un battement. Elle se figea comme un piéton face au feu rouge. Elle était telle une statue de glace, son expression figée alors qu’elle fixait la silhouette face à elle.
La silhouette était grande. Elle dépassait largement Naé de plusieurs centimètres. On ne voyait pas son point puisqu’il était couvert par une grande capuche noire. L'entièreté des vêtements de la figure était noire. La silhouette aspirait à la crainte d’une part et d’autre part, à la tristesse. Un sentiment de crainte mélangé à la tristesse naissait dans le cœur et l’âme de l'insomniaque. La figure tenait dans sa main droite une lanterne dont un feu resplendissant s’agitait.
« Bastien Trépas a passé l’arme à gauche cinq ans plus tôt, déclara une voix ni masculine ni féminine d’un ton si bas que Naé eût dû mal à l’entendre. »
Bastien. Ce prénom lui était si familier. Oui, elle se souvenait. Naé prit une profonde respiration tandis que les souvenirs l’attaquaient. Des souvenirs si douloureux. Des souvenirs qui l’avaient terrassé par le passé, qui la hantaient encore aujourd’hui, des souvenirs qui l’avaient profondément marqué. Bastien avait été un chasseur de trésor, animé par l’aventure dès son plus jeune âge, il avait passé l’arme à gauche dans un terrible accident cinq ans plus tôt. Il avait été tué car on lui voulait son trésor, de l’or qu’il avait trouvé dans un coffre enterré dans le sable. Bastien tel l’homme courageux qu’il fût n’avait pipé aucun mot, acceptant la douleur comme une vieille amie, souriant tout le long comme Gol D. Roger le fit durant son exécution dans One Piece.
« Lucie Trépas est passée de vie à trépas quatre ans plus tôt, continua la mystérieuse silhouette dont la lanterne brillait d’une lumière terriblement familière. »
Lucie. Cette femme de talent, une artiste hors pair, une femme qui fut plein d’ambition, et qui pourtant la mort l’avait emporté. L’artiste de la famille, avait souvent dit Bastien avec un grand sourire lors des repas de famille. Souvent, quand ils étaient petits, ils s’asseyaient près de la cheminée dont le feu crépitait et se racontaient des histoires jusqu’à ce que minuit sonne. Lucie, sa tendre sœur, au sourire contagieux, est décédée d’un accident de voiture. Encore une fois, Naé avait été là.
« Catherine Trépas a mangé les pissenlits par la racine trois ans plus tôt, reprit l’être encapuchonné fixant de ses yeux invisibles la jeune femme pâle comme un cadavre. »
Catherine, sa mère. La femme merveilleuse qui l’avait mise au monde. Une personne qui avait toujours lutté tel un soldat dans une guerre jusqu’à ce que la maladie l’emporte sous les yeux pleurnicheurs de Naé et de son père. Joyeuse et toujours optimiste, cachant ses larmes face à ses proches, sa mère avait été l’étoile dorée de sa famille.
« Lucien Trépas a soufflé la veilleuse deux ans plus tôt, continua la figure tandis que Naé prenait un pas en arrière réalisant quelque chose cependant la réponse à sa question silencieuse n’était pas encore là. »
Lucien était son père. Il est mort d’une crise cardiaque le jour de l’anniversaire de mort de sa mère. Encore une fois, Naé avait assisté à la mort de l’un de ses proches l’envoyant un peu plus dans une spirale vicieuse de désespoir, l'entrainant vers les profondeurs du néant. Son père avait été un randonneur, partant à chaque vacance dans la forêt ou dans la montagne pendant plusieurs jours et revenant toujours triomphant et fatigué mais il était toujours heureux de ses exploits.
Naé s’éloignait du seuil de la porte. Ses pensées tournoyaient dans sa tête demandant des réponses. La jeune femme tremblait, affaiblie par les souvenirs qui l’attaquaient avec force. La silhouette s’approchait d’elle comme attirée par un aimant. Naé refusait de voir, refusait de comprendre, refusait simplement la vérité que l’entité projetait à travers ses paroles.
« Amélie Veilleuse a été prise par la faucheuse un an plus tôt, ajouta l’être levant son bras libre tandis que sa manche tombait doucement révélant un bras et une main osseuse. »
Amélie. Oh Amélie ! songeait avec désespoir et profonde tristesse Naé. Sa petite-amie qui l’avait accompagné durant une dizaine d’années, la soutenant avec ardeur, ne l’abandonnant jamais et la connaissant par cœur. Leur relation avait attiré les envieux et les critiques - des amis d’Amélie avaient suggéré à plusieurs reprises à celle-ci de rompre avec Naé. Elles avaient vécu de nombreux moments de bonheur entrecoupés par la tristesse, la mort, la dépression et le désespoir. Elles avaient été comme un papier et une encre, comme des ancres mêlées, comme un nœud de corde. Amélie est décédée. Morte. Et encore une fois, Naé l’avait vu. Elle avait assisté à sa mort comme elle avait assisté à la mort de chaque membre de sa famille. Amélie avait été tabassé à mort par trois hommes - ou monstres comme Naé les appelaient - sous les hurlements de Naé qui s’était débattue comme une furie, maintenue au sol par deux hommes. Oh qu’elle se souvenait de ce soir de décembre, sous les flocons de neige où une promenade avait viré au cauchemar, à la mort.
Sa mort avait fini de briser Naé. Les hommes avaient été condamnés à six ans ferme. Mais rien ne ramenait sa moitié, son âme sœur. La mort d’Amélie avait arraché une partie de son âme, l’avait emporté aux Enfers, à l’Élysée. Naé était tombée dans un puits sans fond, emprisonnée par quatre murs lugubres et sales.
« Toi, désigna l’entité ramenant Naé à elle-même loin de ces douloureux souvenirs, Naé Trépas, tu es partie les pieds devant. »
Les yeux de Naé s’élargirent tandis que la vérité se dévoilait comme une évidence. Son teint maladif aurait dû être une évidence. Et pourtant, la jeune femme s’était voilée la face. Il était tard, il était quatre heures quinze. L’entité lui dévoilait à présent un crâne osseux, la peau était absente tout comme les dents et les orbites, et elle fixait Naé.
Le monde s’effondrait autour de Naé. Les décors changeaient. Un film se jouait. Des images vives apparaissaient dans son esprit. La vérité était là. Le silence était pesant. L’atmosphère était révélatrice.
Un cortège avançait sur une route déserte au beau milieu de la nuit. Des hommes et femmes au nombre de six marchaient, accompagnés par des centaines de personnes au visage inconnu, tenant un long cercueil. Ces personnes tenaient toutes une torche, elles marchaient d’une marche lente mais régulière. Invisible, Naé se tenait en fin de cortège. Elle le suivait depuis le coucher du soleil. Le cortège marchait comme elle le ferait durant ses balades nocturnes.
De la musique se mit à retentir à travers cette nuit noire, Naé revint à elle-même. Dorénavant, elle était dos au mur faisant face à l’entité qu’était la Mort. La lanterne dont les flammes s’agitaient toujours se trouvait dans la main droite, cette fois-ci sa main gauche tenait une faux, grande et menaçant au premier abord mais qui procurait à Naé un sentiment de soulagement et de paix comme si un poids s’était envolé.
Le temps s’était comme arrêté. Naé se perdit dans les orbites inexistantes de l’entité, s’abandonnant, laissant son âme être fauché. Le néant. L’obscurité. Ses souvenirs de la tendre enfance à sa mort défilaient lui enlevant peu à peu les émotions et les sentiments jusqu’à ce que sa présence disparaisse totalement de la demeure, laissant la Mort seule.
Finalement, ce ne fut pas une insomnie. Naé n’avait pas accepté sa mort, elle avait volontairement oublié les personnes qui lui avaient été le plus cher et avait sans le savoir attendu la faucheuse.
Elle était morte le même jour que son frère cinq ans plus tôt, le même jour que sa sœur quatre ans plus tôt, la veille de la mort de sa mère trois ans plus tôt et de son père deux ans plus tôt, et enfin le lendemain de la mort de sa petite amie un an plus tôt. La nuit l’avait emporté, bercé jusqu’à ce qu’elle vienne la chercher, mettant finalement fin à la malédiction.
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