Dernière lettre
À quiconque qui lira cette lettre,
À vous, jeunes gens, à peine entrés dans la vingtaine, ou alors anciens dont la vie est bien remplie. Aventuriers d’un temps, pirates d’un autre, marchands ou simples vagabonds, arrêtez-vous, je vous prie. Noblesse d’un pays, d’un royaume, ou même d’une province, guerriers de toute époque lointaine ou proche, je vous prie, prenez le temps d’arpenter ces pages, tantôt oubliées, tantôt asséchées par le temps. Je m’adresse à vous, à tout le monde qui trouvera en ces lieux ce journal rempli de lettres destinées à personne, destinées à vous, la planète.
Il n’y a aucune autre occupation qui puisse me faire vibrer de plaisir. Me voilà assise auprès du feu, savourant sa chaleur comme sa lumière, à écrire encore et encore. Voici la dernière lettre d’une longue vie, ou dirais-je même, d’une courte vie. L’assassin est, sans doute, le temps, mais il vient avec de nombreux facteurs évidents, d’une clarté soudaine, d’un besoin unique. Me voilà, là, à contempler les derniers instants de ce feu de cheminée. Il ne me reste plus beaucoup de pages pour décrire cette dernière nuit et pourtant j’ai tant de mots.
Les hommes dorment déjà, leur bide bien rempli, leurs fantasmes satisfaits, laissant aux femmes, le soin de gérer le reste. Demain, ils seront sur le champ de bataille, rejoindront nos frères et sœurs qui se battent déjà en continu contre l’envahisseur, contre ces barbares venus d’ailleurs, pensant apporter « la modernité ». Certains mourront, sans doute, d’autres survivront pour raconter leur récit. Les hommes dorment déjà, leurs corps nus luisant au coin des feux, tandis que les femmes chantent un air envoûtant. Est-ce donc le commencement de la fin ou la fin du commencement ? Le silence est si bruyant, c’est comme si les morts étaient déjà là, nous fixaient déjà avant que la Faucheuse ne se lève. Il n’y aura pas de lendemain pour moi. Tout ce qu’il restera ne sera qu’un vieux journal enfermé dans une caisse.
Il ne reste qu’une journée avant que les renforts du sud ne nous parviennent, qu’un jour avant que les Dieux ne soient avec nous. Quelle hérésie de se lancer dans une telle course ! Je n’ai cependant guère le choix, il est de mon devoir de mourir pour ce village, pour cette nation. Peut-être qu’il en est mieux ainsi pour moi comme pour mes semblables. De crever pour une raison honorable. Nous serons en première ligne, les hommes derrière en renforts, les femmes à l’arrière en tant qu’archers. Gare à vous, ennemis, la mort est imprévisible.
Les femmes se sont tus. Voilà leur dernière prière faîte. Demain, elles se jetteront sur l’ennemi, dévoreront leurs cibles, se délecteront de leurs soi-disant infimes connaissances. Le silence est si bruyant, l’écho des combats ne fait que résonner dans mon crâne comme un fou hurle à la mort.
Je serai là aussi, je traverserai l’armée adverse, tuerai la moindre personne sur mon chemin comme on me l’a inculqué. Têtes arrachées et pendues à qui souhaite le voir, corps brûlé ou jeté au compost, âme déjà dans une barque, direction les Enfers. Suis-je déjà en train de contempler leur fin ? C’est le cas, oui. Pourquoi les autres nations ne nous laissent-ils donc pas tranquilles ?
Qu’importe. Dans tous les cas, nous serons victorieux. La plupart d’entre eux sera là pour raconter cette guerre injuste. Je mourrai avec Aldràck.
Aldràck est un grand gaillard imposant, il possède des yeux bleus qui glacent le sang des ennemis. Le commandant au regard perçant, certains l’appellent. Lui et moi sommes liés. S’il meurt, je meurs. Si je meurs, il pourrait survivre — mais dans toutes les histoires que j’ai entendues, il meurt aussi. C'est un homme marié avec l’étrange et somptueuse Aldanà, père de trois enfants, un oncle formidable pour les enfants de ses frères et sœurs. Ensemble, nous nous élancerons sur le champ de bataille, nous serons tantôt ensemble, tantôt dans le champ de vision de l’autre.
Je regrette nullement cette vie parsemée de violence où j’ai, tant de fois, mouillé mes mains. Je regrette seulement le fait de n’avoir connu celle qui m’a mis au monde, celle dont on m’a arraché pour être donnée au Clan d’Aldràck comme Blutblau. L’écriture m’a permis de m’évader de ce monde, un lieu où mes droits se résument à rien, où mon devoir est de crever pour un peuple. Je ne suis qu’une machine de guerre, qu’un pion sur l’échiquier, qu’une marionnette, un pantin dont personne ne se soucie. Les gens pleureront Aldràck… Mais qui versera une larme pour moi ?
Il est tard, le feu se meurt. Olrick se lève de son plumard, s’avance l’air encore endormi, pour prendre la relève d’Asta.
Pardonnez-moi, il me semble qu’avoir conté un ramassi de paroles qui finira par être oublié au fond de cette malle. Vous n’aurez aucun souvenir, aucune trace de l’histoire du peuple d’Aldràck ni celle du mien, les Blutblau, car demain, le voile se lèvera et emportera dans son sillage les derniers suicidaires.
La corne sonnera bientôt. Il est temps pour moi de terminer, de cesser d’exprimer ces frustrations qui me pourrissent de l’intérieur. Quelle honte d’étaler autant de faiblesse !
J’adresse un dernier message à vous, aux Parents dont je n’ai pas connu, aux gens que je ne connaîtrai jamais, à vous, lecteurs d’un autre temps.
Remplissez votre vie de plaisirs personnels : l’écriture est un plaisir comme un autre, une forme de libération comme une autre cependant je préfère de loin celle du plaisir charnel. Le délice de dévorer la peau de mes partenaires, d’observer au clair de lune leurs peaux luisantes, éclatantes, et si douces. D’embrasser, d’échanger si violemment un plaisir intense et lunaire. Je ne compte plus ceux qui ont partagé mon lit, ceux à qui j’ai laissé une part de moi, ceux qui ont apprécié une nuit torride.
La vie est d’une cruauté infinie, qui ne laisse pas la place à ceux qui souhaitent s’évader. Qui détruit, qui pourrit, la moindre personne osant s’opposer à la volonté d’une société. Déployez vos ailes ou vous risquez de finir au bûcher.
L’aube se lève. Il est temps que je me saisisse de mon armure et de mes armes, il est temps que je dévoile un avenir sûr aux prochains.
Mes remerciements au Peuple des Lùpàndra pour cette belle vie.
Quelle rareté soudaine de tomber sur un ouvrage d’une civilisation perdue ! Que Hermès me guide dans cette toute nouvelle quête. Je ne souhaite qu’une chose ; découvrir ce fameux voile, le traverser et connaître. Mon regard se glisse vers le groupe de lycéens, des adolescents tantôt puants tantôt portant de divines senteurs, puis je mets discrètement la lettre dans mon sac à dos. Il me faut retrouver le reste. Il me faut revenir quand les moutons auront disparu.
Peut-être que mes parents pourront éclairer ma lanterne ! Ce sont de fins aventuriers des temps modernes, après tout.
Annotations
Versions