La gare des Trois Chemins [2023]

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3 heures 43, le rideau s’entrouvrait légèrement et dévoilait ainsi le premier tableau macabre.

Ses genoux flanchèrent, il s'effondra comme un pantin brisé sur le sol terne de la chambre qu’il occupait depuis quelques jours. Son cœur battait la chamade. Il posa ses mains sur son cou, respirant lourdement. Tout lui semblait flou. Un sentiment d’insécurité l’envahissait, l’accablait, l’emmenait vers un endroit inconnu. Le jeune homme rampa comme un affamé de chair humaine, gémissait pitoyablement, tout en se hissant vers la pièce qui lui servait de lieu de repos. Des portraits se dressaient, le jugeaient, se moquaient de sa malheureuse figure qui marchait les couloirs. Au bout du chemin se dévoila une porte en bois entrouverte claire, encadrée par deux pots de fleurs. C’était une salle de repos qui servait originellement pour les employés de la gare. Antoine poussa la porte avec son pied droit et se recroquevilla sur lui-même comme un petit enfant. Il tremblait, et silencieusement, les larmes coulaient sur ses joues froides. L’image pétrifiée de la personne qu’il aimait le plus le hantait et s’amusait presque de sa réaction. Ici, personne ne viendrait le trouver.

Là-bas, ils étaient trop occupés à paniquer pour se soucier de lui. Antoine se mit alors à hurler si fort que sa voix résonna pendant de longues minutes, peut-être à cause de la résonance ou peut-être à cause… Ses yeux s’écarquillèrent de terreur à la simple pensée qui lui traversa l’esprit. Le jeune homme maudissait les autres qui l’avaient entraîné dans ces problèmes. Difficilement, il se releva. Son petit ami revenait constamment : le visage tuméfié et ensanglanté, les vêtements froissés et salis, le regard hagard. Il tendait les bras vers Antoine comme un zombie en manque de sa drogue préférée. Il tvers lui. La vision d’horreur de cet homme, tué d’une balle de kalachnikov qui lui avait explosé le crâne, tyrannisait ses cauchemars. Il continuait de crier. Il saisit brusquement sa gorge et se mit à se griffer violemment, le corps tremblant, des paroles insaisissables s’échappaient de sa bouche. Les iris du jeune homme perdirent leur éclat, cette couleur si similaire à celle du beau ciel. Son corps fut alors parcouru de spasmes. Sa vision se perdit brusquement. Antoine se mit à vomir une substance blanche mêlée à un liquide carmin, la douleur le paralysant lentement, tandis qu’il vacillait. Des voix résonnaient dans sa tête, elles sonnaient comme le tambour de Bacchus et chantaient les louanges des braves malheureux. Comme si des fils invisibles étaient attachés à sa carcasse, celle-ci s’élança et se heurta violemment au double vitrage d’une fenêtre. Et se fracassa à multiples reprises contre la vitre jusqu’à ce que celle-ci se fissure.

Elles refusaient de se taire. Elles ne cessaient de parler de lui, d’eux et d’Antoine, comme si son existence était vouée à l’échec. Le jeune homme attrapa un morceau de verre et le contempla pendant quelques instants. Quelqu’un l’appela doucement. Il se figea. Lentement, il se tourna pour faire face à son interlocuteur.

« An… Antoine… chuchotait la créature, tendant ses bras vers lui comme pour lui faire un câlin. »

Il recula, terrifié. Pourquoi résonnait dans sa tête. Il n’osait plus bouger pendant un long moment puis les grognements de la bête le ramenèrent à sa réalité. Antoine mordit sa langue lorsqu’il enfonça le bout tranchant dans son orbite droite. Il prit à l’aveuglette un autre et le planta dans son orbite gauche. Le sang dégoulinait de ses yeux. Mais les voix, si froides, si moqueuses, ne s’arrêtaient pas. Il manqua de hurler à nouveau. Le jeune homme avançait complètement aveugle vers le son du vent. Son cadavre teinta quelques secondes plus tard le manteau immaculé, glissa le long du toit inférieur et s'effondra comme un pantin brisé sur le parking de la gare.

À 4 heures 43, Antoine fut alors déclaré mort par ceux qui le découvrirent.

Clotilde peinait à contenir ses émotions. Ce n’était pas de sa faute. Elle était seule dans son coin, loin des autres qui la fusillaient du regard quand elle éclatait en sanglots. Ce n’était pas de sa faute : elle était sensible. Si elle ne connaissait pas personnellement le défunt, cela ne voulait pas dire qu’elle ne l’appréciait pas. La jeune femme n’avait pas su l’approcher quand ils s’étaient tous retrouvés bloqués dans la gare. Seuls au monde. Comment était-il mort ? était la question qui persistait. Elle vitupérait contre sa mère, cette femme aigrie et sans coeur, qui, dans sa bonté absence, l’avait envoyé à l’autre bout du monde, dans un endroit à peine vivant. C’était pour son bien, lui avait dit l’un de ses frères. Cela serait une bonne expérience pour lui, avait ajouté son père avant de l’embrasser sur le front. S’ils l’avaient tous embrassé et réconforté, certes maladroitement, sa mère resta statique et n’offrit aucune épaule. Elle s’était contentée de lui rappeler à l’ordre ses obligations. Clotilde, honteusement, se disait-elle, n’avait aucun de mal à admettre qu’elle détestait sa famille. Sans exception. Quelque chose clochait avec elle. Ça, elle le savait pertinemment ; tout le monde le lui répétait à chaque dîner. Ce n’était pas de sa faute si elle vivait toutes les émotions intensément.

Clotilde peinait à contenir ses émotions. Ce n’était pas de sa faute. Elle était seule dans son coin, loin des autres qui la fusillaient du regard quand elle éclatait en sanglots. Ce n’était pas de sa faute : elle était sensible. Si elle ne connaissait pas personnellement le défunt, cela ne voulait pas dire qu’elle ne l’appréciait pas. La jeune femme n’avait pas su l’approcher quand ils s’étaient tous retrouvés bloqués dans la gare. Seuls au monde. Comment était-il mort ? était la question qui persistait. Elle vitupérait contre sa mère, cette femme aigrie et sans coeur, qui, dans sa bonté absence, l’avait envoyé à l’autre bout du monde, dans un endroit à peine vivant. C’était pour son bien, lui avait dit l’un de ses frères. Cela serait une bonne expérience pour lui, avait ajouté son père avant de l’embrasser sur le front. S’ils l’avaient tous embrassé et réconforté, certes maladroitement, sa mère resta statique et n’offrit aucune épaule. Elle s’était contentée de lui rappeler à l’ordre ses obligations. Clotilde, honteusement, se disait-elle, n’avait aucun de mal à admettre qu’elle détestait sa famille. Sans exception. Quelque chose clochait avec elle. Ça, elle le savait pertinemment ; tout le monde le lui répétait à chaque dîner. Ce n’était pas de sa faute si elle vivait toutes les émotions intensément.

La jeune femme décida de se retirer dans un bureau pour lire un peu. La tempête faisait rage dehors, la neige ne cessait de tomber, et il n’y avait rien à faire. Thomas avait dit que les secours étaient en route. Pourtant, Clotilde doutait de cette déclaration. Avant d’y arriver, elle ne connaissait même pas cette gare. Pourquoi leur train s’était-il arrêté à cette station trois heures avant le début de la tempête ? Elle s’installa dans un fauteuil bien confortable, de couleur noir et en cuir, et se saisit de son sac à dos. Le livre se trouvait dans le fond entre un déjeuner à peine entamé et un guide de voyage. Le bouquin était un peu abîmé. Elle le lisait constamment et à mainte reprises dans l’espoir, peut-être, d’y être transporté. Clotilde, toutefois, n’arrivait pas à se concentrer. Le regard crevé d’Antoine revenait constamment comme une mémoire défraîchie. L’avait-elle déjà vu auparavant ? Impossible. La jeune femme se mordit la lèvre inférieure, une ficheuse habitude que sa mère n’avait pas réussi à lui enlever.

Un craquement lui fit tourner la tête. Rien. Peut-être que c'était ses nerfs… Clotilde soupira bruyamment, se recroquevillant sur la chaise. Impossible de lire dans cette ambiance étrange. Elle leva les yeux vers le portrait autoritaire d’une femme. Celle-ci la jugeait intensément par son regard perçant. Clotilde se fit alors toute petite comme une enfant sévèrement réprimandée. Tes notes sont catastrophiques ! hurlait son père alors qu’elle ramenait des 15 et plus. Pas assez bonne pour Sainte Catherine, se moquait l’une de ses sœurs. Faire son maximum n’avait jamais suffi. Pas pour ses parents, surtout pas sa mère. Sans surprise, la colère montait vite. Elle saisissait son coeur. Des pensées, peu joyeuses, la hantaient encore et encore comme un cycle de moqueries sans fin. La porte claqua brusquement. Elle sursauta. Quelque chose la saisit par derrière. De longs bras presque squelettiques, où par endroit on percevait encore des morceaux de chair, entourèrent son ventre. Un cri s’échappa de ses lèvres. Et un rire froid retentit.

Clotilde voulut se lever de sa chaise, toutefois, son corps refusa de bouger. La jeune femme, instinctivement, ferma les yeux. La pénombre fut remplacée par un décor familier : un immense jardin bien entretenu par des paysagistes et des jardiniers, une petite fille semblant chasser quelque chose qui lui paraissait flou, un manoir d’une beauté suprême. Puis, le paysage se changea au fil des années qui s’écoulèrent, la petite fille devint une femme qu’elle connaissait bien. Clotilde remarquait des détails dont, auparavant, n'avaient pas d'importance. Au bout de longues minutes d’acharnement, la scène finale se révéla : le train. Ses yeux s’écarquillèrent, elle se mit alors à trembler tandis qu’elle réalisait enfin, ce qu’on lui disait. Miraculeusement, elle avait survécu à sa chute dans le puits de son jardin. Au collège, quand elle s’était écroulée dans les escaliers, on lui avait diagnostiqué de l’amnésia. Les hommes en costard qui la suivaient n’étaient alors pas de simples produits de son imagination comme lui avaient assuré ses adelphes. À cinq ans, cachée derrière une statue dans le hall d’entrée, elle avait surpris une conversation entre ses parents, une discussion dont elle n’avait jamais compris le sens. Qu’elle avait oublié jusqu’à aujourd’hui. Un frère jumeau, un mort-né (comme elle, lui murmurait une voix), mais qui n’avait pas eu la chance d’être un petit miraculé. Le regard mort de sa mère. Tu aurais dû laisser ta place à Daniel, lui crachait-on à chaque anniversaire.

Le hurlement d’un train. Un corps sur les voies. Le déversement d’un sang impur. Les cris des passagers. Mort au tournant.

Ses yeux s’écarquillèrent de nouveau, ses lèvres s’entrouvrirent, toutefois, aucun cri ne sortit. Clotilde se leva précipitamment et sortit du bureau. Titubant en direction des voies où des wagons trainaient, abandonnés dans les tunnels sombres de la gare, la jeune femme déboula au niveau zéro. Elle s’avança jusqu’au bord du quai extérieur, à peine gênée par le froid extrême qu’elle ressentait.

« J’aurai dû mourir au lieu de Daniel… murmura Clotilde, les yeux fixant l’obscurité au-delà des railles. »

Était-ce donc trop demander l’amour de sa mère ?

Au loin, il y avait un bruit assourdissant. Quelque chose approchait à grande vitesse, toutefois, cela n’avait pas l’air d’inquiéter la jeune femme qui descendit sur les voies. Elle s'immobilisa, l’air perdue. De vives lumières apparurent. La cloche du train sonna brusquement. Pourtant, Clotilde ne bougea pas. Jaillit alors de la pénombre un monstre d’acier qui ne fit que d’une bouchée de l’enfant mal aimé de la famille Vander. Au passage de cet engin, à la lueur d’une vieille lanterne se distingua une bouillie de chair humaine, où à son centre se trouvait une tête.

8 heures 43, l’écho de Clotilde retentit.

Alex marchait en compagnie de sa petite-amie vers un restaurant qu’elles avaient repéré la première fois qu’elles mirent les pieds dans cette gare. Un frisson parcourut son échine.

« Pourquoi les autres sont-ils partis sans nous ? rouspétait sa douce et tendre Angélique.

— Ce sont des possédés, je te l’ai déjà dit.

— Mais enfin ! Ce ne sont pas des fous d’asiles !

— T’énerves pas.

— En tout cas, mangeons. Il nous faut prendre des forces. Cette tempête va forcément finir par se calmer et nous pourrons tous repartir chez nous ! s’exclama la blondinette, un sourire positif aux lèvres.

— J’ai soif. Une petite bière me ferait du bien.

— Arrête de boire, Alex. C’est mauvais pour ta santé.

— Je ne suis pas une alcoolique comme tu le sous-entends, siffla Alex en fronçant les sourcils.

— Je n’ai pas dit ça ! »

Les voilà arrivés devant leur destination. Le restaurant se dressait sinistrement avec sa devanture sale et recouverte de branches. Alex haussa un sourcil. Le premier jour, il ne ressemblait pas à ça, ce fameux restaurant.

« Ce n’est pas une bonne idée, Ange.

— T’as peur, Alex ? se moqua celle-ci en passant la porte.

— Reviens, Ange ! »

Pas un mot. La brune s’avança alors vers l’entrée et jeta un coup d'œil. Quelque chose lui attrapa la cheville droite et tira soudainement. Alex s’effondra violemment par terre. Sa vision s’obscurcit quelques secondes. Puis, elle se releva. La faim l’appelait et l’envoyait sur cette quasi impossible quête ; celle de nourrir son ventre.

« Oh la grosse est parmi nous ! ricanèrent ses anciens amis.

— Ange ! fit Alex, essayant de résister contre le flux d’informations qu’elle avait mis sous scellé pendant des années.

— Je ne sais pas comment j’ai pu aimé un gros sac comme toi ! déclara cette dernière en apparaissant dans son champ de vision.

— Lâche ça ! »

Angélique se goinfrait au comptoir. Elle avalait une substance verte mixée avec des branches et des insectes morts. Ces derniers dégageaient une vilaine odeur. Alex se précipita vers sa petite-amie, s’extirpant de son ancien groupe d’amis, se fichant des moqueries qui pleuvaient. Elle se jeta sur Angélique. Toutefois, celle-ci explosa en nuage de cendre. Des rires faisaient écho au harcèlement qu’elle avait vécu pendant de nombreuses années. Toi, t’as pas besoin de manger, t’es bien assez grosse. La brune lâcha un hurlement de rage. Elle saisit un couteau. Et, comme cette fois-là, des années auparavant, au bord du précipice, Alex enfonça la lame dans sa gorge, réveillant ainsi cette vieille blessure. Les images hantaient son esprit. Les injures continuaient. Le harcèlement s'achevait. Cette fois-ci, personne ne l'empêchait de tuer les vicieuses voix. Puis, pour ne plus entendre ces violences, la brune détruisit chacune de ses oreilles.

« Alex, non ! hurla une voix sourde. »

Sa vision s’éclaircit. Voilà que la silhouette — si fine et dénuée de cicatrices — se précipitait vers sa figure mourante comme un dernier supplice. Une dernière punition.

Angélique observa avec horreur le corps s’affaisser pour ne plus jamais bouger. La blonde se saisit alors de l’arme ensanglantée. Et d’un geste vif, elle se trancha la gorge pour permettre à son âme de suivre sa bien-aimée dans la mort libératrice.

À midi 43, tandis que certains déjeunaient dans l’ignorance totale, les lumières de Alex et Angélique s’éteignirent.

Là-derrière, debout et silencieuse, sa femme était là. Morte dans un accident de la route, arrachée à la vie par un chauffeur alcoolisé. Il n’osait guère se retourner. Il appréciait sa douce présence comme le présage d’une mort imminente. Augustin sût le moment qu’il mit les pieds dans cette drôle de gare. Les gens disparaissaient les uns après les autres ne laissant que huit personnes y compris lui-même dans l’ivresse d’une terrible brume. Quand la tempête allait-elle cesser ?

Là-derrière, debout et silencieuse, sa bien-aimée le suivait. Morte dans ses bras, arrachée à la vie extatique qu’ils vivaient. Il n’osait guère se retourner. Il appréciait sa douce présence comme le présage de sa mort imminente. Il ne fallait guère d’être un tireur d’élite pour voir l’épée de Damoclès. Il n’osait plus retourner là où il avait découvert le corps sans vie d’Antoine ou le cadavre en bouillie de Clotilde ni même là où le couple lesbien était en train de se faire dévorer par des rats. Un frisson le parcourut.

Là-derrière, debout et bruyante, sa femme était là. Il sentait sa lente et sensuelle embrasse, ses forts bras qui révélaient aucune faiblesse, son souffle glacial. L’homme posa son stylo-plume et plongea son regard vers les trois personnes dont les flammes étaient encore vives. Il leur souhaitait de trouver leur empyrée. Il se leva. Et elle le suivit sans un mot. Le monde chantait d’une voix si puissante qu’il ne pouvait pas résister. Pourquoi devait-il surmonter l’appétence de rejoindre sa moitié ?

Là-derrière, debout et bruyante, sa bien-aimée scintillait. Il sentait sa force légendaire l’accueillir délicatement comme si une main coupait une fleur. Ainsi, l’horloge sonna : son cœur explosa, tout comme le vassal qui le contenait.

Seules trois personnes se rendirent compte de ce départ soudain, à 15 heures 43.

Marie-Antoinette détestait son prénom. Ses parents, des monarchistes, n’avaient pas trouvé de meilleure idée pour la nommer. Toutefois, malgré cette boulette immense, Marie-Antoinette aimait énormément ses parents. Sauf quand ils l’envoyaient en pension dans une bourgade isolée d’un pays dont elle ne connaissait absolument rien. Qu’espéraient-ils ?

Depuis son arrivée dans la petite gare — suite à un incident technique, selon le contrôleur du train —, la bourgeoise lisait. Python pour les nuls. Oui, oui, l’adolescente ne souhaitait qu’une chose : exceller dans l’informatique. Enfin, ça, ce n’était pas au goût de ses parents. S’ils savaient combien de livres en information elle avait obtenu avec son argent de poche, ils essayaient par tous les moyens de mettre sous scellés. Au diable les affaires de sa famille ou même les fiançailles avec l’autre bouffon ! Marie-Antoinette préférait se pendre plutôt que de marrier un abruti. Son regard coula vers Vincent, un garçon de son âge, et Violette, la jumelle de ce même garçon. Les deux autres adolescents jetaient des regards nerveux vers elle. Marie-Antoinette soupira et se décida à se joindre aux deux paysans. Vu leur dégaine, elle ne pouvait que déduire leur rang social.

« Vous-là ! s’écria-t-elle, se refusant de prononcer leurs prénoms. Avez-vous la moindre idée pour quitter cette gare ?

— Attendre les secours, répondit Violette.

— N’as-tu rien à dire ? demanda Vincent.

— Comment ça ?

— Tu ne te souviens pas ? murmura Violette, fixant méchamment la bourgeoise.

— Tu nous as tué. »

Marie-Antoinette les regardait sans comprendre. La lectrice abandonna son livre en se levant de la chaise inconfortable. Elle n’avait pourtant tué personne. Elle avait beau détester ces demeurés — ces gens qui souillaient le monde dans lequel elle et ses parents vivaient par le simple fait d’exister — elle n’avait jamais tué quiconque. Quelque chose, toutefois, s’éclaira dans son esprit. Comment pouvaient-ils savoir à propos de Denis et Denise, les chats du paysagiste ? La bourgeoise avait pris le soin de les enterrer dans le jardin en pleine nuit. Ces animaux sales ne pourraient plus jamais mettre leur nez dans ses fleurs ni même les abîmer. Elle ne regrettait nullement de les avoir enterrés vivants.

« Je ne comprends pas. — Oh si, tu le sais très bien. »

Vincent se saisit de ses bras et la bloqua dans une position tandis que Violette s’approchait de Marie-Antoinette avec une seringue. La coupable avait un air de déjà-vu. Avant qu’elle ne puisse crier à l’aide — même si les morts ne pouvaient pas encore se soulever —, Violette l’endormit.

À 17 heures 43, tandis que les jumeaux bordaient le train vers une nouvelle destinée, la riche mourait, étouffée, sous la Gare des Trois Chemins.

À 3 heures 43, l’horloge sonna le glas. Au loin, Vincent et Violette disparaissaient vers l’Elysée. Leurs âmes d’or passant devant des milliers condamnés dans la salle d’attente des Enfers, les jumeaux se présentèrent aux grilles d’un cataclysme.

Et quand, une semaine plus tard, les secours débarquèrent à la Gare des Trois Chemins, c’était déjà trop tard. On ne pouvait que déplorer les corps, ou restes, de huit cadavres. L’affaire fut classée sans suite au bout de quelques mois d’enquête.

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