2024 : Cinq cent soixante-dix hivers

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Écrit dans le cadre d'un challenge littéraire.

Cinq cent soixante-dix hivers.

Dehors, les silhouettes des satyres dansant joyeusement autour d’un feu entretenu par Hestia se touchent les sabots au rythme de la musique. Les nymphes - dryades et naïades - accompagnent leurs compagnons sous le regard du maître de la fête. Parasol planté dans le sable, Dionysos s’y trouve dessous avec un sourire d’ivresse aux lèvres, le regard rivé sur la cité éternelle, de là où descendent peu à peu les Dieux. Frénésie et festivité règnent. Quelques lanternes flottent au-dessus des danseurs et au-dessus du reste de la plage. Une scène a été montée ; les acteurs se préparent, espèrent offrir un merveilleux spectacle. Quelques musiciens, spécialement choisis par Apollon, jouent diverses pièces variant avec aisance les styles.

Ce beau monde anime un bout de terre au milieu de l’océan Pontos, enveloppé dans une puissante brume. Un joyau jalousement gardé par les Dieux. Sa gardienne y habite à l’année bien que sa présence soit partout à travers le monde.

Un chalet domine aisément l’île. Uniquement accompagné d’une immense statue, le symbole d’un passé lointain et pourtant si proche, le lieu offre une touche de magie. En contrebas, sur une colline bien moins imposante, des bâtisses centenaires forment un village. Les structures s’enfoncent dans la forêt, atteignent même le lac de Barbe Noir et des chemins mènent jusqu’au temple d’Arès.

Un navire fantôme navigue inlassablement. Le Sanglier de Sparte est une œuvre mythique connue par tous les passionnés de navires pirates. Constamment animé par des dizaines de décharnés, il apparaît parfois dans le monde entier. Quelques caisses de provision se trouvent sur le pont supérieur non loin de la geôle où quelques mortels roupillent. Des âmes en perdition dont le sort sera décidé par la capitaine du navire.

Au chalet, l’ambiance est différente. Des lumières chaleureuses illuminent la salle de restauration. La maîtresse des lieux profite du calme.

La voilà avachie sur le canapé de velours, savourant une bouteille d’alcool à la main malgré son incapacité à être ivre. Les dryades s’activent pour ajuster les derniers détails avant l’arrivée de son invité. Elle contemple l’année passée à errer telle la Faucheuse à travers les champs de bataille, à soutenir les soldats dans un combat sans fin et parfois sans raison, à servir d’épaule pour les plus malheureux. Des guerres dont son père demande qu’elle porte son attention. Des batailles où souvent les guerriers vivent leurs dernières heures. De longues marches aux côtés de Thanatos et autres divinités de la mort. Elle songe au décès d’un ami, une figure particulière de son temps qui lui a laissé toute une fortune — faute d’avoir une famille. Il a été un écrivain à succès. Ses livres valent encore de l’or et vivront aussi longtemps qu’ils intéresseront. Une pépite rendue silencieuse par une vermine. Elle pense à ces voyages au Japon, aux esprits japonais qui animent ses conversations, aux merveilleuses personnes qu’elle a rencontrées.

La table est dressée pour deux. Une panière de pain réside à sa droite, le dernier cru connu de Dionysos à sa gauche. Le meuble bien choisi pour l’occasion est éclatant. Pour son anniversaire, après moultes discussions, Astal a décidé de le passer sur l’Archipel de Thrace, ou plus précisément sur son île natale.

Le temps où elle a navigué pendant des décennies les mers du monde est loin. Déimos, son frère, déplore que la réputation de son défunt équipage n’a plus d’impact, lui qui s’est régalé de la terreur des gens d’antan.

— Joyeux anniversaire, Astal.

Voilà son père, Arès, Dieu de la Guerre. Étonnement, il a changé de tenue : d’une apparence de motard des temps modernes à celle d’un capitaine pirate du passé.

— Tu as commencé sans moi, gamine, souffle le Dieu de la Guerre, l’air amusé.

— Je prenais l’apéro.

— Ben voyons !

Arès lui adresse un sourire. C’est étrange de le voir sans ses lunettes de soleil. Elle rencontre les yeux rougeoyants de son père et se perd pendant quelques instants dans son domaine. La discussion commence sur des thèmes légers — et ce n’est pas comme s’ils ne se sont pas vus il y a un mois — pendant que l’entrée est servie par les nymphes des bois. La Cuisine d’Hestia, un nouveau restaurant en vogue sur l’archipel, est chargée du repas. La carte a été faite selon ses goûts. Spanakopita : chaussons grecs à la feta et aux épinards. Un délice dont Astal ne se lasse jamais.

— C’est symbolique cette année, tu ne trouves pas ? demande son père.

— Qu’est-ce qui est symbolique ?

— Tu as découvert un nouveau pouvoir qui n’est pas lié à mon domaine.

Elle grimace en se souvenant de ce point précis.

— Maintenant, Triton veut m’entraîner, souffle-t-elle en faisant la moue.

— Encore heureux ! s’exclame-t-il.

Les assiettes sont débarrassées et rapidement remplacées avec le plat. Un boeuf bourguignon. Astal songe à ce nouveau pouvoir. Depuis sa découverte, l’immortelle est devenue la source de gossip de toutes les divinités de l’eau et de leurs cours. Toutes les centaines d’années, à peu près, elle découvre une capacité qui l’éloigne peu à peu de sa condition de sang-mêlé(e) immortelle et la rapproche plus à sa future condition de déesse.

— Je t’ai apporté ton premier cadeau, annonce Arès, l’air fier.

L’année dernière, il lui a offert un manteau fait main — chose peu commune dans un monde bien trop moderne à son goût. Il claque des doigts. Un chiot à trois têtes apparaît dans sa petite boîte. Cela fait longtemps qu’Astal ne s’est pas occupée d’un cerbère.

— Merci, père.

— C’est une femelle. Comment vas-tu l’appeler ?

— Ching. — Ah, comme l’une de tes partenaires, n’est-ce pas ? Celle qui a terrorisé les mers de Chine au début du XIXe siècle, Cheng Sao ou madame Tsching.

— Exactement. C’est en son honneur.

Astal a eu de nombreux partenaires, hommes comme femmes, à travers les années. Heureusement, son statut d’immortalité l’empêche de bénir ces personnages, souvent des figures connues historiquement, d’enfants comme les Dieux laissent à leurs amants mortels quand la combustion de l’amour est si intense.

— Il paraît qu’on t’a demandé de créer une nouvelle île, fait son père après avoir fini son bœuf bourguignon.

— C’est oncle Héphaïstos qui me l’a demandé, il veut y construire une forge.

— Je croyais qu’il y en avait déjà, dit Arès en haussant un sourcil. Il me semble.. C’est sur l’île d’Harmonie.

— Il y a une augmentation d’apprentis pour la forgerie.

— Et rien pour l’armée !

— Un service militaire mixte d’un an va être mis en place, informe promptement Astal.

— Parfait.

L’immortelle est chargée de la protection et de l’administration de l’archipel. Des projets, il en existe beaucoup. Astal se penche et attrape son verre plein de nectar. Elle prend une gorgée et savoure cette somptueuse boisson.

L’Archipel de Thrace est composé de cinq peuples distincts : celui de la Cascade, les Célestins, le peuple de la montagne, celui de la colline et enfin, les Greskiens, tous répartis sur chacune des îles présentes. Administrer autant de monde est un casse-tête. Quelques demi-dieux viennent parfois par curiosité ou simplement envoyés comme messagers par leurs parents. Certains choisissent de devenir un citoyen à part entière de Thrace. D’autres gardent la destination au coin de leur esprit.

— Tiramisu pour le dessert ? Ça ne m’étonne même pas, tu es addicte à ça.

— Je ne sais pas de quoi tu parles, père, dit-elle d’un ton innocent.

— L’innocence ne te sied pas, Astal. Tu as fait une liste pour les entrées et les plats que tu souhaitais avoir, et aucune pour le dessert.

— … Ça fait longtemps que je n'en ai pas mangé.

Arès hausse un sourcil. Sans surprise, il ne la croit pas. Elle rougit en attrapant sa cuillère. L’immortelle ne se justifiera pas plus songeant que cela ne sert à rien.

— Père, j’ai entendu des rumeurs. Enfin, j’ai entendu tout un tas d’histoires de la part de Déimos, de Phobos, même Harmonie s’y est mise. Et Triton aussi. Il paraît que l’Oracle a révélé la Grande Prophétie à une fille de Seigneur Poséidon, un fils de Dame Déméter, une fille de Seigneur Héphaïstos et un satyre.

Le contenu de la Grande Prophétie lui est sybillin.

— C’est la vérité, confirme le Dieu de la Guerre, se demandant sûrement où elle veut en venir.

— Il paraît aussi que les Portes de la Mort sont ouvertes.

Arès soupire en se massant les tempes.

— M’en parle pas. Oncle Hadès n’a pas arrêté de se plaindre durant le conseil depuis qu’elles se sont ouvertes, ronchonne-t-il.

Walking dead de wish arrive dans la vraie vie, quoi.

L’immortelle avale les dernières gorgées de son nectar. Alors que son père est en train de finir son dessert, ses pensées se tournent vers l’avenir. Le monde divin se prépare à la guerre pendant que les mortels continuent de vivre dans l’ignorance la plus totale. Les défunts se baladent, interagissent avec les vivants et provoquent mille-et-une frayeurs pour les personnes qui peuvent voir à travers la Brume. Son père l’appellerait sans doute à se tenir avec les demi-dieux, à les mener dans la bataille vers la victoire. De toute façon, Astal ne veut rien d’autre que la victoire.

Le Dieu de la Guerre se contente d’éclater de rire. Le dessert terminé, la paire père-fille se lève et se dirige vers le hall d’entrée du chalet tout en parlant des morts qui se baladent parmi les mortels sans que ces derniers ne le sachent.

Dehors, la nuit est bien entamée.

La fête bat son plein. Les invités sont enivrés par la musique et les crus présentés par Dionysos. Les festivités prennent une tournure différente quand Astal apparaît. Un joyeux anniversaire est chanté par les casseroles et les chanteurs hors-pair.

Dehors, le monde s’embrase jusqu’au petit matin.

Cinq cent soixante-dix hivers, ça se fête.

F I N

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