2. Mardi
— Le plus dur, voyez-vous, c’est l’indifférence.
Je sursaute et tourne la tête. Un homme me regarde avec insistance, assis sur le même banc. Je le fixe également, la bouche à moitié pleine.
— Oh, je ne parlais pas pour vous ! Si vous ne m’avez pas remarqué, c’est que vous êtes très occupé. Moi aussi j’étais très occupé, avant. Croyez-le ou non, j’étais un beau garçon avec une bonne situation. Ma femme était superbe, ma maison confortable. J’avais même un petit jardin, avec un banc comme celui-ci. J’étais publicitaire.
L’homme lève les yeux vers le ciel, où le Soleil vient de percer les nuages. Des ombres dansent sur son visage assailli de couperose.
— Et puis l’âge d’or est passé. Il ne fallait plus faire de la pub, mais de l’argent. J’étais un créatif has-been, un encombrant. Je n’ai pas su rebondir (l’homme soupire). Qu’arrive-t-il lorsqu’un organisme échoue à s’ajuster ?
— Je suis…
Le sandwich me brûle les doigts.
— Il meurt, voilà. C’est un cliché horriblement authentique : en peu de temps, tellement peu de temps, on se retrouve démuni, privé de tout ce qui nous constitue ; au creux de la vague, nous ne devenons rien de plus qu’une enveloppe errante dans le maelström de la vie. C’est cruellement poétique, non ?
— Je suis…
— Vous êtes et je vous envie. Merci de m’avoir écouté.
L’homme se lève et s’en va, le gravier crissant sous ses pas.
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