2. Aux Lèvres de la mort

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Posée sur une colline, l'immuable cité de Starnnarg étendait ses bras le long des flancs rocailleux. Ses trois hautes tours centrales se distinguaient à des lieues à la ronde. Leurs sommets étaient construits en pierre d'ombre. Un minerai maintenant introuvable qui, la nuit venue, brillait d'une lumière douce et chaleureuse, attirant les voyageurs fourbus ou égarés dans les nombreuses auberges de la ville.

Starnnarg surplombait l'immense Forêt des Larmes qui s'éployait jusqu'aux monumentales montagnes du Nord. Elle était plus ancienne que les premiers écrits des hommes. Son inextricable et vénérable végétation formait un rempart presque infranchissable à toutes intentions belliqueuses.

Tous les trois ans, des sanglots s'élevaient vers la cime des arbres. La sylve séculaire semblait déverser sa tristesse et sa mélancolie dans les vents. Une sève aux vertus curatives exceptionnelles coulait abondamment le long des troncs ancestraux. Cette période était celle des récolteurs. Ils parcouraient la lisière du bois pour recueillir le précieux liquide qui se revendrait à prix d'or sur les marchés. Les sinistres légendes qui se racontaient depuis des millénaires les obligeaient à rester aux abords de la forêt. Seuls quelques aventuriers téméraires venaient chercher fortune et renommée parmi les nombreuses ruines et tombeaux centenaires. Peu en revenaient et ceux qui réapparaissaient n'y retournaient jamais.

Des cheveux roux hirsutes surgirent du feuillage épais, Dwenn Carsa s'immobilisa un instant et ses yeux couleur émeraude observèrent les alentours. Son regard dur et mélancolique témoignait d'un passé douloureux qui empiétait encore sur sa vie quotidienne. Depuis des années la jeune femme vivait dans ce labyrinthe d’écorces, un choix qui l'avait sauvé, en partie, de ses démons.

Depuis l'aube, elle arpentait les mousses humides. La lumière peinait à pénétrer l'ombrage des feuillus et les flocons se laissaient piéger en hauteur. Quelques branches ployaient sous le poids de la neige, laissant de ci de là des petits monticules blancs. Le froid, prédateur, mordait avec gourmandise toutes chaleurs qui osaient le braver.

Quelques années furent nécessaires à Dwenn pour apprivoiser le climat rude de cette forêt. A présent, elle ne sentait plus l'air algide qui tenta de nombreuses fois de l'emporter dans un sommeil éternel. Dans chaque pierre, sous chaque feuille, la vie était foisonnante. Il fallait accepter cette profusion et trouver sa place.

La jeune femme s'arrêta et observa. Elle cherchait beaucoup plus que son chemin. Elle cherchait un mythe. L'arbre unique. Finvar. Celui qui dispensait sa sève guérisseuse, continuellement, sans jamais faiblir.

Dwenn, les genoux enfoncés dans l'humus, se souvint du jour où elle découvrit ce trésor.

Elle traquait un cerf depuis plusieurs heures, quand l'animal, apeuré, trouvait refuge sous de gigantesques branches. En pénétrant sous la frondaison, Dwenn, les yeux écarquillés, oubliait sa proie qui profitait de l'inattention de sa prédatrice, pour s'enfuir au plus profond des bois. L'endroit dégageait une magie bienveillante. Les verts étaient si intenses qu'elle pensa, un bref instant, être dans un beau rêve. Une lumière douce et chaude semblait irradier des feuilles. Même le froid n'osait s'aventurer sous ses branches, il restait à la lisière tel un prédateur.

Des larmes émeraude coulaient, lentement, au rythme lancinant des sanglots de l'écorce ancestrale. Elles s'infiltraient dans la terre depuis des millénaires. La jeune femme resta longtemps sous les branches apaisantes. Elle n'oublia jamais cet instant de plénitude.

Dwenn se redressa. La musique lancinante des sempiternels sanglots de Finvar glissait dans son esprit. Elle ne tarda pas à retrouver le vénérable arbre. Elle s’approcha à pas feutrés, respectueuse de l'endroit sacré.

Dwenn s’agenouilla, sortit une petite fiole et récupéra la précieuse sève. Le lieu était propice à l'introspection, mais le temps de la contemplation n'était pas venu. Le crépuscule pointait ses longs doigts obscurs et elle était attendue.

Elle pressa le pas. Certaines choses sombres sortaient à la nuit tombée surtout dans cette partie de la forêt. Des horreurs attirées par la pureté qu'elles se plaisaient à souiller. Elles se nourrissaient de la déliquescence de l'innocence.

Elle se hâta et parvint, après quelques heures, sans mauvaises rencontres, dans la petite clairière où elle vivait depuis des années.

Dwenn habitait dans une cabane pas loin d'un ruisselet sinueux. Elle aimait la musique de l'eau et restait parfois de longs moments, les yeux clos, à écouter. Un des rares instants où les fantômes de son passé ne venaient pas la hanter.

Elle ouvrit la porte de sa maison révélant une seule pièce avec, au centre, une petite cheminée qui lui servait de cuisine l'hiver. Le feu était presque éteint, quelques braises rougissaient, attisées par le vent frais qui venait de s'engouffrer par l'entrée.

Au fond de la pièce, un lit, avec un corps. Dwenn s'approcha de la forme allongée et s'agenouilla. Loup était étendu sur le ventre, les lacérations de son dos s'étaient infectées. Le drap posé sur lui était tâché de sang.

Elle plaça sa main sur son front. La fièvre était toujours présente.

Il respirait difficilement mais il était vivant.

Elle souleva les draps, les blessures étaient boursouflées et purulentes, elle n'était pas sûre que la sève puisse l'aider à ce stade. Dwenn appliqua délicatement l'onguent sur les plaies. Il fallait le faire pénétrer dans la chair pour qu'il soit efficace. Deux jours qu'il était dans cet état, depuis qu'elle l'avait sorti des griffes des tueurs. Elle n’avait vu que des ombres qui s'étaient évanouies dans la nuit glacée après avoir incendiée l'auberge. De la taverne de l'Ours endormi, il ne restait que des cendres, les flammes intenses avait consumé le cadavre de Yian. Dwenn essuya quelques larmes. Un homme bon s'en était allé. Et un autre était à l'orée de la mort. La jeune femme avait mis une journée pour le ramener jusque ici et presque autant pour ramener la précieuse sève de Finvar.

Dwenn prit la main gauche de Loup et y posa un long baiser.

Elle s'assit sur son lit près du feu, ajouta quelques rondins et le brasier reprit de plus belle, inondant la maison d'une chaleur réconfortante. Dwenn aimait vivre ainsi dans la solitude. Elle avait fui la civilisation essayant d'enfouir les horreurs de ses souvenirs sous la mousse des arbres, comme on cache la poussière sous les tapis. Parfois sa mémoire la laissait en paix, d'autres fois elle devait lui faire face. Comme en ce moment où les cris de son esprit résonnaient dans son corps meurtri. Dans un passé qu’elle aurait voulu plus lointain, elle fut du côté sombre. Une mercenaire avide et sans pitié mais elle fut trahie, capturée et torturée. Les stigmates physiques n'étaient rien comparés à ses séquelles psychologiques. De prédatrice, elle était devenue victime. Pour le première fois elle se sentit faible et plus rien ne fut pareil. Le contact avec un être humain lui était insupportable à l'exception d'un seul. Celui allongé sur son lit entre la vie et la mort. Celui qui l'avait sauvé.

La fatigue l'emporta rapidement et, comme souvent, son sommeil fut un tourbillon de cauchemars.

Dwenn s'éveilla en sursaut. Le feu crépitait encore.

— Mauvais rêve?

Elle tressaillit, Loup était assis près d’elle. Elle sourit et soupira.

— Mes rêves sont souvent mauvais.

— Je sais. Les miens aussi.

Dwen se redressa et toucha le front de son ami. La fièvre était tombée.

— Comment te sens tu?

— Mieux grâce à toi. Merci.

— Je te le devais.

— Arrêtes ça Dwenn tu ne me dois rien. Tu le sais bien.

— Je te dois la vie et bien plus encore. Parfois je ressens encore la douleur. Elle me brûle la peau.

Le regard de la jeune femme s'était perdue dans les flammes de l'âtre brûlant.

Loup se leva alors en gémissant.

— Hé! Tu vas où là?

Dwenn jaillit de son lit pour soutenir son ami qui vacillait.

— Je pars. J'ai déjà perdu trop de temps.

— Qu'y a t-il de si important pour que tu ne prennes pas le temps de te reposer?

— Tu le sais. Mon père, ma mère.

Dwenn secoua la tête de dépit.

— Tuer ce fantôme ne ramènera ni ton père, ni ta mère, ni Yian.

Loup s'agaça et repoussa la jeune femme qui le soutenait.

— Je ne suis pas idiot Dwenn. Je sais tout ça. Il prit une grande inspiration. Alzebal ne mérite pas de vivre et le supprimer empêchera beaucoup d'autres morts et...

Il s'interrompit et posa sa main sur la joue de Dwenn.

— Je ne veux pas que tu subisses le même sort.

— Qui viendrais me trouver ici au fin fond d'une forêt maudite?

Loup regarda Dwenn. Un sourire se dessina sur son visage.

— Reste quelques jours. Promis je ferai la cuisine.

Loup se mordit la lèvre inférieure.

— Je reste mais tiens-toi loin des fourneaux.

Dwenn se mit à rire, une éternité que cela ne lui était pas arrivée.

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