9. Cyryul
Le crépuscule s’apprêtait à grignoter le jour, et la fraicheur de la nuit adoucirait bientôt la fournaise du désert des Maelstroms qui s'éployait sur les Terres Brûlées. Les très anciens, après quelques pintes de bières, éructaient quelques phrases sur un maléfique Dieu enflammé. A une époque lointaine où les hommes n'étaient même pas une idée, ce géant de feu arpentait les grandes étendues du sud. Chacun de ses pas incendiait la terre fertile. A sa mort, terrassé par une autre divinité peu encline à la chaleur, ses cendres formèrent le sable des Terres brûlées.
Les légendes de Milsden importait peu à cet aigle affamé qui s’élançait des falaises d'Auxane dans la tiédeur des vents de fin de journée. La faim le taraudait depuis plusieurs jours. L'animal profita d’une langue de chaleur pour planer quelques instants au dessus du mortel désert. Ses redoutables tourbillons de sable engloutissaient régulièrement les malchanceux voyageurs et les caravanes commerciales qui le traversaient.
Plus loin, à l'est, une grande cité blanche rayonnait au soleil. Des volutes de fumées noires, soutenues par les vents brûlants, fuyaient la ville. Au centre du labyrinthe tortueux d'artères encombrées, un imposant globe lactescent finissait une grande tour d'où provenait une litanie entêtante chantée par les adeptes d'Auxane, la divinité protectrice des Terres Brûlées. Le brouhaha des ruelles commerçantes achevait de transformer Cyryul en un haut-lieu de cacophonie. La ville qui ne dormait jamais.
Les odeurs d'épices et de viandes faisandées portées par les brises attirèrent le rapace vers la ville. Rapidement il repéra des rats qui déambulaient dans les rues, la promesse d'un bon festin. Les ailes repliées, l'aigle piqua vers une petite venelle proche du grand marché. Ce fut son dernier vol. L'infortuné volatile ignorait qu'un dôme invisible protégeait la cité depuis des centaines d'années. Tout intrus par les airs était grillé avant d'atteindre le sol. Quand les dragonnides régnaient sur le désert des Terres brulées, cette magie avait sauvé Cyryul des flammes maintes et maintes fois. Elle était devenue inutile depuis leur disparition.
Un vagabond évita de peu l'oiseau qui s'écrasa sur les pavés sablonneux. Une aubaine pour l'affamé. D'un geste vif, il ramassa le volatile encore fumant de son passage à travers la barrière et se mit à courir, son repas sous le bras. Quelques enjambées plus loin, il percuta un obstacle inattendu.
Une douleur vive l'étreignit.
Un mur! Songea-t-il.
Ce fut sa dernière pensée. Il était mort avant de percuter le sol, un trou béant dans la poitrine. L'aigle roula dans la poussière. Aussitôt un chien famélique s'enfuit avec la dépouille.
— Saleté de raclure! Rugit une voix presque féminine.
Des muscles saillants sous une armure de cuir poussiéreuse, une chevelure brune tressée, un visage anguleux, des yeux bleus intense et une main fraîchement ensanglantée. Une rencontre avec Lodith Mithis, fléau des Terres Brûlées, était souvent fatale.
— Ca pullule ces temps-ci ces putains de rats!
Elle se mit à rire et donna un coup de botte dans le corps inerte du vagabond au cœur écrasé. Elle essuya le sang coulant sur sa main sans aucune once de dégoût sur le visage.
— Ta réputation de finesse n'est pas usurpé! Ricana Grys sortant de l'ombre de la géante suivi de près par deux hommes, aussi larges que grands, aux visages tatoués.
Poussiéreux de plusieurs heures de marche dans le désert, Grys était fourbu. Son arrivée, en un seul morceau, après son voyage instantané dans le portail de Trieste, était très attendue. Le comité d'accueil était présent. Son employeur avait envoyé sa tueuse préférée, Lodith. Ce qui laissait facilement imaginer son état de colère.
— Grys tu es un flatteur mais tes trucs de séducteur ne marcheront pas avec mon patron.
— Je sais. Il prit un air contrit.
— Il n'est pas très satisfait.
— Je sais.
— J'espère que tu as une bonne excuse.
— Pas d'excuse mais une explication.
Elle lui donna une grande tape dans le dos. Le mercenaire tituba. Elle ricana bruyamment.
— J'aime les hommes de petite taille comme toi!
— Tous les hommes sont petits pour toi Lodith.
Elle s'esclaffa de nouveau.
— Et tu as de l’humour! Faudra qu'on aille boire une pinte mon Grys. Enfin si je ne reçois pas ordre de te tuer! La géante lui fit un clin d'oeil.
A la pensée d’un tête à tête avec la géante, le mercenaire se demanda si la mort ne serait pas préférable. Il enjamba le cadavre et baissant les yeux, observa le visage de l'inconnu figé dans une expression d'incompréhension. Ses yeux étaient encore ouverts. Son regard le troubla, l'impression d'une présence qui l'observait derrière les pupilles inertes. Il cligna des yeux plusieurs fois et continua sa route.
La dépouille de l'homme resta ainsi pendant de longues heures, la foule vaquait à ses occupations, indifférente. La brigade mortuaire et son grand chariot passerait avant la nuit ramasser les cadavres. La vie continuait, placide, face à l'ombre de la mort embusquée au coin de chaque venelle et de chaque ruelle de la ville. Un jour comme un autre dans la cité brûlante.
L'infortuné s'appelait Thozen Caril et n'avait pas toujours été un errant. Sa femme, Acilla, et son fils l'attendaient depuis plusieurs heures dans la cahute délabrée qui leur servait d'abri. Un étrange pressentiment s'installa dans l'esprit d'Acilla. Elle ne reverrait pas Thozen. Une larme glissa sur son visage mais n'eut pas le temps de s'échapper. La chaleur, impitoyable, la tua, ne laissant qu'une légère trace salée sur sa joue. Elle regarda son dernier enfant, Nald, et lui sourit. Le sourire d'une mère sans espoir qui tentait, dans le monde qui s'effritait autour d'eux, de rassurer son fils.
Comment en sommes nous arrivés là?
Aussitôt, ses filles surgirent alors comme une vague brûlante dans ses pensées.
Neda sa petite, si douce, si paisible, les maudits Trioms l'avaient emporté. Chaque jour, la douleur de sa mort étreignait son coeur. Le temps n'enfouissait pas la douleur. Le vide de son absence ne se comblerait pas sans doute jamais. Une blessure éternelle.
Son ainée Selenn sombra dans un abîme de désespoir entraînant sa famille dans sa chute. Acilla leva les yeux vers la grande Tour Blanche qui luisait au soleil.
Maudite tour!
Elle serra les dents, gardant prisonnière sa colère derrière ses lèvres sèches.
Selenn avait vendu tous les biens de la famille pour devenir une adepte d'Auxane. Malgré tous les efforts de ses parents, jamais ils ne l'avaient revu, aveuglée par la doctrine empoisonnée de cette religion.
Ils furent bannis de la société. Ils devinrent des errants, la lie de Cyryul. Elle avait tellement haï sa fille. Avec les années cette rage s'était assoupie pourtant malgré tout l'amour qu'elle ressentait encore pour son enfant, la rancoeur était tapie au plus profond de son être.
Elle serra Nald en pensant à ses filles disparues sans voir l'ombre grandir derrière elle.
Et ce jour où son mari expirait son dernier souffle dans la poussière de Cyryul, Selenn aurait du fêter ses vingt ans.
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