22. Le silence de l'hiver
Avec les premières lueurs du jour surgit le froid, tel une vague implacable, glissant sur les pentes humides et abruptes du Mont Noir. Les quelques arbres centenaires impassibles, enracinés pour l'éternité, tremblèrent à peine. Le ciel se figea et la pluie devint neige inhumant le paysage sous un linceul blanc. L'hiver, pourfendeur de l'automne, étendait son silence sur le royaume de Milsden.
Au sommet, trois silhouettes, têtes baissées, se recueillaient devant une tombe recouverte de terre noire. Un vent, glacial, sifflait de temps à autre et brisait le silence funèbre. Une nimbe lugubre semblait s'être formée autour d'eux.
Depuis l'enfance, Loup sentait ce spectre de mort danser au-dessus de sa famille. Comme une malédiction. Parfois assoupie mais jamais profondément endormie. Embusquée. Tapie. Invisible et tangible à la fois. Il fallait que cela cesse.
Sa décision était prise, il allait partir.
Loup prit la main de son fils. Arcis leva les yeux vers lui. Loup hocha la tête. L'enfant sut à cet instant que son père allait le laisser. Il baissa les yeux et porta la main paternelle vers son visage comme pour sentir une dernière fois la douce rudesse de son père.
Personne ne prit la parole. Les mots n'avaient aucune raison d'être à cet instant. Ils ne restèrent pas longtemps. Les flocons formaient maintenant un mur blanc vaporeux. La brise du début de l'hiver s'était endormie et seul le craquement de leurs pas dans la neige épaisse trahissait leur présence.
Bientôt ils furent au chaud dans la demeure d'Ereim. Sans un mot, le vieil homme prépara des boissons chaudes pour tout le monde. Installés devant le feu crépitant, ils dégustèrent leur breuvage. Ereim finit par briser le silence pesant.
- Que va tu faire?
- Je pars demain matin, avant les premières lueurs.
Loup se tourna vers Arcis.
- Tu vas rester avec ton arrière grand-père, fils, comme c'était prévu.
Arcis approuva de la tête sans grande conviction. Il connaissait son père et savait qu'il était inutile de discuter sa décision mais il détestait cette idée. Le jeune garçon aurait tellement voulu l'accompagner. Il n'avait plus que lui.
Ereim posa sa main sur l'épaule de Loup.
- Je te promets de veiller sur lui.
- Ne le prends pas mal grand-père mais en fait je n'ai pas d'autres choix. Je n'ai que toi. Mes amis se comptent sur les doigts d'une main et sont soit trop loin soit trop mort, dit-il sans le regarder.
- Il sera en sécurité ici. Ne t'inquiète pas.
- Je suis inquiet. Je serai toujours inquiet.
Loup posa sa tasse et se leva.
- Je vais commencer à préparer mon paquetage.
- Prends tout ce dont tu as besoin ici.
Loup fit un signe de la tête en guise d'acquiescement.
La journée passa vite. Et le soir venu, leur dernier repas ensemble fut encore silencieux.
L'heure du coucher et le moment des adieux arrivèrent pour Arcis et son père.
Le jeune garçon regarda Loup les yeux embués de larmes et lui tourna le dos. Il se dirigea vers son lit.
- Arcis. S'il te plait je ne veux pas qu'on se quitte comme ça.
Le petit garçon engouffra ses jambes dans les draps rêches et y disparut, seuls ses cheveux étaient visibles une fois la couverture rabattue.
- Je comprends ta colère mais je ne peux pas éviter ce combat cette fois. Je ne veux pas d'une vie de fuite pour toi.
Le père caressa la tête de son enfant.
- Je te promets que je reviendrais. Sois sage avec Ereim mais surtout ne fais pas tout ce qu'il te dit. Suis ton instinct.
Loup posa un long baiser sur les cheveux de son fils.
- Je t'aime.
Il quitta la pièce, lentement, espérant que son fils le retienne mais il n'en fut rien. L'enfant ne se retourna pas. Les yeux humides, il fixa le mur. Il était en colère. Son coeur battait vite et il ne s'endormit pas tout de suite. Il écouta la musique des voix qui chuchotaient près de sa chambre et finit par sombrer dans un profond sommeil.
- Il m'en veut et je le comprends, murmura Loup.
- Tu n'es pas obligé de partir, rétorqua Ereim, toujours assis dans le canapé. Sa boisson chaude avait fait place à un verre d'alcool.
- Et je vais faire quoi? Rester ici? Elever mon fils dans la peur. J'ai eu tort de laisser ma vengeance de côté. Ca a coûté la vie de ma femme et de ma petite fille.
Il s'assit sur un des accoudoirs du divan.
- Fiston je ne veux pas te donner de leçons sur la vie. La mienne est loin d'être un exemple. Mais pose toi la question, il y a vingt ans, si tu n'avais pas abandonné ta vendetta. Que serais tu aujourd'hui?
- Je ne sais pas grand-père. j'y pense depuis la mort de Dwenn et Tylly. Tout ce qui me vient en tête c'est que si je m'étais vengé, ma famille n'aurait peut-être pas existé mais au moins elle n'aurait pas souffert.
- C'est toute la difficulté des choix. J'ai choisi de garder en vie ma femme. Mais si j'avais abrégé ses souffrances, aurais-je survécu au chagrin d'avoir tué celle que j'aimais? Sincèrement je ne pense pas et tu n'aurais trouvé que de la poussière dans cette maison.
Rien n'énervait plus Loup que ces stupides leçons sur la vie. Son père était pareil. Il lui répondit froidement.
- Tu n'as plus à poser cette question, je l'ai fait pour toi. C'est plus facile de laisser les autres faire le sale boulot!
Ereim vociféra.
- Tu n'es qu'un imbécile égoïste. Crois-tu que la voir dans cet état a été facile. Jour et nuit j'ai cherché un remède. Je me suis épuisé à m'occuper d'elle. Je l'aimais, alors oui peut-être que j'aurais du mettre un terme à ses douleurs mais je ne regrette rien et je sais qu'elle ne m'en veut pas.
Le vieil homme prit une gorgée de son breuvage , essuya ses larmes de la main puis reprit en prenant une inspiration.
- Pour tout te dire, contrairement à ta grand-mère qui t'adorait, je ne t'ai jamais apprécié. Tu es trop arrogant. Trop taciturne. Mais je t'ai toujours respecté. Et d'autant plus après ce qui vient de se passer. Tu as délivré ta grand-mère, et jusqu'à mon dernier souffle je te serais redevable d'avoir fait ce dont moi je n'ai pas eu le courage. Mais tu restes un homme dangereux. Cette rancoeur et cette haine ne s'éteindront qu'à ta mort. Combien doivent encore mourir pour te satisfaire? La vengeance n'attire que la vengeance. Si tu meurs Arcis voudra se venger et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps!
Le vieil homme sursauta quand Loup se leva brusquement
- Arrêtons là Ereïm. Je n'ai pas besoin qu'on me dise ce que je suis ou ce que je ne suis pas. Garde tes leçons pour toi. Tu n'as jamais été là. Tu n'as d'un grand-père que le nom. Je vais me coucher. Seras tu là à mon départ?
Le vieillard inclina la tête.
- Je serais là. Bonne nuit.
Loup partit se coucher d'un pas rapide.
Ereim souffla expulsant à l'extérieur son bouillonnement intérieur. Il regarda ses mains abîmées par les ans. Elles tremblaient.
***
Le sommeil de Loup fut agité. Le spectre de la mort s'était glissé dans son lit et le tourmentait. Quand il se réveilla, la nuit était profonde. D'un geste habituel il étendit un bras pour enlaçer Dwenn mais ne trouva que la cruelle réalité et le vide de son absence. Il se leva lentement avec cette sensation d'avoir vieilli de plusieurs années et prit son sac préparé la veille. Dans la grande pièce, Ereim, déjà levé, s'affairait aux fourneaux. Une odeur de café lui chatouilla les narines.
- Tu as une tête à faire peur, annonça Ereim en le regardant.
- La nuit a été mauvaise.
- Le contraire aurait été étonnant.
Loup approuva de la tête et prit la tasse fumante que son grand-père lui tendait.
- Veux tu quelque chose à manger.
- Non, merci, je mangerai en route. Je ne veux pas perdre de temps.
- Je t'ai préparé un sac de provisions pour plusieurs jours.
Les deux hommes se regardèrent un instant, fugace, mais suffisant pour exprimer tout ce qui ne se dirait pas.
- Je vais voir Arcis.
Loup entra dans la chambre de l'enfant. Il respirait fort, il était allongé sur le flanc, recroquevillé sur lui même ses bras autour de lui comme s'il avait essayé d'enlacer quelqu'un.
Le père embrassa son fils sur le front, puis il le regarda.
Une larme s'éclipsa.
La seule que Loup ne put retenir. Elle parcourut son visage, épousant son contour et s'arrêta un instant sur son menton, avant de plonger vers le plancher pour y mourir. Il ferma les yeux quelques secondes et quitta la pièce sans se retourner.
- Occupe toi bien de lui. Il est ce que j'ai de plus précieux, dit-il à Ereim.
Le vieil homme hocha la tête et tous deux grimpèrent les quelques marches menant au vestibule.
Ereim ouvrit la porte d'entrée. Le froid en profita pour s'engouffrer dans la maison et sous la tunique du vieillard qui frissonna.
- J'ai dégagé la porte tout à l'heure avant ton lever.
- Merci.
- Bon voyage et prends garde à toi mon petit fils.
Loup tendit la main mais pas son grand-père. Le vieil homme l'enlaça maladroitement mais avec toute la tendresse restée piégée depuis trop d'années dans le gouffre de sa fierté. Le petit-fils ne se déroba pas et profita de cette chaleur bienveillante pour réchauffer son coeur flétri.
- A bientôt, murmura le vieillard, les yeux rougis.
- A bientôt grand père.
Loup sortit de sa poche un morceau de papier froissé.
- Si je ne reviens pas de mon voyage.
- Tu reviendras.
Loup sourit et poussa un soupir.
- Je l'espère de toute mon âme mais mes espérances sont aussi fragiles que mes promesses.
Il lui tendit sa lettre.
— Prends la s'il te plait. C'est pour Arcis.
Ereim s'empara du morceau de papier et la rangea dans sa poche de manteau.
Loup posa brièvement sa main sur l'épaule de son grand-père, il inclina la tête, se retourna et la nuit l'engloutit.
Le vieil homme resta plusieurs minutes à scruter l'obscurité, espérant au fond de lui, que son petit fils changerait d'avis mais seuls quelques flocons percèrent la noirceur opaque des ténèbres. Ereïm se résigna à fermer la porte tandis qu'un rideau de neige tombait sur la nuit sans parvenir à l'écraser.
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